|
Introduction
à |
Richard Liddy (Article paru dans la revue America à l'automne 2004, traduit et reproduit avec la permission de l'auteur) Bernard Lonergan est un auteur difficile. Il suffit de
mentionner son nom pour provoquer des soupirs. Son nom évoque un monde aussi
obscur que la physique nucléaire. Mais que comprennent ceux qui semblent
comprendre? Et comment expliquer leur attachement à cette œuvre? Mystère. Quoi
qu’il en soit, qu’avons-nous à faire, dans ce monde en pleine crise, des propos
de l’épistémologie et de la théorie de la connaissance? Ou, pour reprendre la
formule de Tertullien, « quoi de commun entre
Athènes et Jérusalem? » Pourtant, depuis sa mort, en 1984,
un « réseau Lonergan » ne cesse de se développer, lentement mais
sûrement. Le Lonergan Research Institute, qui administre les archives Lonergan,
travaille en collaboration avec University of Toronto Press à la publication
des 25 volumes des Collected Works of Bernard Lonergan. Des centres
Lonergan ont été créés entre autres à Boston, à Washington, à Los Angeles, à
Ottawa, à Sydney, à Dublin, à Naples. La plupart de ces centres se sont dotés
d’un site Web. Des revues, des bulletins, des conférences annuelles sont
consacrés à l’exploration des incidences de la pensée de Lonergan. À quoi tient ce rayonnement
croissant? Il se trouvera bien des anciens étudiants qui ont connu Bernard Lonergan
à Rome au cours des années 1950 et 1960, et qui ont gardé l’image d’un
professeur jésuite peu avenant, parlant avec un accent canadien accusé, gardant
la contenance d’un grand-père, mais d’un grand-père parfois bourru, car il ne
souffrait guère l’inintelligence. J’ai suivi ses cours pendant deux semestres.
Nous étions environ 650 étudiants, en 1961-1962, à l’écouter nous enseigner les
traités de la Trinité et de la christologie, dans la grande salle de
l’Université Grégorienne. La classe était manifestement dépassée par la teneur
des conférences de Lonergan, données en latin. À cette époque, la pédagogie
pratiquée à la « Greg » ne favorisait guère « l’apprentissage
interactif », c’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant, dans ces cours,
il se passait quelque chose. Quand Bernard Lonergan nous entretenait de la vie
de la Trinité, il nous faisait entrevoir le déroulement de nos existences dans
le mystère de l’amour infini. Nous percevions le déploiement de notre pensée et
de notre agir comme une participation à la vie du Père, de la Parole éternelle
et de l’Esprit procédant comme expression d’amour de la signification saisie. Bill Shea, qui est maintenant
directeur du Centre for Religion, Ethics and Culture au College of the Holy
Cross, à Worcester au Massachussetts, a tracé un jour un portrait assez
juste : Bernard
Lonergan avait l’air d’un homme qui avait une idée précise de l’objet de son
activité et qui prenait plaisir à s’y consacrer. Chaque fois que je l’ai
rencontré, une vingtaine d’occasions au total, je ne pouvais m’empêcher de
porter mon regard sur lui. Une fascination bien compréhensible, en présence
d’un grand homme. Mais Lonergan ne dégageait pas l’aura des grands maîtres.
Rien de théâtral, d’envoûtant, d’ensorcelant chez lui. Il adoptait une voix
monotone, ses mains bougeaient de manière distraite, il avait quelques kilos en
trop, il ne se préoccupait aucunement de son apparence physique. Et pourtant,
on prenait plaisir à l’écouter, à le regarder. Je pense que c’était justement
parce qu’il avait une idée précise de l’objet de son activité et qui prenait
plaisir à s’y consacrer. Dans les milieux universitaires on croise souvent des
personnes intelligentes et douées, mais on ne rencontre pas tous les jours des
esprits supérieurs. J’ai acquis la conviction, quand j’ai lu Insight,
puis quand j’ai assisté pour la première fois à une conférence de Lonergan et
l’ai vu répondre aux questions de l’auditoire, qu’il était véritablement
l’esprit le plus brillant que j’aie jamais rencontré. Sa vie et son œuvre Bernard Lonergan est né à Buckingham, au Québec, le 17 décembre 1904. Il a fréquenté l’école élémentaire de sa ville natale, dirigée par les Frères de l’Instruction chrétienne. À 13 ans, il est pensionnaire au collège Loyola, de Montréal, une maison des Jésuites où il fait ses études secondaires et collégiales. Le 22 juillet 1922 il entre au noviciat de la Société de Jésus à Guelph, en Ontario. Quatre ans plus tard, il est envoyé à Heythrop, en Angleterre, où l’enseignement scolastique d’inspiration suarézienne lui apparaît incompréhensible. Il « trouve refuge » dans l’œuvre de Newman. « Mon mentor, mon guide a été le John Henry Newman de La grammaire de l'assentiment. J'ai lu cet ouvrage cinq fois (les parties analytiques du moins) au cours de ma troisième année de philosophie et y ai trouvé des solutions aux problèmes qui m'obsédaient. La philosophie enseignée à Heythrop ne me satisfaisait pas du tout. Les perspectives de Newman cadraient avec ma façon d'accéder à la connaissance. » Ailleurs, il rappellera que Newman l’a guidé dans sa recherche personnelle par son affirmation voulant que dix mille difficultés ne suffisent pas à créer un doute. Cette remarque l’a « encouragé à regarder les difficultés en face, sans leur permettre de contrecarrer [s]a vocation ou [s]a foi. » Newman lui inspire une profonde appréciation de la démarche du jugement humain. Mais ce sont les premiers dialogues de Platon et d’Augustin qui lui permettent de cerner l’acte de la compréhension. Il est influencé par un ouvrage de John Alexander Stewart, un professeur d’Oxford, intitulé Plato’s Doctrine of Ideas, qui tient Platon, non pas pour un visionnaire dépeignant des formes dans le ciel, mais pour un méthodologue, qui pose des questions et y répond de sorte à stimuler la compréhension. Cette interprétation est confirmée par la lecture des premiers dialogues « platoniciens » d’Augustin qui, sur la voie d’une conversion religieuse, s’est trouvé influencé par « quelques livres des platoniciens » au cours du printemps et de l’été de l’an 386. Ces auteurs – Newman, Platon et Augustin – fournissent à Lonergan ce qu’Augustin a tiré des platoniciens, selon Peter Brown, c’est-à-dire « l’unique élément essentiel à toute autobiographie sérieuse : une théorie de la dynamique de l’âme qui lui permettait de tirer le sens de son expérience vécue. » En 1933, on envoie Lonergan étudier à la Grégorienne à Rome, où il séjourne jusqu’en 1940, année où il termine sa thèse de doctorat sur les enseignements de Thomas d’Aquin sur la grâce. Pendant cette période, il reconnaît l’influence de trois auteurs jésuites qui l’ont conduit à Thomas d’Aquin : Peter Hoenen, Joseph Maréchal et Bernard Leeming. C’est pendant le cours donné par Leeming sur le Christ, en 1935-1936, que Lonergan connaît sa « conversion intellectuelle », où il parvient à une appréhension claire et distincte de l’acte de la compréhension comme voie d’accès à la connaissance de la réalité. Cette conversion, il l’exprimera plus tard dans ses grands ouvrages Insight (1957) et Method in Theology (1972) et dans ses écrits dans divers domaines. Cette conversion l’amène à concevoir la théologie catholique comme une discipline appelée à influencer l’ensemble de la culture humaine : l’art, la littérature, les sciences, l’histoire, les sciences humaines et même la théorie économique. Cette vision interdisciplinaire et interculturelle de la théologie commence à se développer chez lui au cours des années 1940 et 1950, où il œuvre comme professeur dans les séminaires jésuites du Canada avant de retourner à la Grégorienne pour y enseigner, en 1953. L’insight sur l’insight À l’automne de 1964, après quatre années de théologie, j’ai été envoyé moi aussi à Rome pour y décrocher un doctorat en philosophie. Quelques esprits avertis m’ont conseillé alors d’étudier Lonergan. Je leur en suis extrêmement reconnaissant. Une laborieuse traversée de l’œuvre de Lonergan, notamment de son gros livre de 700 pages : Insight. An Essay on Human Understanding m’a transformé. Il fallait que je passe par une telle transformation pour comprendre cet homme, dont le propos me dépassait à l’époque où je suivais ses cours. L’invitation de Lonergan tient essentiellement à un appel à l’appropriation de soi, un acte personnel de prise de possession de sa propre conscience. Dans cet ouvrage, Lonergan entraîne ses lecteurs dans une visite guidée exigeante de la physique mathématique, non pas pour leur apprendre quelque élément de cette discipline, mais pour leur apprendre quelque chose sur eux-mêmes. Il s’agit d’en arriver à comprendre, à travers diverses « expériences », la structure de leur conscience personnelle. Une formule bien frappée résume ce propos : l’insight sur l’insight. L’attachement que témoignent maints lecteurs à ce penseur exigeant tient en partie à l’acte décisif d’engagement personnel qu’il valorise, un engagement dans la compréhension de soi. Lonergan explique : « L'expérience au coeur de notre propos est
celle où, clairement et distinctement, la conscience de soi rationnelle prend
possession d'elle-même comme conscience de soi rationnelle. Tout conduit à
cette réalisation décisive. Et tout en découle. Aucune autre personne, aussi
savante, aussi éloquente, aussi rigoureusement logique, aussi persuasive
soit-elle, ne peut le faire à votre place. Il s'agit d'un acte privé, mais dont
les antécédents et les conséquents comportent une dimension publique. Vous
pouvez vous trouver devant une longue série de marques sur du papier, qui vous
communiquent une invitation à vous connaître vous-même dans la tension de la
dualité de votre propre connaître; et le présent ouvrage se veut porteur de
signes matériels véhiculant une telle invitation. Si le lecteur reconnaît
l'utilité d'une telle invitation, et si, en conséquence, il l'accepte, une
telle décision n'a pas à demeurer secrète. On ne peut confondre un crépuscule
d'hiver et la clarté d'un midi d'été. » Ce livre portait donc la promesse magnifique d’une
« expérience-sommet » originale. Une expérience dont j’ai pu
constater personnellement l’« étonnante étrangeté ». J’ai gardé un
souvenir vivace d’un moment d’illumination vieux déjà de 35 ans. J’étais à
Rome, au printemps de 1966, et ce jour-là j’avais étudié Insight une
bonne partie de la journée. Vers la fin de l’après-midi, j’ai décidé de prendre
une douche (l’eau chaude était disponible à cette heure-là de la journée).
Pendant ma douche, tout-à-coup, j’ai compris : « Mais il parle
de moi ! » Il faudrait bon nombre de pages pour décrire le contenu
d’un tel insight. Je dirai simplement que le déclic de ce jour-là a été décisif.
L’idée qui m’a frappé m’est toujours restée présente. L’objectif de Lonergan
n’était pas de faire de moi un « lonerganien », mais plutôt de
m’inviter à connaître mon propre esprit et la structure de la réalité que
l’esprit cherche à connaître. Un charisme pour l’Église ? En cette époque où l’Église vit de grandes souffrances, voire de véritables
tragédies, il est très important de nous tourner vers les dons que Dieu fait à
l’Église. L’un de ces dons a été – est – Bernard Lonergan.
Il a vécu au 20e siècle – entre 1904 et
1984 – mais sa pensée exercera une influence encore plus marquée au
21e. Thomas d’Aquin a donné à l’Église le langage qui dans une
grande mesure lui a permis de se comprendre pendant 800 ans. Aujourd’hui, le
besoin d’un tel langage commun s’impose. Parlant de l’influence de Thomas
d’Aquin sur la culture, Lonergan écrit : À l’époque médiévale, la théologie est devenue la
reine des sciences. Or, dans sa pratique de cette discipline, Thomas d’Aquin en
a fait également le principe du façonnement et de la transformation d’une
culture. Alors que la pensée arabe et la pensée grecque pénétraient l’ensemble
de la culture occidentale, il a rédigé des commentaires élaborés de bon nombre
d’ouvrages d’Aristote pour inscrire une science païenne dans l’univers chrétien
et tisser une vision du monde dans laquelle Dante situera sa Divine comédie.
La théologie contemporaine doit examiner de près ce paradigme si elle entend
réaliser son aggiornamento. La spiritualité de Lonergan est une spiritualité de « la Parole »
dans son déploiement au sein de toutes les cultures humaines. Cette
spiritualité ratisse large pour prendre en compte les incidences culturelles à
long terme de l’Évangile. Dans une culture aux tendances empiristes, dont Dieu
est souvent résolument absent, la pensée de Lonergan peut
déployer – même au cœur de travaux scientifiques et
universitaires – la question de Dieu présente sous la surface du
discours. La conversion de notre compréhension de nous-mêmes, à laquelle nous incite
Lonergan, est de nature à briser les symboles et les clichés figés qui
définissent si souvent notre culture. La spiritualité « apophatique »
qui se perd dans une contemplation ineffable doit s’accompagner aujourd’hui
d’une spiritualité « cataphatique » qui mette en valeur la Parole et
nous montre comment cette Parole peut s’associer aux autres paroles
humaines – celles des sciences, de l’érudition, de la
littérature – de sorte que Dieu ait son mot à dire dans le monde que
nous construisons. La triade lonerganienne : expérience – compréhension – jugement,
correspond, côté subjectivité, à une autre triade, celle de Thomas d’Aquin,
formée de la puissance, de la forme et de l’acte. Le troisième millénaire qui
s’amorce ne saurait parvenir à une sagesse associant les diverses disciplines
au monde de la foi sans faire appel au versant subjectif. « Dans un monde
où les sciences de la nature et les sciences humaines évoluent constamment, où
l’ordre social se transforme, où les dimensions quotidiennes de la culture se
métamorphosent », souligne Lonergan, « plutôt que de chercher à faire
barrage à ce grand courant, nous devons contrôler le lit de la rivière. » Un étudiant qui explore la pensée de
Lonergan – avec enthousiasme, manifestement – me disait
récemment : Il n’y a eu personne comme lui depuis Thomas d’Aquin, et
il n’y aura personne comme lui au cours des deux prochains siècles. » En
fait, la plupart d’entre nous qui avons bénéficié de son enseignement au cours
des années 1950 et 1960 à Rome, ne l’avons pas considéré alors comme un homme
destiné à marquer son époque. Pourtant, il semble bien, à l’orée de ce
troisième millénaire, qu’il est en voie d’acquérir une stature de plus en plus
imposante. Le « mystère » qui entoure Bernard Lonergan tient au
langage qu’il nous a légué, langage permettant à des croyants d’évoluer au
milieu d’un tourbillon de mouvements contemporains vers une compréhension
d’eux-mêmes, de l’univers – et de Dieu. Lonergan nous dit, dans L’insight : « Si
vous arrivez à comprendre à fond ce que c'est que comprendre, non seulement
comprendrez-vous les grandes lignes de tout ce qu'il y a à comprendre, mais
vous allez également posséder une base fixe, une configuration invariante
débouchant sur tous les développements ultérieurs de la compréhension. » Plusieurs grands maîtres, tels
Augustin, Thomas d’Aquin, Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux, ont été nommés
« docteurs de l’Église ». Ce titre reconnaît une sainteté personnelle
associée à l’aptitude à un enseignement qui guide les croyants dans leur cheminement
au milieu du monde. À une époque où l’anglais est devenu la lingua franca du
monde, l’Église ne compte encore aucun docteur anglophone. J’attends avec
impatience la titularisation de John Henry Newman. Et j’espère que le titre
sera conféré à Bernard Lonergan peu après.
© 2001-2007 Pierrot
Lambert | dernière mise à jour le 1er septembre 2007 |