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Le P. Frederick CROWE, s.j., professeur émérite de Regis College,
a connu Bernard Lonergan alors qu'il était étudiant.
C'est à lui que Lonergan a confié le manuscrit d'Insight en 1953.
Il a été le bras droit et le confident de Lonergan.
Il a créé le premier Lonergan Centre, à Toronto.
Il est l'auteur, entre autres ouvrages, de Lonergan, Theology of the Christian Word, The Lonergan Enterprise.
Il est l'un des principaux éditeurs des oeuvres complètes de Lonergan.
Quand avez-vous rencontré le P. Lonergan la première
fois?
Durant l’été de 1941, il est venu donner quatre ou cinq
causeries par jour aux scolastiques jésuites, dont j’étais, à l’occasion de
notre retraite annuelle de huit jours.
Mais je n’ai vraiment fait sa connaissance que plus tard, en
avril 1947, lorsque j’ai suivi mon premier cours donné par lui. Il s’agissait
du cours « De locis theologicis ».
Vous avez établi une relation très personnelle avec lui?
C’était d’abord une relation d’étudiant à professeur puis,
parallèlement, j’ai assumé le rôle d’un assistant lorsque j’ai eu à lire le
manuscrit d’Insight et à en faire rapport aux « censeurs », en
1953-1954. Par la suite, j’ai travaillé avec Eric O’Connor à préparer des
copies des révisions apportées au texte d’après les critiques des lecteurs de
chez Longman’s, l’éditeur. J’ai établi l’index d’Insight (autour de
1954-1955). Plus tard, j’ai collaboré avec Lonergan de diverses façons :
j’ai fait la lecture d’épreuves de ses œuvres latines, je l’ai aidé à organiser
ses tournées de conférences estivales, j’ai dirigé la publication de A Third
Collection, ainsi de suite.
Vous possédez une abondante correspondance de Bernard
Lonergan?
J’ai plus de 130 lettres de lui (la première remonte à
décembre 1952). Et je continue à rassembler des lettres qu’il a écrites à
d’autres personnes. Bon nombre de ces pièces de correspondance sont des lettres
« d’affaires », qui concernent Longman’s, les lectures d’épreuves, et
ainsi de suite. Mais parfois il me faisait part de ses lectures, de ses cours,
de ses espoirs et de ses projets.
Avez-vous pris part aux cours d’été qu’il donnait en
Amérique pendant son affectation à Rome comme professeur, et à d’autres
conférences qu’il a données?
J’ai participé à ses cours ou conférences de Halifax (1958),
de Cincinnati (1959), de Toronto (1962 et 1969), ainsi qu’à un certain nombre
des Boston Workshops, à partir de 1974.
Il a aussi donné occasionnellement des conférences au Regis
College, au St. Michael’s College, à l’Université McMaster et à divers autres
endroits, au Canada et aux États-Unis. J’ai assisté à toutes ses interventions
dans la région du grand Toronto, de même qu’aux trois conférences qu’il a
données à l’Université Queen’s en 1975, à celle de l’Université Laval en 1976,
et à diverses conférences qu’il a prononcées au Boston Workshop à compter de
1974.
Vous qui étiez un intime, vous a-t-il confié ses
sentiments personnels au moment où il a été opéré pour un cancer?
Je vous renvoie aux « bulletins » que j’ai rédigés
pour ses amis.
(Voir à la fin de cette entrevue)
Parlez-nous un peu du grand changement qui s’est opéré
dans sa pensée au cours des années 1960.
Ce fameux « shift » a suscité des centaines de
commentaires. Mais je crois que tous ceux qui s’intéressent à la pensée de
Lonergan admettront que le grand événement de cette période est
l’établissement, en février 1965, du tableau des huit fonctions constituantes.
Certes, il travaillait à cette perspective depuis un certain temps. Je pense
que la découverte de l’« historicité » humaine et les conférences
données à Georgetown en 1964 représentent des étapes importantes dans la
préparation du grand événement de 1965.
Quant à Method in Theology, il a commencé à y
travailler pendant sa convalescence, en 1965-1966, et son manuscrit était prêt
en 1971.
Durant la période qui a suivi son opération, le P.
Lonergan a-t-il enseigné à Regis College?
Je pense qu’il a dirigé un séminaire sur la grâce, mais je
n’en suis pas sûr.
Au cours du printemps de 1973, il a entrepris un cours de christologie (celui qu’il avait donné à Harvard l’année précédente), mais il
n’a pas été en mesure de le terminer. Il n’aimait pas du tout les changements
apportés à Regis College à cette époque. Il estimait que les étudiants activistes
faisaient tout ce qu’ils voulaient.
A-t-il eu d’autres activités pendant cette période?
Il était très sollicité pour donner des conférences.
Certains de ses anciens étudiants à Rome l’invitaient en particulier aux
États-Unis.
Pourquoi est-il parti pour Boston?
Je n’ai pas de renseignement particulier sur cette décision,
mais je crois que c’était une bonne chose pour lui, puisqu’il n’était pas
heureux à Regis à cette époque.
Quelles ont été ses principales activités à Boston?
Il a repris l’enseignement, je crois, en donnant des
séminaires sur la grâce et, à partir de 1977, des cours d’économie.
Pouvez-vous nous dire comment s’est fait son retour à
l’étude de l’économie?
Je vous conseille de lire à ce sujet la longue introduction
que Fred Lawrence a rédigée pour le volume 15 des Collected Works.
Il a dû interrompre ses activités en 1983 …
Oui. Il est revenu au Canada en novembre 1983, soit un an
avant sa mort. Au début, il était encore en mesure de marcher, de faire des
promenades sur le terrain de l’infirmerie de Pickering. Plusieurs de ses
confrères jésuites étaient là et certains faisaient parfois la promenade avec
lui.
Il semblait heureux de se trouver là, surtout quand son
frère Greg (jésuite lui aussi) est venu vivre dans la même infirmerie et a pu
lui apporter la communion, alors qu’il était trop faible pour assister à la
messe quotidienne. Nous allions le voir régulièrement depuis Toronto.
Pouvons-nous reproduire l’homélie que vous avez prononcée aux funérailles?
Oui, bien sûr (voir à la fin).
Quelles ont été vos principales activités durant toutes
ces années au sein de la Compagnie de Jésus?
La principale était mon enseignement de la théologie à
Toronto. J’ai été deux fois professeur invité à Rome, en 1964 et 1984. J’ai
également donné des conférences au cours de sessions d’études intensives à
Spokane, Dublin et Mexico. Il m’est arrivé aussi de donner des conférences au
Canada et aux États-Unis, de même qu’en Irlande, à Milan et à Rome. Ma
principale tournée de conférences s’est déroulée en Australie, dans les
capitales de tous les États, ainsi que dans la capitale nationale. Mais en
Australie je remplaçais le P. Lonergan lui-même. Il était dans l’impossibilité
d’accepter l’invitation des Australiens et on m’a donc invité à sa place.
Pouvez-vous nous parler de la création des Centres Lonergan?
Certains étudiants de Regis College se trouvaient dans la
bibliothèque du Toronto Medieval Institute, vers 1970, et ils ont remarqué
qu’on y avait aménagé une section consacrée à Gilson.
Ils m’ont donc demandé pourquoi nous n’avions pas une
section Lonergan dans la bibliothèque du Regis College. J’ai porté cette
demande à la commission des études du Collège au printemps de 1971, et elle a
été acceptée sans problème. J’ai obtenu une subvention du Conseil des Arts du
Canada pour recueillir une documentation.
Bientôt, d’autres centres ont été créés, qui nous ont
demandé la permission de copier notre documentation. Nous leur avons bien sûr
donné cette permission. Les premiers centres qui ont surgi ont été ceux de
l’Australie, de Dublin, puis de Santa Clara et de Montréal. Une demi-douzaine
d’autres centres sont nés par la suite, je ne me souviens plus exactement dans
quel ordre.
Vous avez constitué des archives.
Il y avait déjà un noyau de ces archives, formé par ma
collection personnelle. Notre centre a élargi cette collection, surtout à
partir de 1972, alors que le P. Lonergan nous a donné un grand nombre de ses
dossiers.
À sa mort, en 1984, tous ses dossiers nous ont été remis.
Nous avons établi des catalogues partiels. Nous procédons actuellement au
transfert des dossiers dans des contenants sans acide, et au chargement des
enregistrements sonores sur des CD.
Comment voyez-vous l’avenir de la pensée de Lonergan?
Le fait majeur, c’est que cette pensée a un avenir, un
avenir assuré. En témoignent, les centres qui sont actifs un peu partout dans
le monde (sur les six continents).
Mais pour percer, pour être reconnue par
l’« establishment », cette pensée ne peut progresser que lentement.
Pour l’adopter, il faut transformer radicalement ses propres perspectives. Il
est bien difficile pour quelqu’un qui a investi son capital intellectuel dans
d’autres avenues de la pensée de consentir à une telle transformation.
(Extraits des
bulletins envoyés par le P. Crowe aux amis de Bernard Lonergan en 1965)
(6 août 1965)
« Il y a environ deux semaines, Bernie est allé à
l’hôpital comme simple « patient externe », pour y subir des examens
de routine … L’un de ces examens a révélé une « lésion » ou
une « ombre » … dans la partie inférieure du poumon
gauche. Bernie a demandé au médecin, avec la manière directe qui le
caractérise : « Est-ce que cela indique un cancer? Est-ce qu’il
s’agit d’une indication certaine? Probable? Possible? » Le médecin a
répondu : « Possible ». Et il a fait entrer Bernie à
l’hôpital St Michael’s quelques jours plus tard, pour y effectuer d’autres
examens. On y a trouvé une tumeur de la grosseur d’un œuf dans le poumon. Il
s’est passé quelques jours avant que l’on aie une réponse à la question que
tout le monde se posait. Et hier soir, la réponse est
arrivée : « tumeur maligne » … Bernie montre un
excellent moral. L’incertitude créée par les résultats des premiers examens
était plus pénible pour lui, il me semble, que les conclusions négatives mais
précises des dernières analyses … Method in Theology était en train
de prendre forme dans sa tête; il y a divers éléments qu’il a écrits au cours
des dernières années, qui pourront entrer dans le texte final du livre, mais
son travail récent a surtout consisté à organiser ses idées, et il était tout
juste prêt à commencer la rédaction proprement dite de ce livre. »
(17 août 1965)
« L’opération a eu lieu le vendredi, 13
août … jusqu’à lundi, Bernie est resté aux soins intensifs puisque
les premiers jours sont critiques … Une pneumonie est à craindre
particulièrement, semble-t-il, après ce genre
d’opération … Aujourd’hui (mardi), j’ai vu Bernie moi-même. Il était
assis dans son fauteuil … il semble que jusqu’ici l’opération et les
traitements aient entièrement réussi. »
(22 octobre 1965)
« J’ai attendu longtemps avant de vous envoyer ce
troisième bulletin parce que la convalescence a été longue et qu’il y a eu
plusieurs contretemps … le 2 septembre, on a dû insérer des tubes
pour drainer les poumons … le 20 septembre, on a dû le réopérer pour
enlever plusieurs côtes et pratiquer une chirurgie interne afin d’éliminer une
source d’infection … le 29 et le 30 septembre, le pouls du P.
Lonergan est monté à 150 et a maintenu ce rythme toute une journée. Il s’agit
là d’une séquelle normale de l’opération qu’il a subie, mais c’était
extrêmement angoissant … Après cette série de rechutes, les progrès
ont été constants et rapides … Il a quitté l’hôpital le 18 octobre,
après y avoir passé près de trois mois … les examens montrent que la
racine du mal a été enlevée. »
Homélie prononcée par le P. Crowe
aux funérailles de
Bernard Lonergan
église Notre-Dame
de Lourdes, Toronto, 29 novembre 1984
Chers
amis, mes frères et mes sœurs dans la famille de Dieu.
Dans cette
eucharistie, dans les cérémonies qui l’entourent, nous disons adieu à un homme
que nous avons côtoyé au cours de sa longue existence et auquel nous étions
liés de différentes façons. Pour certains membres de sa famille présents ici,
il était un frère, un oncle, un cousin. Pour nous, Jésuites, un confrère dans
la famille de saint Ignace. Pour d’autres, il était un professeur, un collègue
dans l’enseignement ou l’apostolat intellectuel chrétien. À tous ces titres, il
nous était très cher.
À nous
tous, à tous les membres du peuple de Dieu, il était présent à un niveau plus
profond : en tant que membre de la grande famille humaine, dont il
partageait les joies et les espoirs, les peines et les craintes; en tant que
personne créée par la main de Dieu, comme nous tous, et dont la vie sur terre
est un pèlerinage; en tant que pèlerin dont le parcours est terminé, et qui
voit ses jours sur terre arriver à leur fin.
Une telle
perspective s’appuie sur la foi en une unité de l’existence. Une unité créée
par un plan, un parcours ordonné, tout à l’opposé d’une errance entre les
hasards de la naissance et une mort insignifiante. Nous interrogeons donc cette
vie, naturellement et avec affection, nous les proches et les parents de cet
homme, nous interrogeons sa vie avec la révérence que nous inspire le sens de
la présence de Dieu et du mystère de l’existence humaine. Qu’est-ce qui a
constitué l’unité de la vie du Père Bernard Lonergan? Trois fois au moins il a
échappé de peu à la mort, sauvé chaque fois, selon nos perspectives humaines,
par l’intervention de la médecine. Mais un point de vue supérieur suggère aussi
l’intervention d’une providence mystérieuse. Mais quel est le dessein de cette
mystérieuse providence? Pourquoi Dieu n’a-t-il pas déterminé, il y a
soixante-cinq ans, il y a vingt ans, ou même il y a deux ans, que cette vie
était arrivée à son terme? Pourquoi maintenant Dieu considère-t-il cette vie
comme ayant atteint sa complétude?
Nous nous
référons volontiers à la métaphore du cycle quotidien, en parlant du matin, du
midi et du soir de la vie, pour en cerner l’unité. Cette métaphore est pour moi
très éloquente quand je songe à Bernard Lonergan. Je pense au matin de sa vie,
dans la vallée de la Lièvre. Un poème de Lampman me vient à l’esprit. Le poète
évoque un matin sur cette rivière.
Like a vapor from the forge
Of a Giant somewhere hid,
Out of hearing of the clang
Of his hammer, skirts of mist
Slowly up the woody gorge
Lift and hang
(Telle une émanation de la forge
D'un géant dissimulé,
Aperçue hors de la portée sonore
Des coups sur son enclume
Une brume dorée s'élève lentement
De la gorge boisée)
J’imagine Bernard enfant,
contemplant le jeu de la lumière et du brouillard près de la rivière, et
s’ouvrant en cette cérémonie matinale aux merveilles du monde. Je l’imagine
également à l’apogée de sa vie créatrice, à Rome, comparant l’intellectualisme
de saint Thomas à l’éclat du soleil d'été sur les collines d'Italie en plein
midi ( La notion de verbe dans les écrits
de saint Thomas d'Aquin, traduction du P. Régnier, Paris, Beauchesne, 1966,
p. 231-232.). Et cette lumière évoque celle de son intelligence qui
apporte un éclairage inédit sur des questions séculaires. Je me souviens enfin
du soir de sa vie, à Regis College et à Boston College, une fois réalisés ses
grands chefs-d’œuvre. Empruntons-lui une description éloquente
de « la sérénité de la vieillesse, quand le moi est contraint
d’accuser un rétrécissement de sa capacité de jouissance de la vie et trouve sa
joie dans celle d’autrui, dans l’ardente vitalité des petits-enfants » ( Finality, Love, Marriage). Ses
petits-enfants, certes, c’était ses étudiants, et certains d’entre nous sommes
un peu âgés pour être des petits-enfants. Mais il est vrai que vers la fin de
sa vie Bernard se reposait en sachant que son œuvre faisait son chemin, portée
par une nouvelle génération spirituelle pleine d’énergie.
Le tableau que je me plais à
imaginer des huit décennies de la vie de Bernard est un peu idyllique, je
l’admets. Cette vie ne s’est pas déroulée comme une série de tableaux
harmonieux, depuis les brumes du matin jusqu’au soleil du midi et aux ombres du
soir. Ce qu’il importe surtout de noter, c’est qu’une biographie idyllique
correspond très peu au parcours de celui qui est pour nous la voie et la
vérité, de celui dont Bernard a cherché toute sa vie à comprendre la voie et la
vérité, afin, selon la prière ignacienne, de l’aimer davantage et de mieux le
suivre.
N’est-ce pas vers la source même,
vers lui qui est notre voie et notre vérité, que nous devons nous tourner pour
éclairer notre question? Celui-là qui a
été envoyé dans le monde pour être notre leader, qui nous a invités à le suivre
et à devenir ses disciples, nous offre, dans la grande prière de la dernière
cène, un résumé parfait de l’essence de la vie humaine sur
terre : « Je t’ai glorifié sur la terre, en menant à bonne fin
l’œuvre que tu m’as donné de faire » (Jn 17 4). Ne tenons-nous pas là le
principe d’unité de toute vie? Le principe qui doit nous guider dans l’étude de
l’œuvre qui a été confiée à Bernard, et dans nos réflexions sur le mystère de
la providence qui a préservé sa vie de bien des dangers?
Sa longue existence a été centrée
sur une carrière universitaire d’une soixantaine d’années. Ses cours, ses
conférences, ses écrits publiés ou inédits, les échanges et les entrevues
auxquels il s’est prêté, ses recherches dans les écrits de son cher Thomas
d’Aquin et ses propres parcours indépendants en philosophie et en théologie, la
méthode qu’il a créée pour faire reculer les frontières du savoir dans ces
domaines et bien d’autres – se traduisent par le produit cumulatif
d’un demi-siècle de travail incessant, le produit en fait, non seulement de son
esprit, mais de son esprit et de son cœur, qui a rempli des pages non pas
seulement de raisonnements rigoureux, mais aussi d’expressions de la beauté.
Est-ce là que nous devons
chercher notre indice? Nous explorerons volontiers son œuvre, nous qui la
tenons pour une importante contribution à la vie de l’Église et du monde. Mais
ce n’est peut-être pas le moment ni l’endroit pour une telle étude. Quoi qu’il
en soit, sommes-nous assurés de pouvoir découvrir dans son œuvre la
signification et l’unité de la vie de Bernard? Est-ce que ce sont les œuvres
que nous produisons extérieurement, même si elles traduisent une concertation
de notre esprit et de notre cœur, est-ce que ce sont ces produits de notre
labeur qui révèlent le regard de Dieu sur l’œuvre qu’il nous donne de faire?
Nous pouvons du moins penser que
nos travaux ne concrétisent pas de manière exhaustive la signification et
l’unité de notre vie. Il y a tant d’existences que Dieu arrache en pleine
floraison, comme autant de grandes symphonies dont l’écoute serait interrompue
dans leur montée vers leur sommet unificateur!
Bernard Lonergan a joui d’une
longue vie, mais il a dû achever à la hâte son premier grand ouvrage, il a été
forcé d’en offrir un autre dans une forme tronquée par la maladie et
l’incertitude face à l’avenir, et enfin il a laissé un grand projet en chantier
au moment de sa mort. Or, le divin Modèle, Jésus, n’a-t-il pas laissé en plan
le grand œuvre que Dieu lui avait confié, à lui, son Fils unique, quand au
terme de son enseignement il n’avait pour l’entourer qu’une poignée de
disciples ignorants, querelleurs, timorés?
Cette grande prière de la
Dernière Cène, l’avons-nous vraiment comprise? Ne négligeons-nous pas, dans
notre lecture, une dimension de l’œuvre du Fils de Dieu, qu’exprime l’épître
aux Hébreux : « Il convenait, en effet, que, voulant conduire à
la gloire un grand nombre de fils, Celui pour qui et par qui sont toutes choses
rendît parfait par des souffrances le chef qui devait les guider vers leur
salut » (He 2 10) Et cette autre passage : « tout Fils
qu’il était, apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance; après avoir été rendu
parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut
éternel. » (He 5 8-9)
Nous trouvons là, certes un
éclairage inédit sur l’œuvre qu’il était donné à Jésus
d’accomplir : une œuvre qui concerne, non pas le recrutement de
disciples, non pas l’enseignement d’une doctrine, non pas la fondation d’une
Église, mais plutôt Jésus lui-même. Il devait apprendre l’obéissance, il devait
devenir parfait, il devait se laisser transformer selon la volonté de Dieu.
Certes, c’est en accomplissant ses tâches qu’il s’est perfectionné et s’est
laissé transformer, en recrutant des disciples, en fondant une Église, mais,
dans l’ordre que révèle la lettre aux Hébreux, il devait d’abord devenir
parfait avant de conduire à la gloire un grand nombre de fils.
Cette perspective éclaire, je
crois, l’œuvre de Bernard, comme elle unifie sa vie. J’aimerais faire appel à
deux idées exprimées dans ses écrits, pour mieux cerner cette perspective. Je
sais que certains d’entre vous aimiez Bernard sans toujours comprendre ce qu’il
écrivait. Mais comme vous l’aimiez, justement, je sais que vous voudriez le
voir vous expliquer ce qu’il a essayé d’exprimer. Il utilisait deux mots grecs,
poiesis et praxis. Poiesis désigne le produit de notre
activité. Lorsqu’un menuisier construit une maison, ou qu’un musicien compose
une sonate, ou qu’un écrivain rédige un ouvrage, le fruit de leur labeur
constitue une poiesis. Or, la praxis se déploie derrière cette
production. Elle concerne notre propre conduite : nos délibérations,
nos choix, nos décisions, nos actions responsables. Les deux termes forment une
même entité : le menuisier ne construit pas une maison sans avoir
fait un choix délibéré, et l’action responsable exige d’être traduite dans un
agir concret. Mais c’est la praxis qui fait de nous ce que nous sommes,
à travers ce que le Père Lonergan appelait la décision existentielle : la
décision qui détermine ce que nous ferons de notre vie, ce que nous ferons
de notre personne. De même que cette détermination de notre être est plus
importante que toute maison que nous pouvons construire, que toute musique que
nous pouvons composer, ainsi, chez le Fils de Dieu, comme le dit l’épître aux
Hébreux, il était de la première importance que, tout Fils qu’il était, il
apprenne l’obéissance. De cette docilité découlerait la poiesis : la
doctrine, les disciples, l’Église.
C’est dans cette perspective que
nous devons chercher la configuration de l’existence du Père Bernard. Au fil
d’une étude incessante de ses œuvres, d’une réflexion sur sa vie, en
particulier sur ses dernières années, il m’apparaît de plus en plus que cette
perspective l’a guidé dans le passage du midi au soir de son existence. Je
pense à une phrase qui, dans sa profonde simplicité, est lourde de sens pour
moi, comme elle l’est sans doute pour vous. S’agissant des bons choix et des bonnes
actions qui font de nous ce que nous sommes, Lonergan les désigne comme
« l’œuvre du sujet libre et responsable qui réalise la première et unique
édition de lui-même » ( Le sujet).
La « première et unique édition de
lui-même » - voilà le livre que chacun d’entre nous doit écrire
seul, jour après jour. L’empire d’un Alexandre, les pièces d’un Shakespeare, la
musique d’un Beethoven – constituent autant de témoignages des
potentialités énormes de la race humaine. Mais Dieu peut faire surgir, des
pierres de son Église, ceux qui produiront l’empire et les pièces et la musique
dont a besoin le peuple de Dieu, ou, de fait, les grandes œuvres de Bernard
Lonergan. Il n’y a qu’une seule personne qui peut travailler toute sa vie, qui
doit travailler toute sa vie, dans la mouvance de la grâce de Dieu, bien sûr,
pour accomplir les œuvres que Dieu m’a données à faire à ma naissance. Au terme
de mon existence, je pourrai dire à mon maître et Seigneur. Tout est accompli.
Voilà l’œuvre à laquelle s’est
attaché Bernard Lonergan tout au long de sa vie, depuis l’époque où il courait
près des rapides de la Lièvre avec ses frères Gregory et Mark, jusqu’à celle où
il écoutait avec indulgence les allocutions de ses disciples aux workshops de
Boston, en passant par son enseignement en latin à six cent cinquante étudiants
à l’Université Grégorienne, à Rome. Sans compter l’épreuve, qui n’est pas la
moindre, des deux dernières années, marquées par l’affaiblissement graduel de
ses facultés mentales.
L’œuvre unique qui comptait est
celle dont il a écrit lundi dernier le dernier paragraphe, avant de se tourner
vers son Créateur pour obtenir son approbation – approbation qu’il
aura obtenue, j’en suis absolument certain.
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