Entretiens
Entrevue avec Gordon Rixon, s.j.

 

Doyen de Regis College à Toronto
à l’époque de cet entretien,
Gordon Rixon, s.j. s’intéresse particulièrement
aux configurations du connaître chez Lonergan.
Entre ses engagements sociaux et
son enseignement théologique,
il prépare un ouvrage sur Ignace de Loyola
et Bernard Lonergan.

 

Vous avez fait des études aux États-Unis mais vous êtes né au Canada?

Je suis né à Toronto. Ma famille s’est installée à Montréal quand j’avais 11 ans. J’ai fréquenté pendant deux ans une école élémentaire dans le West Island.

J’ai fait mes études secondaires à Loyola et ensuite je me suis inscrit au CEGEP John Abbott où j’ai pris la filière des sciences pure et appliquées.

Vous êtes entré chez les Jésuites…

En 1976…

Vous avez connu Bernard Lonergan à l’époque?

Non. Je n’étais qu’un jeune jésuite en formation. Mais j’ai assisté à ses funérailles en 1984.

Vous avez poursuivi vos études chez les Jésuites.

J’ai fait un B.A. en philosophie et en théories statistiques.

Puis il y a eu la Régence.

Vous avez enseigné?

Non. J’ai fait la Régence à Guelph, dans une communauté thérapeutique, auprès de gens qui sortaient de prison et d’handicapés mentaux.

Cet engagement dans des œuvres communautaires est une constante chez vous.

Oui. Je suis directeur exécutif du Camp Ekon, qui offre un programme pour les jeunes. Je célèbre la messe chaque mois pour des jeunes de la rue. Je suis engagé aussi dans l’accompagnement des mourants et la défense de la justice.

Reprenons le fil de vos études.

J’ai étudié la philosophie et les mathématiques à l’université Gonzaga, à Spokane, Washington, j’ai fait un « Master of Divinity » et une licence en théologie à Regis College de Toronto, et un doctorat en théologie à Boston College.

Vous enseignez à Regis College depuis 1995 et êtes devenu le doyen de cette institution en 2005.

Mon mandat s’achève en fait. Je prendrai une année sabbatique l’an prochain …

J’ai appris une chose au sujet du rôle d’un gestionnaire ou d’un directeur. Il faut chercher, non pas à contrôler, mais à rendre le succès plus probable.

Il s’agit là d’une illustration pratique de la probabilité émergente.

Où avez-vous été initié à la pensée de Lonergan?

À Gonzaga, en philosophie, j’avais Bill Ryan comme professeur. Il avait exploré les rapports entre Lonergan et la phénoménologie.

Je n’ai pas beaucoup exploré Lonergan durant mes études à Regis College. Mais j’ai vraiment approfondi sa pensée à Boston College.

Vous l’enseignez?

À Toronto, avec Bob Doran, j’ai pu introduire Lonergan dans la préparation des jeunes étudiants…

Maintenant Toronto est un lieu très vivant sur le plan de la pensée en général, et en ce qui concerne l’intégration de Lonergan

Qu’est-ce qui vous intéresse chez Lonergan?

Les configurations du connaître (patterns of cognition). Et l’utilisation de ces configurations en relation avec la foi religieuse.

Par exemple, saint Augustin, en développant son anthropologie, a pu exprimer notre relation avec le Créateur.

Je m’intéresse, en étudiant Insight, au développement d’une anthropologie sociale, puis d’une anthropologie sociale théologique.

Au Moyen Âge, vous aviez le Trivium : la rhétorique, la grammaire et la dialectique. Cela représente trois configurations du connaître. Les jeunes étaient formés dans trois configurations.

Dans les monastères, on pratiquait une rhétorique spirituelle.

La question pour nous est la suivante : comment soulever des questions ultimes dans la culture d’aujourd’hui, qui s’est développée par des configurations du connaître?

Comment traduire? Les mots ont changé de sens. Prenez le mot « argent ». Jadis, l’argent était une substitution du troc. Aujourd’hui, l’argent est un instrument de règlement multilatéral des transactions.

Il faut penser dans un nouveau contexte pour répondre aux exigences de notre époque. C’est urgent.

Vous avez participé récemment à un projet multidisciplinaire assez original.

Oui. Un comité du Musée des beaux-arts de l’Ontario préparait une nouvelle exposition itinérante sur le paysage mystique du 19e siècle.

Ils ont donc réuni des historiens de l’art, des psychologues jungiens, des théologiens, des scientifiques, pour aborder une centaine d’œuvres illustrant plusieurs thèmes.

Au début, chacun parlait du point de vue privilégié de sa discipline.

Avec le temps, chacun a appris à mieux respecter les autres disciplines et nous avons pu bénéficier de différents éclairages sur cette exposition.

Dans votre conférence de ce matin1 vous avez mentionné saint Augustin, et la transformation de l’anticipation en espérance.

Oui. Ces perspectives sont exprimées dans les trois derniers chapitres des Confessions, dans une réflexion sur le temps et l’éternité.

L’une des grandes notions de Lonergan est celle de la probabilité d’émergence. Une notion très puissante de fait.

Vous avez fait un parallèle dans votre conférence entre Thérèse d’Avila et Ignace de Loyola, en faisant une distinction entre le désir (Thérèse d’Avila) et la motivation (Ignace de Loyola)

Ce sont là deux parcours, deux langages spirituels, incarnés par deux mystiques espagnols du 16e siècle.

Thérèse met l’accent sur la dilatation du cœur en union avec Dieu. Elle parle d’une faim, d’une faim croissante d’union avec Dieu

Ignace, lui, parle d’une consolation sans cause.

Chez Thérèse s’exprime l’expérience du vide. D’un vide de plus en plus accentué.

Alors que chez Ignace, il est question d’une plénitude (sans objet) qui déborde dans l’action. D’une générosité qui se répand dans une vie active.

Bien sûr, il ne faut pas trop opposer ces deux personnages. Thérèse était une femme d’action et Ignace, un mystique lui aussi.

Ignace accentue le rôle de la volonté, non?

Il s’agit plutôt d’une transformation de la volonté.

Il s’agit, comme le dit Lonergan, du passage du non-vouloir au vouloir.

Vous avez employé deux expressions latines fort intéressantes dans votre conférence en rapport avec notre propos.

Oui. Il s’agit de la complacentia boni et de l’intentio boni.

Le p. Crowe a produit un très bon article à ce sujet2.

L’intentio boni, la volonté comme tendance, comme visée de la fin, est animée par l’amour du bien. La volonté est représentée comme désir, appétit.

La complacentia boni, est plus de l’ordre de la dilection, de l’union… ce sont deux aspects de l’amour.

Il est intéressant que vous preniez comme exemples Ignace de Loyola et Thérèse d’Avila, tous deux très actifs et mystiques à la fois. La spiritualité jésuite est à découvrir… par exemple, le pape François… certains pourraient dire que c’est un Jésuite marginal, plutôt franciscain…

Non, en fait. La spiritualité ignacienne a intégré la spiritualité franciscaine.

À propos du pape, un journaliste Toronto m’a demandé au moment de son élection : « Que pensez-vous que pape doit faire pendant les cent premiers jours de son pontificat pour conserver sa popularité? »

Je ne pense pas que le pape va se préoccuper de popularité. Il va plutôt nous rappeler que notre responsabilité est de devenir artisans d’une nouvelle humanité.

Le pape nous demande de répondre aux besoins du monde par un jugement de valeur global qui est la réponse du Christ au monde.

Nous devons répondre aux besoins du monde en nous fondant sur une contemplation profonde de la personne du Christ.

Peter Bisson a consacré sa thèse de doctorat à l’idée d’une réponse du Christ au monde et à ses besoins.

Cette réponse est fondée sur notre humanité dans le mouvement de l’Esprit et dans le jugement de valeur global et la disposition envers la bonté de la création que nous trouvons dans le Seigneur incarné.

Dans cette solidarité nous pouvons répondre au monde et nous soucier des pauvres.

Vous avez écrit beaucoup d’articles et donné plusieurs conférences sur la pensée de Lonergan. Vous préparez un livre, n’est-ce pas?

Oui, pour l’an prochain. Le manuscrit porte le titre « Transforming Mysticism: Reintroducing Ignatius of Loyola and Bernard Lonergan. »

Je cherche à élaborer une réflexion approfondie sur le développement et la mise en relations réciproques des configurations du connaître qui explore l’intégration de la contemplation et de l’action.

J’espère appuyer cette réflexion sur l’analyse d’exemples très concrets tirés des domaines de la spiritualité, de la psychologie, de l’esthétique, de l’analyse sociale et de la défense des droits de la personne. L’exploration des relations entre la conscience méditative (mindfulness meditation), la thérapie cognitive, la complacentia boni and intentio boni serait un exemple particulier de mon propos.

En ce qui a trait à la notion de configuration, j’utilise un outil analytique qui fait appel à des algorithmes computationnels avancés pour déterminer les évolutions dans les œuvres numérisées d’auteurs tels que Newman et Lonergan.

Vous faites partie de la fiducie qui a le mandat de gérer le patrimoine littéraire de Bernard Lonergan.

Nous nous occupons des demandes de renseignements, de la gestion de la succession, des traductions, des projets de numérisation, et ainsi de suite.


1 Conférence (« Contending Love, Mysticism, Aesthetic Appreciation and Advocacy for Justice»), donnée le 19 octobre 2013 à l’Institut Thomas More.

2 Frederick E. Crowe, Complacency and Concern in the Thought of St. Thomas, dans Three Thomist Studies, supplément du Lonergan Workshop, vol. 16.

 

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