Entretiens
Entrevue avec André Gilbert

 

Originaire de Rouyn-Noranda (nord-ouest du Québec), André GILBERT a complété son baccalauréat en philosophie et sa maîtrise ès Arts en théologie au Collège dominicain de philosophie et de théologie d'Ottawa. C'est au cours de cette période qu'il a connu la pensée de Bernard Lonergan, et à laquelle il a consacré son travail de maîtrise (La conversion religieuse). Son intérêt l'a également amené à participer à certaines traductions de l'oeuvre du penseur, en particulier quelques chapitres de Pour une méthode en théologie. Après des études bibliques de 3e cycle à Paris (Institut Catholique) et à Jérusalem (École Biblique et Archéologique Française), André Gilbert a enseigné pendant quelques années le Nouveau Testament à l'Institut de Pastorale des Dominicains à Montréal. Il travaille maintenant au gouvernement canadien à Ottawa dans la section informatique de l'Agence des douanes et du revenu comme chef de projet.

 

Vous avez étudié l'œuvre de Lonergan au cours de vos études de philosophie au Collège dominicain. Qu'est-ce qu'a représenté pour vous le premier contact avec Lonergan?

Avant le cours sur Lonergan, j'étais préparé à quelque chose d'extraordinaire. J'avais rencontré des gens qui avaient été emballés par ce cours.

J'étais intéressé aux sciences. Ce qui m'intéressait le plus, au cours de mes études pré-universitaires, c'était les cours de mathématiques et de physique. Là, je tombais sur quelqu'un qui m'introduisait à la pensée à travers la physique et les mathématiques.

En plus, il mettait au centre de sa pensée le pur désir de connaître. C'était quelque chose qui me définissait. Encore aujourd'hui, je suis insatiable. Quand Lonergan me présentait l'être humain sous cet angle-là, je me disais : c'est moi, ça! Cet espèce d'éros de connaître, c'est moi! Je touchais à quelque chose de réel. Ce n'était pas juste des idées. C'était un être concret qui existe. Je me retrouvais là-dedans.

C'est rare que l'on vive un cours comme une passion, comme un voyage excitant. Pas seulement un cours où l'on acquiert des connaissances. C'était quelque chose de beaucoup plus vital.

Ça m'a marqué. À tel point que lorsque je suis entré en théologie ensuite, je me disais : ce ne sera pas aussi scientifique, aussi méthodique, aussi structuré, que ce que j'ai connu en philosophie.

 

Mais en théologie vous avez continué de vous intéresser à Lonergan. Vous avez fait votre mémoire de maîtrise sur la notion lonerganienne de conversion.

Method in Theology a été publié pendant mes études en théologie. J'ai sauté sur ce livre dès sa parution. Et j'ai voulu faire ma maîtrise sur Lonergan.

En théologie, on m'enseignait des choses intelligentes, en faisant appel aux Pères de l'Église ou à d'autres auteurs anciens, ou en s'inspirant d'une approche métaphysique. Ce n'était pas un langage contemporain, un discours qui abordait des questions contemporaines.

Lonergan disait : la base de la théologie, c'est la conversion. Ce qui m'intéressait, c'était la fameuse idée de la grâce sanctifiante. Je voulais pouvoir avoir un langage moderne sur ce qu'on appelait la grâce sanctifiante. Je m'intéressais chez Lonergan à ce qui me permettrait d'en parler. Et Lonergan disait : le cœur, c'est la conversion religieuse. C'est la base de tout.

C'est ce qui m'a lancé dans ce mémoire qui m'a pris beaucoup de temps ...

 

La conversion au sens où ... la réflexion sur la religion est expérientielle, mais aussi dans le sens où il y a un acte décisif de transformation de soi, de prise de conscience ...

Oui, une décision d'ouverture. Comme dit Lonergan, ce n'est pas toi qui en un sens te convertis ... Tu acceptes d'être ouvert, d'être envahi par quelque chose, par un amour qui te dépasse.

 

C'est ça la conversion religieuse? Une décision d'ouverture?

Oui. La base, c'est l'amour. Un jour, je me souviens, quelqu'un lui avait demandé : quelle est la cause de l'amour? Il avait répondu : c'est une mauvaise question. Parce que c'est l'amour qui justifie. Il n'a pas de cause. L'amour est premier.

Mais en rédigeant ce mémoire, j'avais affaire à des notions que je ne comprenais pas. J'avais étudié Insight, qui parlait du pur désir de connaître, de la méthode rationnelle. Et là, j'avais choisi un sujet de thèse qui n'était pas rationnel. Je pense que j'ai mis six mois à comprendre la notion de valeur, la notion de sentiment ... Je refusais d'accepter que des valeurs soient basées sur le sentiment. Je refusais d'accepter qu'il y ait des éléments d'anthropologie qui ne soient pas rationnels.

 

Aviez-vous du mal à accepter l'évolution de Lonergan lui-même?

Probablement. J'avais de la difficulté à vivre personnellement le « shift ». J'espérais retrouver le Lonergan d'Insight. Ce n'était plus le même. Jusqu'au jour où j'ai été obligé de céder. J'ai dit : c'est ça. Il y a une dimension affective qui est première. Est-ce que je la refuse? Est-ce que je refuse que cela prenne le contrôle de ma vie? Une fois que tu acceptes cette dimension, tout l'horizon change.

C'est comme si après avoir combattu, on rendait les armes. Je me suis dit : c'est la seule voie, c'est moi qui résiste pour rien.

Il y a un amour qui est premier, et c'est quelque chose d'affectif qui fait que ton univers change. Et en changeant, tu vois les choses d'une autre façon. Et lorsque ton horizon change, tu comprends aussi les autres, qui ont vécu aussi une conversion.

Lonergan réfère à Tillich, et à son « ultimate concern ». Qu'est-ce que l'ultimate concern? Qu'est-ce qui fait que tu t'intéresses aux choses de Dieu? Au fond de toi, tu es attiré par ça, mais ça, ce n'est pas rationnel.

C'est un peu comme le courant d'électricité. Tu acceptes d'être électrisé. C'est frustrant pour quelqu'un qui a l'approche scientifique. En science, tu contrôles, ici, tu ne contrôles pas.

 

Pas parce que c'est religieux. Parce que c'est l'être-en-amour?

C'est ça. 

Mais j'aurais voulu que l'approche vers Dieu soit plus technique.

 

Il y en a une approche vers Dieu, dans Insight. Elle est plus rationnelle ...

Bien sûr. J'aime bien cette approche, parce que je baigne dans le monde scientifique. Dans un monde où Dieu n'a pas de place. Je me dis : en quoi consiste l'ouverture où des gens qui reçoivent des choses puissent accepter que peut-être il y ait un mystère. Que l'être humain est ouvert à plus. Et pour moi, la réponse la plus simple était l'approche d'Insight. Tu es happé par l'infini, parce que tu le portes au fond de toi-même par ton questionnement. Et pour moi, n'importe quel être non croyant, dans un monde scientifique, ne peut pas refuser ça.

Sans aller jusqu'à affirmer qu'il y a quelqu'un, je peux dire qu'il y a en moi une ouverture à l'infini. J'appelle - peut-être qu'elle n'existe pas - mais j'appelle cette réalité-là. L'approche de Pour une méthode me déconcertait, parce qu'elle faisait appel à la dimension affective.

 

L'article sur la conversion, que vous avez rédigé avec Louis Roy et qui a été publié dans Science et Vie, reprenait le contenu de votre mémoire de maîtrise?

Oui. Je reprenais un certain nombre de points, surtout la notion, pour moi fondamentale, d'horizon. L'horizon est ton standpoint, là où tu es, ce qui te permet de comprendre la réalité.

 

Vous avez connu Lonergan personnellement?

Un peu. J'ai participé à la traduction de Method in Theology et je suis allé avec Louis Roy à Toronto. Nous avons passé trois mois au Regis College. Nous allions le voir de temps à autre. Il nous donnait des précisions ...

 

C'était en quelle année?

En 1974, je pense.

 

Il était encore à Regis College à ce moment-là?

C'était avant que Regis College soit rapatrié au centre-ville. C'était à Willowdale, dans le nord de Toronto.

Je le vois encore. Nous étions allés le voir à son bureau. Il lisait Matthew Lamb, la thèse de doctorat de Matthew Lamb, en Allemagne. C'était un gros volume, comme les Allemands savent faire. Je le vois encore. Il avait une planche de bois sur ses genoux.

Le jour, il y avait une piscine à Regis College. Il s'assoyait sur le bord de la piscine. Une heure.

Il participait aussi aux soirées fraternelles. Il s'assoyait avec les autres et il faisait de l'humour.

Je l'ai revu aussi une fois à Halifax. J'étais allé à l'un des premiers Lonergan Workshops. Avec Gaston Raymond.  Nous l'avons interrogé sur le texte de Method in Theology que nous traduisions à l'époque. Il nous avait dit : « French is too precise! »

C'est un homme qui avait un grand sens de l'humour. Un humour anglais.

C'était un homme très disponible, qui ne refusait jamais quand on lui demandait d'aller le voir.

 

Qu'avez-vous retenu de la pensée de Lonergan?

L'été suivant mes études de philosophie, j'ai fait un voyage avec des amis. Dans les Maritimes, nous avons eu une crevaison. Mais nous avions une vieille bagnole anglaise, et nous avions un levier que nous ne savions pas utiliser. En cherchant, j'ai pris conscience que j'étais en train de vivre ce dont parlait Insight. J'avais une structure heuristique. Je cherchais où se trouvait le x qui allait répondre à ma question. J'étais devant des données et je cherchais comment faire fonctionner ... qu'est-ce qu'il me fallait pour que la tige que j'avais entre les mains se tienne droite. J'avais une intuition, mais je n'étais pas sûr que c'était vrai. Quand j'ai trouvé, j'ai dit : « C'est ça! » J'ai essayé, et ça a levé.

Autre exemple. J'étais en train de me raser un jour, au collège. Je me suis toujours intéressé aux oiseaux. J'entends un cri d'oiseau. Je me suis dit : « C'est quoi cet oiseau-là? » Je me suis dit : « Ah, c'est une sittelle! » Mais je me suis dit ensuite que ça n'avait pas de sens de trouver une sittelle là. C'est une belle idée, mais ... Et là je me suis souvenu que j'en avais vu une, la veille.

Je découvrais, en comprenant mes insights, comment je fonctionnais.

L'autre chose que j'ai retenue de Lonergan - pour moi c'est fondamental - c'est son idée de vérité. La vérité ce n'est pas quelque chose de fixe. C'est une fidélité au fameux principe d'authenticité. Laisse monter les principes transcendantaux. Et ça, ça m'a donné une grande assurance.

Ça m'a donné la capacité de faire sauter les idées reçues.

 

Vous avez appris à faire confiance à votre subjectivité ...

Exactement. Aujourd'hui, quand on parle de subjectivité, on dirait qu'il s'agit de quelqu'un qui ne cherche pas la vérité, qui veut s'enfermer dans son monde.

Ce n'est pas ce que montre Lonergan. On dirait que la subjectivité est le château-fort qui te permet de faire face à n'importe quoi. Et je pense que c'est là l'un des apports les plus importants de Lonergan.

C'est un défi : ne pas faire obstacle au questionnement, accepter d'évoluer, parce que la question est ouverte à l'infini ... c'est un gros défi, mais j'ai l'impression de posséder le char d'assaut pour affronter n'importe quel questionnement. Je me fais confiance en me disant : je n'ai pas d'autre moyen d'aller vers la vérité que celui-là. Et il n'y aura pas d'autre lieu de vérité que cela.

Lonergan ne dit pas : voici la théorie, mais : voici qui tu es; découvre-le, va jusqu'au bout. Il n'y a pas de lonerganisme.

Lonergan est quelqu'un qui a toujours cherché à comprendre et qui soutient que c'est possible de comprendre. Je pense qu'il y a chez lui une lutte contre le scepticisme. Il y a chez lui une confiance dans la recherche de l'intelligibilité des choses. Ça revient à une foi fondamentale en l'être humain.

Il y a une grande santé intellectuelle chez cet homme-là ...

 

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