Entretiens
Entrevue avec Gaston Raymond

 

Les premières années de Gaston RAYMOND, après sa naissance à Montréal, sont vécues  surtout à St-Jean-sur-Richelieu, petite ville industrielle de la Montérégie. Il entre en 1952  dans la province dominicaine du Canada où il termine sa formation initiale en 1960. Rattaché peu après au département de philosophie du Collège dominicain  de philosophie et de théologie, il découvre, approfondit et initie ses étudiants à la pensée philosophique de Bernard Lonergan sj. Depuis 1977 il  est  en service à l'Institut de pastorale, autre section du Collège dominicain, situé à Montréal où il  il poursuit la réflexion et la formation. dont les axes principaux sont *L'intervention pastorale, ses défis, ses fondements et composantes; *L'expérience religieuse ou spirituelle, que l'activité pastorale fait surgir et nourrit, chez l'adulte et qui est le foyer des ministères ecclésiaux;    *La pédagogie de la foi ou catéchèse par l'appropriation des symboles majeurs de la tradition chrétienne tant dans l'enfance que dans les étapes de la vie adulte; *L' herméneutique ou théologie systématique de certaines « convictions » ou « dogmes » chrétiens :  mystère humain et présence de Dieu, la réponse chrétienne à la souffrance, Jésus, vision actuelle et foi de toujours, l'immortalité, une question contemporaine. Il a participé  à  divers comités de l'A.E.Q. (Assemblée des évêques du Québec)  intéressés à  l'éducation de la foi des jeunes et des adultes  et a été Régent des études de la province dominicaine du Canada.

 

Pouvez-vous parler un peu de votre découverte d'Insight et de Lonergan? Pourquoi cet ouvrage vous a-t-il paru si important?

Je cherche d'abord le moment de mon premier contact. La mémoire que j'en ai : comme je le faisais parfois pour me reposer, je passais en revue quelques rangées dans une section de la Bibliothèque de ce qui est devenu le Collège dominicain de philosophie et de théologie, à Ottawa. Je me souviens très bien d'avoir pris ce livre, d'un auteur totalement inconnu pour moi. Le titre Insight avait à l'époque une résonance psychologique sinon thérapeutique. En le feuilletant,  j'ai été fasciné par la nouveauté suggérée par les titres de chapitre et aussi par son rapport avec le thomisme historique qu'on m'avait enseigné auparavant.  Je me suis dit : « Ça me semble fort intéressant, il faut qu'un jour je lise ça. »  L'ouvrage me semblait partir de et en même temps aller plus loin que ce que j'avais reçu.

Il ne m'est pas venu à l'idée de le lire à ce moment-là. Je ne suis pas certain mais il me semble que j'étais sur le point de quitter le Studium dominicain d'Ottawa ou bien c'était à l'occasion d'un court passage ultérieur à Ottawa.  J'incline par déduction pour la première hypothèse, ce qui donne comme date  les premiers mois de 1959. Je ne sais qui était le bibliothécaire qui avait retenu ce livre, mais il a depuis toute ma reconnaissance. D'autant plus que j'ai vérifié plus d'une fois que les ouvrages majeurs et vraiment neufs reçoivent peu de recensions. Ayant entendu de Lonergan qu'il n'avait eu que trois recensions, dont deux valables et une inintelligente, quelques années plus tard j'ai cherché ces recensions - les deux bonnes étaient de L.Geiger o.p. et J. de Finance s.j. Ayant connu personnellement le p. Geiger et ayant apprécié sa compétence, cela m'a aidé à poursuivre dans l'isolement ce qui m'est apparu comme une bonne piste.

 

Vous avez enseigné Insight pendant combien de temps?

J'ai commencé à enseigner au Département de philosophie du Collège dominicain, qui se trouvait alors à Montréal au Couvent St-Albert en janvier 1962. Il n'y avait alors comme étudiants que des jeunes dominicains arrivant du noviciat et qui commençaient leur formation académique par deux ou trois années de philosophie. C'était la continuation du schéma usuel dans les collèges dits classiques dont les deux dernières années  se nommaient philosophie mais comportaient plus de sciences que de philosophie. J'en suis venu à penser qu'au sortir du noviciat et juste après le premier engagement dans l'Ordre, il aurait été mieux de commencer par une première année de théologie pour prendre un premier contact réfléchi  avec la tradition chrétienne dans quelques monuments importants, Évangiles, saint Augustin,  l'expression liturgique et sacramentelle, l'expérience spirituelle et religieuse, l'éthique. Mais les choses sont encore comme elles étaient en 1962!

Les professeurs du département, 6 ou 7, enseignaient des matières selon un cycle de deux années, ce qui avait l'inconvénient de ne pas permettre d'approfondir immédiatement le cours donné.

J'eus donc comme premier cours celui de « théologie naturelle » en janvier 1962, puis l'année suivante (1962-63) le cours de logique, puis en 1963-64, de nouveau mais plus développé celui de théologie naturelle, en 1964-65 de nouveau le cours de logique, où j'ai utilisé explicitement Insight pour décrire les opérations intellectuelles connexes aux expressions logiques, termes, concepts, signification, jugement,  puis  en 1965-1966, je fus chargé du cours de métaphysique où le volume Insight était dans les mains des étudiants. J'alternai ces deux matières, logique et métaphysique jusqu'en 1978 où je suis passé à la troisième branche ou département du Collège, l'Institut de pastorale. J'ai donc commencé mon enseignement au moment du concile Vatican II.

C'est à partir de mon enseignement de la logique que je fus amené à Insight. Je n'avais pas grand souvenir du cours de logique reçu en 1953-54. Sur quoi devait porter ce cours ? L'art du raisonnement?  Mais cela me semblait insuffisant.  La logique mathématique, très en vogue à l'époque? Ça n'avait pas de place au niveau d'une initiation. Deux choses se sont combinées alors. La métaphysique traditionnelle en thomisme prenait appui sur l'analogie et ses différentes formes au point que cela jouait le rôle de chemin vers ou méthode. Par ailleurs les étudiants dominicains se préparaient à une mission pastorale et non à devenir professeurs de philosophie. Je me demandais donc qu'est-ce qui pouvait leur être le plus utile.

 

Vous avez enseigné à une époque Insight et La République de Platon dans le même cours. Pourquoi cette jonction?

En donnant le cours de logique, je me suis aperçu que la logique débordait l'argumentation, pensons à la poétique, à la rhétorique, chez Aristote. Il y avait là une réflexion sur le langage et la communication qu'il me semblait devoir poursuivre. J'ai lu alors un ouvrage qui m'a marqué, R.M. McInerny, The Logic of Analogy. An interpretation of St Thomas, et quelques articles pertinents. J'en ai compris que l'analogie chez Thomas d'Aquin était une question d'usage des termes, une question de langage, et non le fondement de la métaphysique ou sa méthode. La logique qui retenait surtout l'analogie se présentait alors comme introduction à la métaphysique et elle ne pouvait donc plus jouer ce rôle. Mais qui donc parlait d'« approche méthodique ».....?  D'où  le besoin, surtout à l'époque de Vatican II, de chercher une autre approche plus radicale et pas seulement une autre doctrine philosophique comme on commençait à le faire.  C'est alors qu'ayant lu - je ne dis pas tout compris - Insight de Lonergan, je commençai à l'utiliser dans le cours de logique, que je concevais comme introduction à la métaphysique et à la théologie critique. C'est également dans ce cours de logique que je m'intéressai à la signification et au rôle de la métaphore, i.e. aux questions sur la portée ou la validité du langage religieux, (Turbayne C., The Myth of the Metaphor,1970, et C.S. Lewis, penseur logique et créatif) et au passage du langage mythique de la tradition orale au langage réflexif de la tradition écrite que détectait Erick Havelock dans Preface to Plato. Cela  au moment où Marshall McLuhan  intuitionnait l'impact des média - « The medium is the message », et qu'analysait W. Ong s.j. - Pierre de la Ramée,  etc.  C'est ainsi que j'ai combiné l'étude de La République,  l'attention à l'expression, et la recherche d'une approche méthodique pour une réflexion philosophique et métaphysique. Je note ici que ces réflexions provoquées par une recherche élargie de la logique vont me permettre  de reconnaître  l'apport de plusieurs sur le langage religieux, de John A.T. Robinson, à John Shea et Claude Lagarde,  et que j'utiliserai dans mon enseignement à l'Institut de pastorale.

En évitant toute comparaison on se rappellera que M. Heidegger a commencé sa réflexion par  la logique scolastique, ce que d'aucuns lui ont reproché, alors que d'autres ne partagent pas son diagnostic  de « fin de la métaphysique ».

Un atout que je trouvais dans Insight et fort utile pour des débutants, moi inclus, est qu'à la différence du parcours habituel qui demande de connaître la tradition philosophique  pour comprendre  un auteur qui au fond la présuppose pour la discuter, avec Lonergan le foyer se trouve dans l'expérience accessible au sujet de son propre fonctionnement. Je disais aux étudiants qu'en philosophie, on peut creuser un puits de mine profond et que rendu à ce niveau on peut comprendre le dialogue avec les grands auteurs. Mais qu'à glisser de l'un à l'autre on en reste au dilettantisme et à l'académisme.

 

Vous avez mentionné dans votre cours que vous découvriez de nouvelles choses dans cette oeuvre à chaque lecture. Mais comment avez-vous pu la comprendre sans guide alors que la plupart des lecteurs d'Insight ont besoin d'accompagnement?

Commençons par la seconde question.

Ne pas avoir de guides, ni de collègues intéressés, quoique personne ne me fit opposition,  fut en effet difficile. Non seulement à cause de l'isolement  mais surtout parce que c'était une aventure que je devais faire courir à des étudiants dont j'étais responsable. D'autant plus  que ma formation antérieure en philosophie au Studium dominicain n'avait occupé que deux années assurées à l'époque par trois jeunes et nouveaux professeurs et deux plus aguerris mais dont l'un, chargé de l'histoire de la philosophie, dût se retirer pour quelques années pour cause de maladie. De sorte qu'il ne me restait pas grand'chose de ma formation philosophique.  Je ne pouvais m'appuyer que sur mon flair initial qui se renforçait à mesure que  je défrichais Insight.

En fait ce à quoi j'ai été fidèle a été l'intuition que la problématique traditionnelle de la pensée catholique ne fonctionnait plus et qu'il fallait reconstruire son modèle. Le milieu dominicain d'alors avait été éveillé à l'histoire par M.D. Chenu au cours des années trente et trouvait les réponses aux questions présentes en se libérant du catholicisme du XIXème par une plongée dans le Moyen Âge et Thomas d'Aquin.  Mais, même bien faite, cette approche historique  du thomisme, et tout autant  de la Bible, laissait ouvertes trop de questions portées confusément. Après coup,  ce que Lonergan m'apportait, est bien exprimé par Raymond Bourgault s.j., le seul penseur francophone  intéressé à Lonergan qui m'est connu, quand il le remercie de nous « avoir aidés à sortir du Moyen Âge et à entrer de plein pied dans le monde moderne ». C'est ce passage ou changement de problématique que j'avais à négocier autrement que par  le recul craintif vers le Moyen Âge ou l'abandon naïf à la modernité, qui fut une traduction répandue de l'aggiornamento. Avec Bourgault, j'estime que « si un plus grand nombre de théologiens et de pasteurs avaient été formés à cette école  austère et exigeante, il eût été possible à la Catholica  d'affronter avec de meilleures armes l'actuelle crise de la modernité finissante. » (Bourgault, Raymond, Ma question c'était l'histoire, dir. Pierre Robert, Bellarmin, 1994 p. 313, 315.) La prédiction faite par Lonergan dans son article Dimensions of Meaning (1965) m'a éclairé à travers les années chaotiques qui ont suivi: « La culture classique ne peut être larguée sans être remplacée [...] Inévitablement , une droite solide se formera, destinée à vivre dans un monde qui n'existe plus. Inévitablement  se formera une gauche éparpillée, captivée tantôt par un développement nouveau, tantôt par un autre, explorant tour à tour des possibilités nouvelles. Mais ce qui comptera, ce sera le centre, peut-être faible par le nombre, mais assez vaste pour être à l'aise tant avec l'ancien qu'avec le nouveau, assez appliqué pour résoudre une à une les transitions à faire, assez fort pour refuser les demi-mesures et pour exiger des solutions complètes même si elles tardent à venir. » (Lonergan B., Pour une méthodologie philosophique. Essais philosophiques choisis. (dir. P. Lambert) Bellarmin, 1992, p. 193-194).  J'apprécie la suite de ce diagnostic  apportée par une autre formule de Lonergan rencontrée récemment : « Je ne comprends pas la tradition comme étant étouffante ou limitante. La tradition est le sédiment de la croissance de la connaissance sur Dieu. Ce n'est en aucun cas une contrainte. Le conflit de la droite et de la gauche,  ce sont de  bien gros mots dans notre civilisation. Pour moi la droite c'est la recherche de la vérité fondée sur l'anxiété, et la gauche c'est  la recherche de la vérité fondée sur la colère et le ressentiment. » (The Lonergan Web Site Sean McEvenue-Interview par C. Jamieson).  C'est une bonne description du catholicisme qu'il faut endurer maintenant. La flèche du centre est plutôt mince.

Comme Lonergan n'est pas un auteur qu'on doit  tenir hors de soi, cela  voulait dire qu'il me renvoie à ma propre appropriation de moi-même. Il ne s'agit pas de le commenter pour autrui mais de vérifier en soi. Ajoutons que cette appropriation n'est pas absente quand on fait l'effort de comprendre des démarches autres ou d'autres ouvrages. Travaillant d'autres champs ou auteurs je ne suis pas en dehors de la dynamique humaine devenue plus familière grâce à Lonergan,  mais  elle m'accompagne dans la découverte et la vérification que je puis faire de John Macmurray, de Wilfrid Cantwell Smith, de Peter Berger ou Mary Douglas, la conscientisation de Paolo Freire ou la clarification des valeurs de L. Raths &  S. Simon, de la  Dynamics of Religion de Bruce Reed, de la catéchèse biblique symbolique de Claude et Jacqueline Lagarde.

 

Le P. Crowe souhaite que l'on fasse l'historique de 1a diffusion de l'oeuvre de Lonergan au Québec et au Canada français. Y a-t-i1 d'autres éléments importants, à part votre enseignement chez les Dominicains de Montréal et d'Ottawa?

Il y en eut peut-être mais je n'en connais pas sauf Raymond Bourgault s.j. que je n'ai rencontré que dans les dernières années de sa vie en fréquentant un groupe biblique qu'il animait.

 

Quelle a été l'influence de la pensée de Lonergan dans votre itinéraire intellectuel?

La fréquentation de la pensée de Lonergan a donné comme du poids ou un « focus » à mon travail d'enseignement de la philosophie. Le terme philosophie prenait différentes couleurs à cette époque. C'aurait pu être la philosophie comme lieu d'émergence d'un savoir nouveau comme la « philosophie botanique » de Linnée, ou la « chemical philosophy » du chimiste Dalton. Cette façon de la comprendre se poursuit me semble-t-il, plus en relation avec les sciences humaines ou culturelles.

La philosophie est pensée aussi souvent comme « histoire des philosophes reconnus comme tels ». C'est un laboratoire intéressant mais qui plafonne souvent en informations diverses.

Elle était comprise dans mon milieu comme l'étude de Thomas d'Aquin. On avait compris la désignation de Thomas d'Aquin comme « maître », comme le sommet dernier que tout préparait et dont on ne pouvait ensuite que décliner.  Mais le maître c'est celui qu'on écoute d'abord pour ensuite le dépasser quelque peu. Il n'y avait pas d'articulation avec la pensée qui se continuait depuis et surtout avec la pensée contemporaine.

Lonergan parce que profond oblige à renoncer à devenir une vedette. Ce n'est pas une pensée qui attire les curieux de la dernière nouveauté.   Lonergan n'a jamais été de ceux-là parce qu'il est trop radical, au sens d'aller aux racines. La passion du réel ou de la vérité, c'est la même chose, demande une modestie constante. C'est quelque chose de ce genre que J. Copleston s.j., auteur d'une histoire de la philosophie, devait signifier par sa formule « Truth is dull ». Le scandale ou la provocation fait plus souvent la manchette.

Je ne suis pas un « spécialiste » de Lonergan. Il est fort utile que des thèses ou ouvrages éclairent un point ou l'autre de sa pensée. Le plus important reste ce que chacun réussira à faire dans son domaine avec la transformation ou l'éveil vécu en le fréquentant. Sa principale influence me semble être d'avoir permis à ceux qui le prirent au sérieux de traverser la période post-Vatican II  avec une confiance intellectuelle et sans tomber dans les modes, confiance intellectuelle pour des « catholiques » humiliés par la pensée et la société contemporaine, ce qui est vrai généralement en Occident mais avec une acuité particulière au Québec. La « révolution tranquille » préparée et souhaitée de façon assez unanime a  pris de plus en plus l'Église comme repoussoir et « causa universalis » de tous ses problèmes. On peut même parler d'une fierté intellectuelle  que donnait une pensée ouverte à tout et mesurant tout et qu'il nous revenait de mettre en œuvre en notre propre nom.

 

Faites-vous encore appel à Lonergan dans votre enseignement à l'Institut de pastorale ou dans d'autres activités?

Entrer à l'Institut de pastorale en 1977, à 45 ans, c'était me placer dans une situation de débutant, même si je m'étais toujours intéressé à la réflexion théologique et pastorale,  parce que j'avais toujours  gardé en vue les finalités de la formation dominicaine et l'avenir des jeunes dominicains qui étaient nos étudiants. Je me permets de rappeler que j'ai été de la première génération  qui a fréquenté l'Institut de pastorale  en 1959-60 au couvent de Québec, année où les fondateurs de cet Institut effectuaient un premier rodage avant de s'implanter officiellement à Montréal l'année suivante. Avec peu de moyens nous avons réussi à vivre une prise de conscience de la dimension pastorale. C'était donc avant même le Concile Vatican II.

Quand je suis arrivé comme professeur à l'I.P. donc en 1977, l'accent était mis sur  une formation andragogique ou d'adultes, avec  l'apport de disciplines s'occupant des relations personnelles, du travail auprès de groupes, de liturgie et de Bible. Une question s'est peu à peu imposée à moi : qu'est-ce au juste que nous voulons faire ici ? J'étais sensible à la préoccupation pour les gens réels - donc j'acceptais le recours à ces approches psychologiques, organisationnelles, mais ces éléments présupposaient toujours une foi acquise et s'exprimant dans des figures traditionnelles. Comme d'ailleurs l'enseignement historique de la Bible et autres sujets théologiques.  La pastorale était prise comme un ensemble de moyens au service d'une religion reçue. Il m'est arrivé d'affirmer sans nuance que « la pastorale ce n'est pas n'importe quoi, avec de la bonne volonté ». 

C'est de là que je me suis mis à l'œuvre dans un chantier nouveau. En le regardant après vingt ans, je me rends compte que j'ai exploré les champs suivants :

- Qu'est-ce que l'« agir pastoral »?

 Le service pastoral est le plus souvent vécu comme une pratique d'activités diverses, liturgiques, relationnelles, de gestion et d'éducation. Quand a augmenté le nombre devenu majoritaire des agents pastoraux laïcs, le spectre s'est encore réduit.  Il est devenu de plus en plus important à mesure de l'érosion du christianisme reçu de bien cerner la « mission » de l'intervenant pastoral et de développer son articulation à la diversité des activités.

- Comment se communique la « tradition » chrétienne ?

La fréquentation de Lonergan m'a confirmé dans le refus de valoriser uniquement la « connaissance scientifique » et m'a appris à apprécier le rôle de l'intelligence aux prises avec la « marche » du monde. Si les réflexions théologiques sont nécessaires, le rôle pastoral ne consiste pas à proposer une vulgarisation de la théologie savante, d'ailleurs éclatée en multiples facettes. Après Vatican II s'est produite une inversion où le théologien est devenu la figure centrale de la communication de la foi au lieu du missionnaire et du pasteur. La théologie n'est pas l'unique expression de la foi et le service pastoral n'est pas subordonné ou simple exécutant de la théologie. Quand l'expérience religieuse est remise au centre ou au foyer, alors la responsabilité pastorale doit réassumer ses fonctions fondamentales : l'expérience vécue, l'expérience racontée, l'expérience célébrée.

Une philosophie sérieuse se penche sur la pratique éducative. La théologie a à chercher la cohérence pédagogique qui convient à ce qu'elle propose. La question de la communication ou de l'éducation à la foi m'était posée par les adultes fréquentant l'I.P et se demandant ce qui les attendait au terme de leur passage. Ce seraient les porteurs principaux de cette éducation. J'ai donc cherché à les équiper pour cette tâche en collaboration avec des collègues sensibles à ce besoin. Cela m'a conduit à examiner la pédagogie par  la conscientisation de Paolo Freire et quelques autres dont la réflexion et la pratique initiées par Claude et Jacqueline Lagarde et connues sous le nom de catéchèse biblique symbolique. Ceci n'est pas un procédé ou une technique mais l'effort pour redécouvrir une pédagogie proprement religieuse, c'est-à-dire capable de négocier la rencontre avec la tradition chrétienne et son appropriation par une intelligence humaine aux différents âges de la vie. J'ai trouvé une consonance entre Lonergan qui nous renvoie au sujet s'appropriant lui-même dans la construction  de son monde et les Lagarde repérant par l'observation la construction d'une conscience religieuse par l'accès successif et nécessaire à  une suite de « niveaux de parole » qui deviennent comme la méthode à mettre en œuvre dans toute approche catéchétique.  Aujourd'hui avec quelques-uns qui ont pris le risque de se plonger dans cet univers catéchétique qui les remettait au centre de leur quête spirituelle non seulement en intention mais en démarches praticables,  je peux constater  les premiers fruits d'une éducation véritable à une authenticité croyante. Comme Lonergan  indiquait au théologien de viser la recherche d'authenticité, les Lagarde ont misé sur le même objectif. Quand la transmission par osmose ne fonctionne plus, il faut contacter dans le sujet sa capacité d'authenticité structurée par les préceptes transcendantaux en jeu aussi dans la rencontre des récits d'une tradition religieuse.

Dans mon enseignement aujourd'hui  je vise à ce que se rencontrent,  dans une recherche réflexive et dans l'invention concrète,  des approches narratives nord-américaines - dont l'œuvre de John Shea est un bel exemple - et  l'effort des Lagarde qui en beaucoup de points les recoupe et  qui, à mon avis, leur apporte une clé fondamentale avec sa théorie des « niveaux de parole » et sa traduction en une méthodologie dont, au moment où disparaissent les appuis courants dans l'éducation à la foi, nous sommes quelques-uns à dire : « ça marche ». 

- Placer l'expérience religieuse/spirituelle au foyer de la théologie et surtout du service pastoral.

La spiritualité n'intervenait guère en théologie. Ce pouvait être et c'était une attention person-nelle mais extérieure à la recherche exégétique, systématique, etc. Quand vous remettez au centre le changement d'horizon ou conversion religieuse, on doit s'attendre à ce que la spiritualité prenne une place plus importance. Or ce que les fidèles attendent des responsables pastoraux c'est un art de vivre leur vie, un accompagnement dans leur quête spirituelle menée au quotidien. En remettant  au centre l'expérience religieuse du théologien et de sa communauté, Lonergan change la problématique aussi du service pastoral en redonnant toute son ampleur à son kérygme tiré de Romains 5,5 :  « car l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné ». Cette transformation  a été bien exprimée par S. Moore : « Je comprends pour la première fois la nature massive du déplacement par Lonergan  de la perspective classique [...] à celle du sujet converti  et achevé religieusement. Cela déplace  la spiritualité  de ce coin (pour moi une très curieuse place) appelé théologie mystique ou ascétique ou spirituelle) à  la position fondatrice. » (S. Moore, préface à Gregson V., Lonergan's Spirituality and the Meeting of Religions. University of America Press, 1985, p. xi.)

Je ne veux pas m'attribuer ce qui était dans l'air, mais j'ai insisté et encouragé le développement d'une réflexion organique sur l'expérience spirituelle comme composante majeure d'une formation pastorale comme d'une vie chrétienne. On peut trouver un écho de cette conviction tant dans le programme de l'Institut de pastorale  que dans le rapport sur l'avenir des communautés chrétiennes au Québec demandé à l'Institut de pastorale par l'Assemblée des Évêques du Québec : Risquer l'avenir, Fides 1992.

Si je reviens à la question posée, je ne cite pas  souvent Lonergan dans mon enseignement courant mais je discerne son influence  dans le traitement que je donne aux sujets que je traite et à ceux que je suggère que l'on aborde.

 

Quelle est votre appréciation actuelle de la pensée de Lonergan, de sa place, de son rôle possible ou souhaitable dans le paysage culturel, intellectuel ou social?

La problématique du passage  du classique à la modernité ou conscience historique qui fut celle de Lonergan et celle de ma génération a été très utile et elle doit y être encore  dans les milieux catholiques très structurés ou encadrés. Cependant j'estime que même l'après-Vatican II est terminé, ce qui ne veut pas dire réussi.  Ces grands chantiers  sont remplacés par de nouveaux et en un sens plus radicaux.  Dont le premier  est l'évangélisation dans une post-chrétienté caractérisée pour une part par la conviction qu'elle connaît ce qu'est la foi chrétienne et n'en veut pas, et pour le reste par un analphabétisme religieux. Ce qui ne signifie pas une sécularisation telle qu'elle a été prédite naguère. L'Église ici en tout cas et presque partout ailleurs en Occident me semble aux prises avec le dilemme du christianisme nominal (dire croire sans appartenir)  versus le fondamentalisme.

Je suis porté à penser que ceux qui ont réussi  le passage du « classique » à la conscience historique de la modernité, sont mieux préparés à pouvoir  percevoir, comprendre un peu et quelquefois entrer dans  le monde en train d'émerger.  Il faut alors ressembler au scribe de l'Évangile , « tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux. » Matthieu 13 52.

 

Auriez-vous des recommendations à faire à une personne intéressée à connaître Lonergan?

Deux situations à distinguer: celle de l'étudiant qui peut  étudier Lonergan  directement, et celle de qui en ayant d'autres occupations voudrait le connaître.

La première peut permettre une fréquentation assidue en comparaison avec d'autres éléments philosophiques, matières ou histoire de la philosophie. À moins que Lonergan fasse partie du curriculum suivi, ce qui est peu probable,  l'étudiant pourra commencer par lire quelques-uns des articles présentés dans les ouvrages qui les colligent. Il s'agit d'abord de découvrir Lonergan et d'entrevoir que c'est sérieux et original, traditionnel et moderne. Ensuite il faudra faire le tour des œuvres majeures. Je ne sais pas ce qu'on peut comprendre de Method in Theology si on n'a pas fréquenté Insight.   L'avantage de la situation étudiante sera aussi de tenter quelques comparaisons avec d'autres penseurs.

La seconde situation est peut être plus facile. Quelqu'un fait autre chose, une activité scientifique ou pratique et alors il peut reprendre la réflexion sur ce qu'il fait et en dégager la structure intentionnelle ou plutôt sa propre expérience de  son travail d'observation, questionnement, explication et vérification.  Peut-il vérifier que sa démarche met en œuvre la dynamique humaine telle que Lonergan nous invite à la reconnaître? Et quels aspects sont mis en valeur  dans son propre travail?

 

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