Enseignement, compréhension et apprentissage

Par Moira Carley

(Article publié dans le Globe and Mail de Toronto le 4 février 2003)

Nous devons toujours demeurer imprégnés de la lumière divine d’une curiosité qui est source de questionnement.


Au cours de ma première année d’enseignement universitaire, il y a de cela bon nombre d’années, j’ai demandé un jour à une soixantaine d’étudiants, à qui je venais de donner une conférence de nature à les intéresser, à mon sens : « Que pensez-vous? » J’espérais une réponse, bien sûr. Mais pas celle que m’a donnée un jeune homme assis dans la première rangée, le nez plongé dans ses notes : « Aucune importance! »

Cette réponse inattendue m’a fait comprendre que les étudiants assis là, devant moi, notant mes paroles, perdaient vite intérêt à leur propre démarche d’apprentissage. Pour survivre tant bien que mal à la corvée du programme scolaire, bon nombre d’entre eux adoptent une attitude de passivité, d’assimilation machinale.

J’ai pu constater depuis que la plupart des étudiants d’université subissent quatre années de cours comme une épreuve les menant au diplôme, mais sans jamais connaître la joie d’apprendre. Ils ne s’imaginent pas qu’ils pourraient engager leur propre intelligence dans la démarche de l’apprentissage. « Incroyable! », disent-ils, lorsqu’on leur demande d’exprimer dans leurs propres mots leurs propres pensées, leurs propres questions. Ils ignorent que le progrès ou le déclin de notre monde – celui où nous devons vivre ensemble – tient justement au choix de nous reconnaître (ou de ne pas nous reconnaître) comme des esprits curieux, intelligents, dont la soif d’apprendre s’exprime par le questionnement.

Que ce désir spontané de questionner, de comprendre, de créer une signification, reste à l’écart du processus de l’enseignement et de l’apprentissage, tient à mon sens d’une véritable tragédie. L’humanité en est diminuée. L’espace de l’imaginaire s’appauvrit. L’ennui, une certaine détresse s’installent. Une jeune existence, promise à un épanouissement, se replie sur elle-même par manque d’espoir. Quand les étudiants se livrent au jeu d’une accumulation d’information coupée de tout questionnement, ils apprennent à évacuer la curiosité et l’étonnement de leurs premières années d’école. Mon neveu de vingt ans, à qui j’ai demandé ce qu’il avait appris au cours de sa première année d’université, lui qui durant son enfance incarnait si bien l’engagement d’une curiosité totale face au monde, m’a répondu : « J’ai appris à passer des examens ».

Or, les possibilités qu’offre l’informatique – l’ordinateur peut même produire une dissertation – ouvrent de nouvelles perspectives à ceux d’entre nous qui cherchons à redonner aux étudiants la capacité d’apprendre par eux-mêmes. Le disque rigide de votre ordinateur peut emmagasiner ce qui était jadis conservé dans les neuromédiateurs du cerveau humain. L’accès aux données en est facilité, mais ces données restent de simples données tant qu’une intelligence humaine active n’y saisit pas la présence (ou l’absence) de configurations intelligibles, créant ainsi un espace de véritable apprentissage personnel.

Étant donné la quantité d’information disponible à notre époque, il n’est pas surprenant de voir les étudiants adopter à l’égard de l’apprentissage l’attitude du collectionneur. À l’instar d’un guide dans un musée mettant en lumière l’accumulation des connaissances humaines, le professeur peut favoriser chez les étudiants l’assimilation des connaissances d’autrui et les récompenser s’ils déballent ces connaissances aux examens. Mais il peut aussi emprunter une autre voie, et engager les étudiants dans l’expérience de leur propre intelligence à l’œuvre.

La plupart des professeurs et des parents conviendront que la finalité de l’école a été dévoyée, là où les étudiants se traînent passivement d’une classe à l’autre au son de la cloche et se voient récompensés à la fin de l’année s’ils ont accumulé les connaissances d’autrui. Même si officiellement j’ai pris ma retraite en tant que professeur d’université, je donne depuis plus de dix ans un cours que j’ai intitulé Le moi créatif (The Creative Self). Je cherche à inciter mes étudiants à apprendre à se servir de leur propre intelligence de manière créatrice, en se laissant guider par leur propre questionnement. La structure de ce cours est fondée sur la pensée du philosophe et théologien canadien Bernard Lonergan (1904-1984), qui fait valoir que le processus cumulatif de la compréhension humaine se déploie comme une spirale d’élévation progressive de la conscience. L’apprenant actif passe de l’attention aux données, au questionnement intelligent, puis au jugement rationnel, et enfin au niveau de la responsabilité où il prend des décisions fondées sur des jugements de valeur. Les étudiants qui participent au cours prennent habituellement en main leur propre démarche d’apprentissage à l’intérieur d’un cadre où l’enseignement et l’apprentissage s’appuient dans une créativité opérant de manière concertée. Ma classe comportait, une année, un nombre intimidant de joueurs de football. Je me demandais comment ils allaient répondre à la question posée comme sujet de dissertation : comment l’analyse des niveaux de conscience proposée par Lonergan peut-elle vous aider à comprendre votre propre démarche d’apprentissage? L’un des étudiants, Jeffrey Ross, m’a remis un texte qu’il avait rédigé en regardant un match de football à la télévision :

« … un ailier rapproché de l’une des deux équipes a réalisé un jeu spectaculaire en évitant plusieurs fois d’être plaqué par la défensive adverse et il a réussi à franchir les 25 verges qui le séparaient de la zone des buts. L’annonceur s’est écrié : « Quel jeu créatif! L’ailier rapproché nous a donné tout un spectacle! ». Et là j’ai cliqué! Je me suis demandé : « En quoi ce jeu était-il créatif? » Est-ce qu’une chose aussi simple qu’une séquence de jeu au football, qui dure une dizaine de secondes, peut avoir une signification plus profonde? Les partisans, les spectateurs ne voient que l’exploit physique réalisé par le joueur, mais derrière cette course, il faut voir la pensée, la créativité qui permettent une telle performance. Il y a une expression courante au football : « courir vers la lumière ». Cette métaphore signifie, pour un ailier rapproché qui porte le ballon, que l’obscurité ou la demi-obscurité est signe de danger : elle manifeste la présence menaçante d’un défenseur adverse; tandis que les lueurs entraperçues signalent les zones sûres où le porteur du ballon peut courir à son aise. Le joueur doit donc se montrer très attentif et alerte. Il doit constamment être à l’affût de l’ouverture qui se présente. Son imagination lui fournit les indices permettant de tracer sa voie et d’échapper à l’emprise de l’adversaire. Dans le cas que j’ai observé, le porteur de ballon a tournoyé sur lui-même pour se libérer d’un joueur qui cherchait à le plaquer et il a réussi à se diriger vers la lumière, pour courir ensuite vers la zone des buts et marquer un touché ».

Jeffrey s’est dit surpris de voir que j’avais écrit : « brillant! » en marge de son texte.