Entretiens
Entrevue avec Francisco Quijano

 

Francisco QUIJANO a enseigné la philosophie et la théologie dans différentes institutions du Mexique. Il a été prieur provincial des Dominicains du Mexique. Il a traduit Insight de Bernard Lonergan. Sa traduction a été publiée à Salamanque, en Espagne, en 1999. Après un séjour de six ans, à Rome, comme assistant du Maître de l'Ordre dominicain, il s'est vu offrir une bourse d'études à Boston College, où il séjourne actuellement. Il se prépare à aller enseigner à l'Institut Pedro de Cordoba, au Chili.

(L’entrevue a été réalisée en avril 2002)

 

 

Pouvez-vous nous parler de votre premier contact avec l'œuvre de Lonergan?

Après être entré chez les Dominicains, au Mexique, j'ai fait des études de philosophie, puis je suis venu à Ottawa pour les études de théologie.

J'avais des questions philosophiques … sur la connaissance, sur l'intellect agent chez saint Thomas d'Aquin et Aristote, le nous poieticos. J'ai parlé de ces questions-là avec Gaston Raymond, qui était professeur de philosophie au Collège dominicain de théologie et de philosophie d'Ottawa.

Il m'a dit : il faut que tu lises Lonergan. J'ai donc lu à Ottawa, vers la fin de mes études en théologie, les articles sur le Verbum (La notion de verbe dans les écrits de saint Thomas d'Aquin). J'ai trouvé là des réponses à mes questions sur la connaissance chez saint Thomas. Qu'est-ce que l'intelligence? Comment l'intelligence fonctionne-t-elle? Qu'est-ce que c'est que l'intellect agent? L'intellect possible? Toutes ces questions thomistes et aristotéliciennes sur la façon dont nous connaissons.

J'ai trouvé de la lumière là. Je me suis dit : il faut continuer.

La deuxième chose que j'ai lue de Lonergan, c'était Insight. À la fin de mes études.

Tout seul, sans guide?

J'ai étudié Lonergan sans guide. Absolument. J'ai toujours lu Lonergan comme un interprète très ouvert qui m'a aidé à comprendre saint Thomas, et comprendre saint Thomas dans un sens très large, pas enfermé dans des concepts, dans des paroles, dans des mots, mais à comprendre sa façon de penser.

J'ai lu Insight je crois en 1970.

Après votre retour au Mexique?

Après votre retour, vous êtes devenu professeur de théologie?

Non. J'ai été assigné à la paroisse universitaire. Le Centro Universitario Cultural. J'ai travaillé là en pastorale universitaire.

Mais en même temps je faisais un cours au Grand Séminaire de Mexico. Un cours sur la connaissance. Le cours de critique de la connaissance que les séminaristes doivent prendre.

Deux ans plus tard, j'ai été assigné au couvent d'études des Dominicains, à Mexico, et là j'ai commencé à enseigner la critique de la connaissance, dans notre centre d'études, et aussi à l'Universidad Iberoamericana des Jésuites, à Mexico, où j'ai dirigé un séminaire de maîtrise sur Insight.

J'ai aussi fait des cours en théologie fondamentale, en philosophie politique, en philosophie sociale, pendant trente ans, à différents moments. Mais l'aspect de la philosophie dans lequel j'ai travaillé de façon permanente, c'est la connaissance.

Est-ce que quelqu'un connaissait déjà Lonergan au Mexique? Les Jésuites peut-être …

Non. Peut-être un ou deux. Je crois, sans vouloir me vanter, que j'ai apporté Lonergan au Mexique.

À l'université des Jésuites, au début des années 1970, j'ai enseigné en fait Insight. De 1972 à 1976, 1977.  Ce fut une nouveauté dans une faculté de tradition thomiste. Depuis ce temps-là, un certain nombre de professeurs s'y sont intéressés. En fait, il y a un petit groupe de professeurs, dont le directeur du département de philosophie, qui connaissent Lonergan et s'en servent pour leur enseignement. Quelques-uns maintiennent un contact régulier avec le Centre Lonergan de Boston. Au scolasticat des Jésuites, certains connaissaient bien Lonergan.

Connaissiez-vous Method in Theology à ce moment-là?

Oui. J'ai lu ce livre à Mexico. Quand j'ai enseigné la théologie fondamentale, j'ai inclus la méthode de Lonergan.

Ce qui m'a frappé dans ce livre, ce n'est pas les fonctions constituantes de la théologie, mais la question de l'expérience religieuse et l'interprétation que Lonergan présente du traité sur la grâce.

Dans quel sens?

De la même façon qu'Insight m'a permis de conserver la philosophie traditionnelle, mais dans un sens plus ouvert. C'était en crise dans les années 1960, la scolastique et tout ça.

Si je n'ai pas rejeté saint Thomas et Aristote, c'est à cause de Lonergan. Il m'a permis de les récupérer.

Et pour le traité de la grâce, c'est la même chose. Toute cette question de savoir si la grâce est un habitus entitatif, ou bien autre chose, et ainsi de suite, ça m'a permis de relire saint Thomas dans un sens plus ouvert.

J'ai dû abandonner cet enseignement en 1977, parce que j'ai été élu supérieur provincial des Dominicains du Mexique.

Pendant que j'ai été là, on a organisé un programme de B.A. en théologie pour des laïcs et un enseignement ouvert à distance. Et on a utilisé un peu Lonergan pour organiser ce programme.

Il y avait d'autres personnes que vous qui travaillaient à partir de Lonergan?

Le directeur du département de théologie des Jésuites, puis un laïc qui est décédé maintenant. Nous trois avons élaboré ce programme.

Est-ce qu'il y a d'autres Dominicains mexicains qui connaissent Lonergan?

Oui. Nous avons un très bon philosophe, le fr. Mauricio Beuchot … Il connaît Lonergan mais il n'est pas lonerganien. Et puis j'ai enseigné Lonergan chez les étudiants dominicains. Mais aucun d'eux ne s'y est intéressé.

Donc vous avez été provincial pendant quatre ans?

Oui, ensuite je suis retourné aux études. J'étais maître des étudiants. J'ai enseigné la théologie fondamentale. J'utilisais Lonergan et d'autres auteurs aussi.

Mais j'ai toujours enseigné la connaissance. Toujours. Pendant tout le temps.

Alors j'ai commencé à travailler à la traduction d'Insight à la fin des années 1980. Très lentement. Et en faisant beaucoup d'autres choses. Et sans l'intention de publier ma traduction.

Mais après ça, ces amis de l'université Iberoamericana, Francisco Galan, Andres Ancona, et deux Jésuites, m'ont dit : Pourquoi tu ne travailles pas ça sérieusement? J'ai commencé à y travailler plus sérieusement en 1990. J'ai terminé en 1996. Ça a été publié en 1999.

Cet ami-là, Francisco Galan, l'actuel directeur du département de philosophie, a toujours travaillé pour les Jésuites. C'est un laïc. Il travaillait l'aspect métaphysique dans Insight.

Il a pris des arrangements pour que ce fût une édition à la fois appuyée par l'Universidad Iberoamericana et une bonne maison d'édition, Sigueme, de Salamanque, en Espagne. Ils ont  publié aussi Gadamer, Lévinas, entre autres. C'est une édition conjointe entre Sigueme et l'Universidad Iberoamericana.

Il fallait recourir à une maison d'édition reconnue pour la distribution, le marketing, tout ça.

Vous dites que l'édition est épuisée, qu'il y a deux mille exemplaires vendus?

Il paraît, C'est ce que j'ai entendu. En quatre ans. Pour un livre de ce type, c'est bien.

Savez-vous s'il y a des gens qui s'intéressent à Lonergan en Espagne?

Je ne sais pas. Mais il y en a en Amérique latine. Il y en a en Colombie. Il y en a au Brésil. Il y en a en Argentine. Au Mexique. À Puerto Rico …

Je pense que c'est au Mexique et en Colombie qu'il y a le plus d'intérêt.

Y a-t-il un centre Lonergan à Mexico?

Non, mais il y a un groupe qui travaille à en créer un.

Toute l'œuvre de Lonergan est déjà traduite en espagnol par un Jésuite, Armando Bravo. Sa traduction de Topics in Education a déjà été publiée par l'Universidad Iberoamericana. Mais le reste n'est pas publié, que je sache..

Donc, pour revenir à votre itinéraire personnel, vous êtes retourné à l'enseignement après votre provincialat.

Oui. Et j'ai toujours fait autre chose à part l'enseignement. Avant d'aller à Rome, j'étais prieur du couvent d'études à Leon, à quatre cents km au nord de Mexico. J'étais prieur, directeur du centre d'études et j'enseignais la théorie de la connaissance, la critique et l'éthique sociale.

En 1995, le maître de l'Ordre m'a demandé d'aller à Rome travailler comme assistant. J'étais en train de finir la traduction d'Insight. Il me restait des choses à revoir. Des amis de Mexico m'ont aidé à terminer ce travail.

Vous avez toujours été intéressé par la philosophie de la connaissance?

Quand on commence à étudier la philosophie, il y a des questions qui nous intéressent. Pour certains ce sera la logique, l'éthique, la métaphysique. Pour moi, c'est la question de l'épistémologie qui m'a intéressé.

Est-ce qu'il y avait des problèmes en particulier qui retenaient votre attention?

Tout simplement savoir comment on connaît, savoir la valeur de la connaissance. Sa validité.

Maintenant je m'intéresse aussi à des questions d'éthique.

À propos de Lonergan, je crois qu'il a fait un effort extraordinaire pour présenter la philosophie traditionnelle dans notre contexte moderne. Je pense qu'il a réussi.

Je pense que cette question de la conscience, de savoir comment on connaît, les opérations de la connaissance, la première question de Lonergan : Qu'est-ce que je fais quand je connais? c'est bien, mais il faut aller plus loin. Lonergan est un peu trop isolé dans le milieu philosophique. Et je pense que c'est en partie à cause de nous. C'est mon cas par exemple. Nous restons trop attachés à cette première question : Qu'est-ce que je fais quand je connais?

Et puis il y a d'autres courants philosophiques qui veulent répondre à la deuxième question : En quoi cela est-il une connaissance? Des questions épistémiques et aussi de philosophie du langage puisque nous ne pouvons nous en passer. Wittgenstein dixit!

Et je vois aussi maintenant l'importance de réfléchir sur les fondements de la morale, sur le bien, le vouloir, la liberté, dans le contexte d'une culture mondiale.

Et il y a aujourd'hui dans les sciences cognitives et en philosophie bien des courants matérialistes …

Je pense que Lonergan a quelque chose à dire. Son approche est intéressante : la métaphysique peut être présentée en termes épistémiques et les questions épistémiques ou épistémologiques peuvent êtres présentées en termes de psychologie de la connaissance ou de phénoménologie de la connaissance.

Je crois que ça c'est une trouvaille de Lonergan. Mais de toute façon quand on discute ou travaille avec d'autres écoles de pensée, ils ne sont pas prêts à faire cette démarche de la métaphysique à l'épistémologie et à la phénoménologie de la connaissance. Et ceux qui sont plus proches de Lonergan, ou ses disciples, restent trop attachés à cette séquence.

Je pense qu'il faut trouver un espace moyen entre les deux approches. En philosophie, finalement, ce qu'on discute, c'est des questions épistémologiques : Que voulez-vous dire quand vous dites que vous connaissez ceci, quand vous croyez en ceci, quand vous dites que vous avez des raisons valables pour croire ceci ou cela.

C'est dans ce domaine-là que la discussion prend place vraiment. Et pas seulement dans la question que Lonergan présente dans Insight : Comment puis-je être attentif à ce qui se passe dans ma conscience quand je connais? Les gens ne sont pas prêts à aborder cette question-là et ça bloque un peu le dialogue.

Je crois qu'il faut travailler la deuxième et la troisième questions.

Vous avez eu un fellowship de Boston College … Vous êtes là pour étudier Lonergan?

Le fellowship est offert par le centre Lonergan de Boston. Il a été institué par Joseph Flanagan.

Le but est d'approfondir la pensée de Lonergan.

C'est un programme qui s'adresse à des gens qui connaissent déjà la pensée de Lonergan. Cette année nous sommes cinq. Il y a deux prêtres catholiques, et trois laïcs dont une Polonaise.

Chaque année ils invitent quatre ou cinq personnes.

Il y a eu aussi des Mexicains qui sont venus à Boston il y a une dizaine d'années.

Nous ne sommes pas strictement obligés à faire un travail. Moi, j'ai été invité à faire des conférences.

Est-ce que vous poursuivez des recherches précises actuellement?

J'ai pensé concentrer mes études en vue de ce que je vais faire au Chili. Au Chili, je vais travailler sur un petit programme que nous avons, les Dominicains, qui vise à mettre en rapport la théologie et la prédication avec les défis de la globalisation.

Je voulais étudier ces questions, du point de vue philosophique. Quels sont les problèmes de sens, de conception de la personne humaine, du désir, dans ce contexte de la globalisation où il y a des questions économiques, des mouvements de personnes d'un pays à un autre, du multiculturalisme …

Quand je suis arrivé à Boston, j'ai été invité à participer à un séminaire où on discutait du quatrième niveau de la conscience intentionnelle, celui de la responsabilité. Fred Lawrence, qui est responsable des Workshops, m'a demandé de faire deux conférences, l'une pour un workshop sur saint Thomas d'Aquin, en avril, et l'autre en juin, pour un workshop sur Lonergan.

J'ai dit oui et je me suis mis à étudier les rapports entre Lonergan et saint Thomas sur les questions du quatrième niveau : la volonté, le bien, la liberté, la décision, le choix.

Toute la question de la conscience de soi rationnelle?

Oui, c'est comme ça que cette question est présentée dans Insight. Mais Lonergan a développé beaucoup sa pensée là-dessus après Insight. Pour moi c'était un peu nouveau, parce que j'avais travaillé la connaissance seulement. Maintenant j'étudie le jugement de valeur, le bien, le désir, la volonté, la liberté … les chapitres dix-huitième et vingtième d'Insight.

Avez-vous fait des découvertes dans ces recherches?

Non. J'ai plutôt retrouvé des questions dans saint Thomas que je voulais étudier. Ce sont des questions intéressantes.

Lawrence Dewan me disait qu'il avait retrouvé un texte de Cajetan, le fameux commentateur de saint Thomas, qui disait que l'une des choses les plus difficiles chez saint Thomas, c'est les questions autour de la volonté. Le bien, la volonté, la liberté.

Je crois que Lonergan est un peu difficile là-dessus aussi. Ses considérations sur la connaissance sont plus claires. Les gens de Boston qui connaissent bien Lonergan voient aussi que Lonergan n'a pas développé tellement ces questions-là. Il y a des intuitions là-dessus.

Ce que vais traiter en avril, c'est un thème que Fred Crowe a déjà abordé il y a trente ans. Avant de revenir de Rome, je voulais relire les articles sur la complaisance - la complacentia - dans saint Thomas. L'amour comme complaisance dans le bien. Le P. Crowe a publié quelque chose là-dessus en 1971. Il y a d'autres disciples de Lonergan qui ont étudié ça aussi.

La question que je vais traiter en juin, c'est : Comment posons-nous des jugements de valeur? Il y a la métaphysique du bien et du vouloir, le désir naturel de la béatitude, la quête du plus-être. Puis il y a le fait que nous sommes en quête du bien d'une façon consciente et libre. Comment alors peut-on mettre en rapport les faits constitutifs au plan métaphysique et les aspects normatifs au plan de la morale. Saint Thomas a traité ces questions … la moralité des actes humains. Lonergan parle du jugement de valeur. Comment mettre les deux en rapport?

Je travaille ça en vue de préparer des cours monographiques sur saint Thomas. Et aussi parce que je pense que les questions concernant le bien, le bonheur, l'éthique, sont des thèmes philosophiques, qui sont bien présents dans la problématique de la globalisation.

Pourriez-vous décrire plus précisément le projet auquel vous participerez au Chili?

Cet institut, l'Instituto Pedro de Cordoba, a été fondé par les supérieurs majeurs dominicains de l'Amérique latine. Pedro de Cordoba est le nom d'un fameux Dominicain du 16e siècle qui était à Santo Domingo (aujourd'hui la République dominicaine), là où Las Casas est entré dans l'Ordre. Il était prieur du couvent duquel était membre aussi Montesinos, celui qui a prononcé le discours contre les Espagnols, qui a ému Las Casas.

Cet institut a été fondé par les supérieurs dominicains de l'Amérique latine pour offrir un programme d'études après les études ordinaires pour la prêtrise (B.A. en philosophie, puis théologie), pour les sœurs et les laïcs après les études de licence professionnelle, afin de mettre en rapport la théologie avec les problèmes soulevés par la globalisation. C'est un programme qui fonctionne depuis 1994.

Vous avez là un engagement sur quelques années …

Quatre ou cinq ans.

Est-ce que vous avez l'intuition que vos études sur la pensée de Lonergan vont vous être utiles?

Je crois. Mais je dois encore approfondir …

Je ne donnerai pas de cours sur Lonergan à proprement parler.

Est-ce que vous utiliserez dans ces cours les considérations de Lonergan sur le progrès, le déclin et la cosmopolis?

Ce sont les questions qui doivent être travaillées. La question du good of order (le bien qu'est l'organisation) … Il faut développer tout ça. C'est un cadre, une structure heuristique.

Y a-t-il d'autres philosophes important pour vous?

Aristote, Platon, saint Thomas. Il y a aussi dans la tradition anglo-saxonne de réflexion sur des questions épistémiques des choses intéressantes. J'ai enseigné Kant.

Mon projet actuel, c'est donc de développer cette question de la volonté, du bien, du désir, du bonheur, du jugement de valeur, de l'éthique, tout ça, en rapport avec les questions de la globalisation …

Il y a au Mexique des personnes qui enseignent la pensée de Lonergan …

Ce n'est pas un grand groupe, mais c'est un groupe qui travaille.