Introduction à
sa pensée
Colloque 2016: Jésus a-t-il encore un avenir?

 

Trois dynamismes humains ouverts à Jésus Christ

Louis Roy o.p.

J'aimerais ce matin partager ma conviction qu’il est fort utile de discerner trois dynamismes ou trois facteurs à l'œuvre dans l’attrait qu’une personne peut avoir envers Jésus. Ces dynamismes sont la quête de sens, la recherche de vérité et le désir d’une plénitude affective. On peut également les appeler : la raison, l’obéissance et le cœur. On y reconnaîtra le 2e, le 3e et le 4e niveau de l’intentionnalité selon Lonergan.

Je procéderai en trois temps. D’abord, je décrirai brièvement ces trois dynamismes. Ensuite, je montrerai la différence entre, premièrement, des entrecroisements fertiles, deuxièmement, une hégémonie nuisible exercée par un seul dynamisme aux dépens des deux autres et, troisièmement, une alliance regrettable de la part de deux dynamismes contre un troisième. Finalement, je présenterai ce que la rencontre de Jésus Christ apporte à chacun des trois dynamismes.

Une affaire de réflexion, d'obéissance ou d'intuition ?

Certains diront que la foi est d'abord une affaire de réflexion. C'est une question d'intelligence, affirme-t-on, car il s'agit de la réponse que la pensée humaine trouve à sa quête de sens. La raison, en effet, bute contre des questions du genre : pourquoi l’alternance entre le plaisir et la joie ? pourquoi la souffrance, le mal et la mort ? puis-je découvrir un sens en toute situation ? mon existence et ma vie ont-elles une signification d'ensemble ? le monde avance-t-il dans la bonne direction ? Une foi religieuse projette une lumière sur ce genre d'interrogation.

D'autres diront que la foi est d'abord une affaire d'obéissance à un Dieu qui se révèle. C'est une question d'assentiment à un message religieux qui fait autorité, explique-t-on, car il s'agit de la réponse à la question de la vérité. Cette question exprime un souci très noble chez l'être humain, quand il se demande: en est-il ainsi ? mon idée ou mon hypothèse correspond-elle au réel ? y a-t-il une source de vérité d'où provient notre capacité de chercher la vérité ? Ce genre d'interrogation est généralement moins immédiat que les requêtes d'ordre affectif ou relevant de la recherche de sens. Mais si on l'approfondit, on peut accepter librement une vision de la vie communiquée par la parole de Dieu.

D'autres enfin diront que la foi est d'abord une affaire d'intuition. C'est une question d'affectivité, souligne-t-on, car il s'agit d’un accord entre l’amour divin et ce que le cœur humain désire. L'affectivité, en effet, se pose des questions du genre : comment satisfaire mes soifs profondes ? aimer et être aimé : est-ce possible ? qui confirmera indéfectiblement ma valeur comme être humain? en définitive, que puis-je espérer ? Une option religieuse constitue une solution, au moins partielle, par rapport aux inquiétudes du cœur.

Interactions ou distorsions

Dans une expérience de foi riche et saine, ces trois dynamismes — quête de sens, perplexité face à la vérité et préoccupation affective — exercent une influence égale à long terme, même si, à court terme, l'un d'entre eux peut être plus accaparant. Le triple désir humain de comprendre, d’atteindre objectivement la réalité et de parvenir à une communion permet trois genres de découvertes qui se renforcent mutuellement : plus l'intelligence trouve du sens, plus le jugement se soumet au réel et plus le cœur s'engage. Il s’agit alors d’un chassé-croisé qui produit de bons fruits.

Comme les trois facteurs de la foi n'agissent pas de manière isolée, leurs rapports varient selon diverses situations typiques. La première situation qu'on observe est idéale : nous avons alors affaire à des interactions grâce auxquelles les trois dynamismes s'épaulent l'un l'autre. Les trois facteurs ont à peu près la même importance dans la progression de la foi. Nous pouvons parler d'un équilibre entre trois sources qui nourrissent la foi vivante.

La deuxième situation typique consiste en une hégémonie de la part d'un dynamisme, aux dépens des deux autres. Dans ce cas, un dynamisme particulier l'emporte sur ses concurrents. Cette deuxième situation renferme trois possibilités.

Lorsqu'on met un accent excessif sur la raison, on court le danger de tomber dans des déviations telles que le rationalisme, le pragmatisme ou l'individualisme. Alors la pensée se veut trop indépendante vis-à-vis aussi bien des émotions que d'une tradition de sagesse. Lorsqu'on met un accent excessif sur la soumission à une autorité, on court le danger de tomber dans des déviations telles que l'infantilisme et l'autoritarisme. C'est l'obéissance servile, la foi du charbonnier, la religion aveuglément acceptée, purement apprise dans le catéchisme et imposée aux autres. Enfin, lorsqu'on met un accent excessif sur le cœur au détriment des deux autres dynamismes, on court le danger de tomber dans des déviations telles que le sentimentalisme, l'intuitionnisme ou l'illuminisme. Alors l'affectivité se fie uniquement à ce qu'elle perçoit elle-même ; elle n'est pas suffisamment éclairée par l'intelligence et par la révélation.

Quand l'un des trois dynamismes prend ainsi une place indue, on doit malheureusement parler d'hégémonie, de domination exercée sur les deux autres. Il va sans dire que cette situation est appauvrissante pour l'individu chez qui l'un des trois facteurs écrase les deux autres.

La dernière situation typique est la suivante : on trouve deux dynamismes en alliance contre un troisième. Dans ce cas, deux facteurs éliminent un troisième. Ici encore, on remarque trois subdivisions. Par exemple, la raison et la loyauté aux dogmes établissent une coalition qui engendre une attitude sèche et rigide où les requêtes du cœur se voient rejetées. Ou encore, la raison et l’affectivité se pensent suffisantes et écartent la possibilité que Dieu se soit révélé et qu'il ait fait connaître son dessein sur le monde. Ou enfin, l'autorité et l’affectivité s'unissent pour générer une religion à la fois sentimentale et soumise dans laquelle il n'y a pas de place pour une réflexion critique.

La rencontre de Jésus Christ

L'identification des trois dynamismes à l'œuvre dans toute conversion intégrale permet de dégager un schéma qui vaut pour la plupart des grandes religions. La division tripartite s'applique certainement au judaïsme, au christianisme, à l'islam, à l'hindouisme et à certains courants du bouddhisme. Dans chacune de ces traditions, l'interprétation des trois facteurs sera particulière, évidemment. En guise d'illustration, je vais me limiter au christianisme et esquisser la façon dont la rencontre de Jésus Christ actualise et concrétise les trois facteurs que je viens de présenter.

En premier lieu, qu'est-ce que la raison découvre en Jésus ? Les orientations de Jésus constituent à la fois une confirmation et un défi pour une personne en sérieuse quête de sens. Une confirmation dans la mesure où l'on reconnaît ses propres aspirations dans les valeurs de Jésus ; un défi dans la mesure où le sermon sur la montagne, par exemple, ne peut manquer de heurter une certaine sagesse trop raisonnable1. La passion volontairement subie par Jésus s’avère la réponse divine au problème de la souffrance et du mal. La croix trace un chemin certes déconcertant, mais où l'on trouve beaucoup de sens, dans le clair-obscur de la foi. La résurrection est la clé qui ouvre la porte donnant accès à une signification globale proposée à l'humanité. L'intelligence croyante se rend compte, sans être capable de le démontrer, que l'existence tant individuelle que collective reçoit une lumière intense, grâce à l'espérance offerte par Dieu en Jésus.

En second lieu, comment l'adhésion à la vérité découle-t-elle d'une rencontre de Jésus? L’évangéliste Marc nous donne un indice : « il les enseignait en homme qui a autorité » (1,22). Les croyants entendent dans sa voix humaine une Voix unique, qui mérite qu'on lui fasse entière confiance (Jn 10,3-5.16). Quand Jésus demande à ses disciples s'ils vont, eux aussi, le quitter, Simon-Pierre répond : « Seigneur, à qui irions-nous? Tu as des paroles de vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6,68-69). La voix du Saint est certes dérangeante ; et pourtant elle est également fascinante. Comme chez les prophètes, mais avec un accent spécial, Dieu parle en Jésus : « Jamais personne n'a parlé comme cet homme » (Jn 7,46). En lui, le Père exprime sa Parole définitive et normative2. Ce dévoilement incomparable de Dieu en Jésus ne met cependant en aucune manière un terme au processus d'interprétation qui se déroule en Eglise ; au contraire, l'Esprit Saint ne cesse de susciter des paroles neuves qui se veulent fidèles à cette révélation.

En troisième lieu, à quoi l'affectivité est-elle sensible lorsqu'elle se trouve en présence de Jésus ? Au cours des siècles, beaucoup de gens ont été attirés et touchés par l'humanité du Christ. Il y a bien des années, une Québécoise d'environ dix-huit ans, dans un groupe où j'enseignais les sciences religieuses, le caractérisa comme « le plus humain des humains ». Parmi les qualités de Jésus, il est évident que la noblesse de ses attitudes, sa dignité toute empreinte de simplicité, son équilibre entre fermeté et douceur, son accueil des petits, des marginaux et des dévoyés ont conquis ou rassuré bien des cœurs. En outre, quand on considère que Jésus était également divin, on ne peut manquer d'être frappé par l'amour infini manifesté dans sa passion. Cet amour déclenche à son tour de l'amour chez ceux qui mettent leur foi en lui. Comme le titre d'un ouvrage de théologie fondamentale l'indique si bien, l'amour seul est digne de foi3.

En conclusion, je dirais qu'il est légitime de privilégier, jusqu'à un certain point, l'un des trois dynamismes, soit lors d'une étape de son cheminement, soit même d'une façon permanente. La foi est offerte aussi bien aux gens de cœur qu'aux gens qui ont besoin d'explications détaillées ou aux gens qui insistent sur l'origine transcendante du message révélé. Les distorsions s'infiltrent toutefois quand on met un accent excessif sur l'un des trois facteurs ou encore sur deux d'entre eux aux dépens d'un troisième.

Les trois situations typiques décrites ici — interactions, hégémonie ou alliance — offrent une grille susceptible d’aider à identifier les tendances concrètes d'une personne ou d'un groupe. On peut utiliser ce cadre tripartite pour diagnostiquer des faiblesses dans l'orientation de la foi et chercher à y remédier. On peut s'en servir aussi pour inventorier les forces existantes et y trouver des appuis. De la sorte, l'approche présentée ici devrait favoriser la compréhension mutuelle et l'entraide critique.


1 Voir Louis Roy, Se réaliser et suivre Jésus : est-ce possible? Montréal, Fides, 1989.

2 Jean de la Croix écrivait : « En nous donnant son Fils comme il l’a fait, son Fils qui est son unique Parole – car il n’en a pas d’autre – Dieu nous a tout dit en une fois par cette seule Parole, et il n’a plus rien à dire » (La montée du Carmel, Livre 2, chapitre 22, no 3, dans Œuvres complètes, traduction par Mère Marie du Saint-Sacrement, édition établie, révisée et présentée par Dominique Poirot, Paris, Cerf, 2004, p. 735).

3 Hans Urs von Balthasar, L'amour seul est digne de foi (Foi vivante, 32), Paris, Aubier, 1968.



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