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L'homme
et l'oeuvre |
Pierre ROBERT Bernard Lonergan est sûrement un des plus importants théologiens de ce temps. Or s'il est de plus en plus connu dans le monde anglophone, il l'est moins dans le monde francophone. Mais il nous concerne particulièrement puisqu'il est canadien, et même québécois, qu'il est né à Buckingham dans la région de Gatineau, en 1904, qu'il a été éduqué au Collège Loyola, qu'il a enseigné au scolasticat jésuite de l'Immaculée-Conception et qu'il a donné plusieurs cours au Thomas More Institute de Montréal. Évidemment, introduire à un penseur de cette envergure ne se fait pas facilement; notre approche sera surtout descriptive, visant à donner une idée de l'homme, de son itinéraire intellectuel et de ses oeuvres, des questions qui l'habitaient. Elle cherche plutôt à permettre un premier contact et à donner une toile de fond qui devrait encourager à en savoir plus long. Cette approche du monde de Bernard Lonergan commence donc par une esquisse de sa vie 1), présente ensuite son itinéraire intellectuel et son oeuvre 2), ainsi que l'héritage qu'il a laissé 3), elle aborde pour finir quelques points stratégiques 4).
1) L'homme Bernard Joseph Francis Lonergan est né à Buckingham au Québec, le 17 décembre 1904. Il a reçu sa première éducation dans cette région, pour après faire ses études au Collège Loyola de Montréal. Entré chez les Jésuites en 1922, à l'âge de dix-huit ans, il y a suivi le cours habituel de la formation. Ce furent d'abord deux ans de noviciat puis deux ans de juvénat (« juniorate »), à Guelph en Ontario. On l'a ensuite envoyé étudier la philosophie en Angleterre, à Heythrop College (de 1926 à 1930), où il a manifesté de grandes dispositions pour les mathématiques. Après les études en philosophie, le jeune jésuite fait sa régence; celle de Lonergan s'est déroulée au Collège Loyola de Montréal où il a enseigné durant trois ans. Après, ce furent les études théologiques à l'Université Grégorienne de Rome. Ordonné prêtre en 1936, il a terminé sa formation (son Troisième An) à Amiens en France. Lonergan a enseigné la théologie systématique durant vingt-cinq ans, d'abord à l'Immaculée Conception, le scolasticat des Jésuites à Montréal (1940-1946; six ans et demi), puis au Regis College de Toronto (1947-1953), enfin, à l'Université Grégorienne de Rome (1953-1965). Forcé de quitter Rome pour raisons de santé, il est revenu au Regis College de Toronto où il s'est consacré à la recherche tout en donnant des conférences. En 1969, il est nommé membre de la Commission théologique internationale; en 1971-1972, il est « Stillman Professor » au Divinity School de Harvard. Professeur invité au Boston College de 1975 à 1983, c'est à cet endroit qu'il a achevé sa carrière. II s'est finalement retiré à l'infirmerie jésuite de Pickering aux environs de Toronto où il est décédé le 26 novembre 1984.
2) L'itinéraire intellectuel et l'oeuvre Nous présentons l'itinéraire intellectuel en faisant d'abord une esquisse plus extérieure et descriptive, pour après aborder quelques points stratégiques. Les principales oeuvres seront signalées au fur et à mesure de cette présentation . Étudiant, Lonergan s'est intéressé très tôt à la réflexion sur la connaissance, comme en témoignent ses tout premiers écrits . Parmi les influences qui se sont exercées sur lui à cette époque, il y a celle, déterminante, de John-Henry Newman dont il a lu à plusieurs reprises la Grammar of Assent (Grammaire de l'assentiment). Lors de ses études théologiques, l'apprenti théologien constatait déjà ce qui lui semblait une sérieuse absence de méthode. C'est également au début des années trente, lors de la crise économique, qu'est né son intérêt pour l'économie, domaine qu'il devait retrouver, sa carrière pratiquement achevée, plus de quarante ans plus tard. Les premiers travaux de Lonergan, comme c'était alors la pratique, ont porté sur s. Thomas d'Aquin. Toutefois, le p. Crowe, un des meilleurs spécialistes de notre auteur, a cherché à corriger l'image habituelle d'un Lonergan commençant dans Thomas d'Aquin pour déboucher dans le monde moderne. Il soutient que celui-ci était déjà en possession d'intuitions centrales (sur l'insight et le jugement) avant d'aborder s. Thomas et que c'est à partir de ces intuitions qu'il s'est lancé dans son analyse . Le premier travail sur s. Thomas a donc été la thèse de doctorat qui analysait la relation entre la grâce et le libre arbitre. Par la suite, il a entrepris une recherche sur la notion de verbum dans saint Thomas. Ayant resaisi les intuitions principales de celui-ci et ayant clarifié de façon rigoureuse, dans une analyse réflexive, la démarche de l'esprit humain, il était en mesure de revenir à une problématique plus récente. Il se trouvait alors à réinvestir les intuitions de saint Thomas dans la réflexion sur la connaissance qui a été au coeur de la philosophie moderne, réalisant non tant une répétition de ce dernier qu'une reprise à de tout nouveaux frais. C'est en 1956 qu'a paru Insight. A Study of Human Understanding. Cet ouvrage est une réflexion fondamentale sur la connaissance s'inscrivant dans la problématique épistémologique qui a hanté la philosophie moderne depuis Descartes. Il s'efforce aussi de rencontrer les développements majeurs des sciences expérimentales . Esquissons-en la démarche. L'auteur analyse d'abord l'insight dans les mathématiques, puis dans les sciences expérimentales; c'est à cette occasion qu'il fait une analyse de la méthode scientifique. Il retrouve ensuite l'insight dans le sens commun, tant au plan du sujet qu'au plan collectif, puis dans certaines questions de philosophie de la nature. Mais l'insight n'est pas le tout de la connaissance, il y a aussi le jugement, lequel est analysé à son tour. Ayant décrit et analysé ces activités intellectuelles, Lonergan invite le lecteur à se demander s'il les effectue lui-même et ainsi à se découvrir et à s'approprier comme sujet connaissant. Cette appropriation, incontournable, est la base sur laquelle s'édifie maintenant une épistémologie, une métaphysique, puis une éthique, ce qui permet finalement d'aborder la question de Dieu. Cet immense parcours est rendu possible par l'adoption d'un point de vue unique qui est la réflexion sur le sujet connaissant. Nous y reviendrons. Ayant clarifié ces questions, Lonergan est maintenant en mesure de revenir à sa préoccupation première, la méthode en théologie. Insight deviendra alors la base sur laquelle s'appuiera la méthode. Appelé à enseigner à l'Université Grégorienne, le nouveau venu s'y trouve confronté aux développements plus récents de la pensée, c'est-à-dire particulièrement à l'introduction d'une approche historique dans la tradition chrétienne, approche principalement issue des Geisteswissenschaften allemandes, et aux déplacements de la philosophie depuis le XIXe siècle. Cette confrontation amène chez lui un déplacement d'intérêt des sciences expérimentales vers les sciences historiques et herméneutiques. Elle est l'occasion de ce qui a été appelé le « Shift »: l'analyse se porte du sujet connaissant au sujet existentiel et religieux. Ce dépassement se situe au tournant des années cinquante et soixante; on le retrouve dans les écrits qui suivent 1960 de façon naissante d'abord, puis de façon de plus en plus élaborée. Si bien qu'en 1972 paraît l'oeuvre attendue, fruit de cette longue recherche: Method in Theology. Quelles sont les intuitions fondamentales de cette méthode? On peut, pense notre auteur, comprendre de différentes façons l'organisation d'une discipline. On peut en distinguer les éléments en partant de l'objet étudié: un cours portera sur Dieu, un autre sur la Trinité, sur les sacrements, sur le baptême et la confirmation... L'objet étudié est la base de la distinction. On peut distinguer par domaines, ainsi on obtiendra une théologie biblique, une théologie patristique, une théologie médiévale, une théologie contemporaine. À l'intérieur de ces périodes historiques, qui sont comme autant de champs de données, on retrouvera les différents objets. Mais on peut, et c'est son intuition, distinguer en suivant la démarche qui conduit des données aux résultats. C'est ainsi que s'articulent huit tâches ou fonctions constituantes de la théologie. On commencera par établir les données (c'est la « Recherche »); on tâchera de les interpréter (l'« Interprétation »), puis de les inscrire dans un tissu plus général (l'« Histoire »). Mais on aboutit à des résultats qui, s'ils sont complémentaires ou en séquence sur une même voie, peuvent aussi être divergents. Ces divergences pointent vers un monde sous-jacent à ces recherches, celui des présupposés et des options personnelles de leur auteur; c'est ce qu'il s'agit maintenant d'amener au jour (la « Dialectique »). Or ces options personnelles sont bien souvent le fruit du degré de conversion intérieure, c'est-à-dire intellectuelle, morale et religieuse, de l'auteur. C'est cette conversion qui donne l'horizon à l'intérieur duquel s'effectuent la recherche et la réflexion. Cette composante de praxis dans la recherche est centrale, même si elle est souvent prise pour acquis ou passée sous silence. Pour Lonergan, l'explicitation de la conversion devient la base de la deuxième phase de la théologie qui est la phase « engagée »; elle commence par l'« Explicitation des fondements », puis fait l'« Établissement des doctrines », leur approfondissement (« Systématique ») et finalement leur « Communication ». Il faut dire que pour Lonergan l'activité théologique se fait en deux phases principales; la première, qui regroupe les quatre premières tâches, étudie le passé de façon qu'on dirait « objective », elle considère un héritage; la seconde suppose que l'auteur se prononce, s'engage face à cet héritage pour le reprendre à son compte, l'approfondir et finalement le transmettre. Au coeur de la méthode, il y a cette implication du sujet et sa conversion intérieure qui donne l'horizon à l'intérieur duquel l'objet étudié prend sens, ce qui permet de le comprendre de façon plus adéquate et de le communiquer de façon appropriée. Or cette méthode suppose la mise au jour non seulement du sujet connaissant, mais du sujet existentiel et religieux; c'est ce à quoi Lonergan s'est employé dans les années soixante particulièrement . Au cours des années soixante-dix, Lonergan a poursuivi sa route en reprenant et en explicitant les acquis de MT. Mais le parcours de cet homme qui a mis un tel accent sur le dépassement de soi n'était pas achevé. On constate dans ses derniers écrits une évolution vers les questions « spirituelles » et surtout, il a retrouvé ses préoccupations de jeunesse et s'est lancé dans les études économiques. Lonergan s'est vu forcé d'interrompre ses activités alors qu'il se livrait à ces recherches, mais un Essay in Circulation Analysis, où l'économie est analysée d'un point de vue génétique ou dynamique, a vu le jour. Disons quelques mots, pour finir cette partie, sur les perspectives de ces recherches en économie. L'intention de Lonergan se devine à partir de la remarque suivante: S'il faut, dit-il, avoir le souci des pauvres et de la justice, une façon de le faire efficacement, c'est de chercher à comprendre le fonctionnement de l'économie (« It is a worthy topic [to speak of the poor]. But I felt that the basic step in aiding them in a notable manner is a matter of spending one's nights and days in a deep and prolonged study of economic analysis »). Lonergan a par ailleurs défini son approche à quelques reprises. Ainsi, parlant au groupe des traducteurs des écrits théologiques, il disait : Pas de préceptes moraux venant de l'extérieur; il faut d'abord faire une correcte analyse de l'économie et après montrer la pertinence des valeurs morales dans le domaine économique. On retrouve cette perspective dans Caring about Meaning: « How can you get economic moral precepts that are based on the economy itself? ». Cette esquisse de l'itinéraire intellectuel de Lonergan a permis d'inscrire l'oeuvre dans l'évolution de son auteur; retenons en terminant ces différents ouvrages. Il y a les travaux sur Thomas d'Aquin, sur la grâce et le libre arbitre, sur la notion de Verbum, puis ses deux ouvrages que d'aucuns ont appelés des livres-programme : Insight et Method in Theology. Outre ces oeuvres majeures, plusieurs articles ont été rassemblés en recueil : Collection. Papers by Bernard Lonergan, s.j., un recueil publié par les soins de Frederick E. Crowe, recoupe globalement la période débouchant sur Insight. Le deuxième, A Second Collection, publié par William F. J. Ryan et Bernard J. Tyrrell, correspond à la période MT et à ses préparatifs. A Third Collection a été publié en 1985 par les soins de Fred E. Crowe; y prennent place des écrits postérieurs à MT . Il y a encore plusieurs articles, les cours en latin donnés à la Grégorienne, d'autres cours sur différents sujets, tels la philosophie de l'éducation ou l'existentialisme... C'est ce qui a amené le Lonergan Research Institute de Toronto à entreprendre une édition intégrale de l'oeuvre; elle comprendra vingt-et-un volumes, sept ont été publiés à ce jour. Il reste un mot à dire sur les fruits de cette oeuvre, c'est-à-dire ce à quoi elle a donné naissance.
3) L'héritage Bien que moins connue du grand public que celle d'autres théologiens, l'oeuvre de Lonergan est l'objet d'un intérêt sans cesse grandissant, particulièrement dans le monde anglophone. À un point tel qu'on a pu parler d'un « Lonergan Movement ». Les renseignements qui suivent montreront que cette affirmation n'est pas excessive. Plusieurs « Festschrift » ont été consacrés à la pensée de Lonergan. En 1964, paraissait Spirit as Inquiry, sous la direction de Fred Crowe. Un Lonergan Congress s'est tenu en Floride en 1970; les Actes de ce congrès ont été publiés par Philip McShane sous le titre Foundations of Theology (1971) et Language, Truth and Meaning (1972). En 1974, a paru sous la direction de P. Corcoran Looking at Lonergan's Method. En 1981, Creativity and Method, sous le direction de Matt Lamb. En 1984, s'est tenu à Santa Clara en Californie un congrès dont les Actes ont aussi été publiés. Le p. Fred Crowe a fondé à Toronto un Lonergan Research Institute qui a recueilli les oeuvres et les documents de Lonergan et qui répertorie les publications et les thèses portant sur sa pensée. Les Centres se sont multipliés et on en compte maintenant dix. En 1973, un Lonergan Workshop a été mis sur pied. Après une première année à Halifax, il se déroule maintenant à Boston College. Ce Workshop regroupe chaque année près de deux cents participants; les Actes sont publiés sous la direction de Fred Lawrence. Depuis 1980, un bulletin de liaison des études lonerganiennes paraît quatre fois l'an. Commencé sous la direction de Michael O'Callagnan (décédé en 1986) et Terry Tequippe, il est publié par le Lonergan Institute de Toronto . Commencée sous la direction de Mark Morelli en 1983, paraît également une revue biannuelle publiant des textes inédits de Lonergan et différentes études: Method. Journal of Lonergan Studies. L'oeuvre de Lonergan a aussi fait l'objet d'études nombreuses; plus de trois cents recherches de maîtrise ou de doctorat, terminées ou actuellement en cours, portent sur des aspects de sa pensée, sans compter les ouvrages et de très nombreux articles.
4) Quelques points stratégiques Bien des questions en différents domaines mériteraient d'être abordées plus en détail, mais puisqu'on en a parlé à quelques reprises, et que ce point est central, autant se demander ce qu'est un insight. L'expérience est relativement courante et familière. Pour l'identifier, prenons l'exemple donné par Lonergan lui-même au tout début de son ouvrage. Dans le roman policier idéal, dit-il, le lecteur est mis en présence de tous les indices, mais ne parvient pas à trouver la solution. Il peut remarquer chacun des indices au fur et à mesure qu'il se présente; il n'en a pas besoin d'autres pour résoudre l'énigme. Malgré tout, il demeure dans l'obscurité, car découvrir une solution ne consiste pas dans la seule appréhension d'un indice ni dans la seule mémoire de tous ceux-ci, mais dans une activité distincte de l'intelligence organisatrice qui unifie dans une seule perspective explicative l'ensemble des indices. L'insight est le trait de lumière, le « déclic », en termes plus techniques, la saisie, la découverte d'une intelligibilité. Par lui, on « voit » comment les éléments s'organisent, on passe du tâtonnement à l'explication, de l'obscurité à la lumière; en termes plus techniques, il est le pivot faisant passer du niveau sensible au niveau intelligible. On remarquera que cette expérience nous met dans la joie et qu'elle donne le goût de la partager. L'esprit réalise en effet une activité qui est dans sa ligne, qui le satisfait, qui lui est propre. Et cette expérience proprement humaine, même si elle n'est pas une sensation ou un sentiment, nous fait découvrir concrètement qu'existent d'autres niveaux de la conscience que le seul niveau sensible. Or cette expérience se retrouve dans bien des domaines. On peut faire des insights en mathématiques, quand on découvre la solution d'un problème; on peut en faire quand on approfondit un texte et qu'en relisant un paragraphe, on comprend ce que l'auteur veut dire; il en arrive dans les conversations quand on ne comprend pas ce que l'autre tente de nous expliquer et qu'on lui demande de reprendre pour finalement saisir ce dont il s'agit; il en arrive dans l'aménagement de la vie concrète, et même en politique où il y a de bonnes ou de moins bonnes solutions! C'est dire que cette activité de l'esprit se retrouve en bien des domaines. Mais souvent elle échappe, l'attention étant spontanément tournée vers le monde extérieur. Ce n'est qu'avec le temps qu'on devient davantage attentif à ses propres activités conscientes. Et la chose est possible puisque nous venons de découvrir ce qu'est un insight, c'est-à-dire qu'une activité mentale a été saisie réflexivement par la pensée... Mais ceux qui ont une formation philosophique devineront les abîmes recouverts par ces simples affirmations... Mais est-ce que cela est important? En un sens, oui! En effet, cette découverte et plus profondément cette appropriation de soi, pour employer le terme de Lonergan, permet d'avoir une image plus complète du sujet humain. Nous ne sommes pas seulement des êtres biologiques, non pas seulement des êtres de passion, de sentiments, mais également des êtres qui s'interrogent, qui réfléchissent, qui examinent, qui comprennent. L'être humain est un sujet complexe, et réfléchir sur les activités concrètes de l'esprit permet de les intégrer critiquement dans sa vision de celui-ci et alors d'en tenir compte. C'est ainsi que Lonergan, après une première identification de l'insight, entreprend de l'analyser dans les mathématiques, puis dans les sciences expérimentales. Après quoi, il l'analyse dans la vie de tous les jours, qu'il voit aussi comme une accumulation d'insights qui sont corrigés, complétés, ajustés. Il comprend ainsi l'éducation comme la transmission d'insights, non seulement comme la transmission d'un savoir, mais comme l'effort du professeur pour bien présenter les données de telle sorte que les étudiants comprennent par eux-mêmes plutôt que d'apprendre par coeur. C'est ainsi que l'insight est comme un point commun en différents domaines. Mais l'insight n'est pas le tout de la connaissance. Il arrive en effet qu'une fois la saisie effectuée, le doute s'insinue; une nouvelle question surgit: est-ce vraiment ainsi? est-ce bien certain? Et l'esprit recommence à chercher, il s'interroge, il reprend les données, les confronte avec d'autres, il pèse les arguments jusqu'à ce que finalement il « voie » qu'il en est bien ainsi; il est en mesure de se prononcer. Cette démarche est à l'occasion rapide, d'autres fois très longue; elle parvient également à des solutions qu'on module : certain, probable, possible... Mais c'est à ce terme qu'on peut dire qu'il y a vraiment connaissance, car c'est alors seulement qu'on est en mesure d'affirmer qu'il en est bien ainsi! C'est-à-dire que Lonergan distingue trois niveaux de l'activité de connaître: un niveau sensible, celui de la perception; un niveau intellectuel, celui du questionnement débouchant sur la saisie, l'insight; un niveau proprement rationnel où on réfléchit, on vérifie pour aboutir à un jugement. Mais notre présentation est bien rudimentaire, il faut lire ses ouvrages pour en voir toute la portée. D'ailleurs, on pourrait continuer en esquissant le chemin de réflexion suivi par Lonergan lui-même après Insight. Nous venons de décrire le sujet conscient qui pense, qui connaît, mais le sujet n'est pas que connaissant, il a aussi à choisir, à s'orienter, à se faire lui-même. Ainsi la réflexion se porte sur le sujet qui s'interroge sur la conduite à tenir, délibère, pèse le pour et le contre, et finalement choisit; quand ces décisions portent sur soi-même et ses orientations de vie, apparaît proprement le sujet existentiel. Et finalement, le sujet est appelé à se prononcer devant Dieu, à s'ouvrir à lui, à lui dire oui; c'est la conversion religieuse où le sujet se dépasse pour entrer dans un dessein de Dieu sur sa vie. Ainsi est-on en mesure d'intégrer réflexivement les composantes intellectuelle, morale et finalement religieuse, pour parvenir à une vision plus complète du sujet humain. C'est-à-dire une vision considérant qu'il existe quelque chose au-delà des composantes physique, biologique ou même psychologique. Nous venons de signaler quelques points stratégiques dans la compréhension du sujet chez Lonergan, mais il y aurait bien d'autres domaines : sa pensée sur les sciences expérimentales, sur l'histoire, sur la métaphysique, puis la méthode en théologie, l'économie... Je voudrais en terminant ajouter une dernière considération. La présente série s'intitule « Penseurs et apôtres du XXe siècle »... Or il me semble que Lonergan a été les deux! Mieux, qu'il a été apôtre en étant penseur. Non pas parce qu'à côté de la pensée, il a eu d'autres occupations au service des gens. Il a été apôtre par sa pensée, par les longues années qu'il a mises à chercher, à dénouer les problèmes, à essayer de faire comprendre. Il a été apôtre en tentant de scruter les profondeurs, d'apporter de la lumière, de formuler une pensée qui puisse rassembler les humains et leur donner le goût de construire. Car on peut être blessé de différentes façons, dans son corps, dans son psychisme, dans son coeur également. Mais on peut aussi être blessé dans son esprit, par manque de sens, par manque d'une vision du monde à quoi accrocher sa vie. On peut être blessé par le scepticisme, par le réductionnisme, par le relativisme, par l'incapacité de trouver une base à quoi que ce soit, par des problèmes qui pour certains semblent peu importants, mais qui pour d'autres le deviennent suffisamment pour qu'ils désespèrent de continuer à vivre. Celui qui s'y attaque, qui y passe ses jours et ses nuits des années durant, sacrifiant bien d'autres activités, est aussi un apôtre. Un apôtre par la pensée.
Note sur ce texte Rédigé en 1999, il a été présenté à Radio-Ville-Marie (Montréal) le 13 octobre de cette même année dans le cadre d'une série intitulée « Penseurs et apôtres du vingtième siècle ». Le recueil des textes de cette série d'une quarantaine d'émissions a été publié cette année (2001), sous la direction du p. Jean Genest, s.j., organisateur de la série.
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