|
Introduction
à |
Louis ROY (Dernier chapitre de l'ouvrage La foi en quête de cohérence, Montréal, Bellarmin, 1988, reproduit avec la permission de l'auteur) En novembre
1984, décédait à Toronto Bernard Lonergan, jésuite, âgé de près de 80 ans. Né à
Buckingham, au Québec, il avait enseigné à Montréal, Toronto, Rome et Boston.
Considéré comme l'un des plus grands théologiens du siècle, cet homme était un
chercheur hors pair. C'est sous l'angle du chercheur en dialogue que je
voudrais le présenter, étant donné qu'il a beaucoup à offrir à des personnes
pour qui le cheminement intellectuel et le partage des questions et des
découvertes constituent des valeurs précieuses. Premières
découvertes Fils de Canadiens irlandais, Lonergan fut élevé
dans un catholicisme traditionnel. Il fait cependant partie d'une génération -
celle de Congar et de Rahner, nés comme lui en 1904 - soucieuse d'innover avec
une audace mêlée de circonspection. La première direction que prend sa pensée
vise à retrouver, d'une façon personnelle et engageante, la vitalité de Thomas
d'Aquin, par-delà la croûte d'un certain thomisme rigide et anhistorique. En
réaction contre une lignée philosophique qui va, d'après lui, de Duns Scot à la
néo-scolastique et qu'il accuse d'être conceptualiste, Lonergan prône un
intellectualisme: ce qui importe, affirme-t-il, ce n'est pas un bagage de
concepts à emmagasiner, mais c'est
l'intelligence vive qui synthétise un ensemble de données et formule une
hypothèse éclairante sur un sujet. La deuxième
avancée de Lonergan se situe dans le sillage de cet intellectualisme. Il se
passionne pour les mathématiques, les sciences de la nature et l'économie. Dans
son livre Insight, il essaie d'établir un rapport entre une philosophie
d'orientation aristotélicienne et thomiste, et les sciences contemporaines. Ce
rapport, il ne le fait pas, contrairement à bien d'autres auteurs, sur le plan
des thèmes - ce serait une approche conceptualiste - mais sur le plan des
opérations que l'esprit humain accomplit quand il travaille en science -, c'est
ce qu'il entend par l'intellectualisme. Lonergan étend par la suite son intérêt
épistémologique aux sciences humaines et à l'histoire (voir surtout les
chapitres 3, 8 et 9 de Pour une méthode en théologie, Fides et Le Cerf,
1978; MT dans les références qui vont suivre.) À partir de
la fin des années 50, l'intellectualisme de Lonergan, sans renier ses
acquisitions, s'élargit pourtant et s'intègre dans le contexte plus englobant
que constitue la poursuite de valeurs dans l'action. Comme il l'a lui-même
déclaré, ce qui contribue alors à le faire évoluer, ce sont les préoccupations
de ses étudiants, tant à l'Université Grégorienne de Rome qu'aux séminaires
qu'il tient pendant l'été au Canada et aux États-Unis. II se rend compte que la
culture et la société dans lesquelles ces jeunes vivent sont marquées par
l'existentialisme, avec son accent sur la liberté, la décision, l'engagement.
La conférence intitulée « Existenz et Aggiornamento » (dans Les
voies d'une théologie méthodique, Bellarmin et Desclée, 1982; VTM pour les
prochaines citations) et deux articles sur la place de la signification (ou du
sens, meaning) dans la vie humaine (à paraître dans un recueil
philosophique chez Bellarmin) témoignent de cette prise de conscience. L'importance de la
signification Quelques années plus tard, Lonergan revient sur
l'importance de la signification dans la vie humaine. En présentant la
signification en tant qu'incarnée dans le symbole, il délimite un vaste terrain
commun à l'art, à la psychologie et à la religion (voit MT, ch. 3).
Défini comme « l'image d'un objet réel ou imaginaire qui évoque un sentiment ou
qui est évoquée par un sentiment » (MT, 81), le symbole établit des liens -
harmonieux ou discordants - entre le psychisme, qui réagit aux images et aux
sentiments, et la conscience intentionnelle, qui vise à évaluer les réalités
perçues. Il joue un rôle de pivot dans la communication interne chez une
personne. Devant le problème de cette harmonie et de cette communication,
Lonergan situe ici d'une manière intéressante l'apport des différentes
psychothérapies. Il signale la diversité des contextes interprétatifs auxquels
se rattachent les pratiques thérapeutiques. Les théologiens n'ont pas à les
accepter passivement sans mot dire, mais ils sont invités à dégager et à
discuter les préalables philosophiques qui conditionnent ces contextes
interprétatifs. Robert Doran, un disciple de Lonergan qui vit à Toronto et qui
a étudié en profondeur la pensée de Jung, a prolongé avec créativité cette
ouverture de la théologie à la psychologie. Il a élaboré le concept de
conversion psychique et ouvert un chantier dans lequel théologie, spiritualité
et psychologie se rejoignent et unissent leurs efforts pour élucider un côté
important de la croissance humaine.1 La signification se trouve au coeur d'une culture particulière: « la
culture est la signification d'un mode de vie » (VTM, 32). Cette signification
se crée et se communique d'une manière complexe et nuancée dans les relations
intersubjectives, les attitudes et les gestes, les paroles et les silences, les
projets et les réalisations, les institutions, les rêves, les oeuvres d'art,
les écrits. Contrairement à ce que la notion classique de culture supposait
pour beaucoup de gens aux temps modernes, on ne saurait parler en vérité de «
la culture » au sens universel et normatif, avec ses idéaux et ses modèles
immuables (VTM, 30). À cette conception classique de la culture s'oppose une
conception empirique, marquée par les jeux infinis de significations
qu'analysent les sciences humaines. Pour Lonergan, le grand défi de
l'adaptation de l'Église catholique au monde contemporain consiste en un
difficile passage d'une idée classique à une idée empirique de la culture, de
la religion et de la théologie (voir VTM, 38-40; 53-SS). Il ajoute non sans
humour: « Autour de cette question, il y a beaucoup de confusion, surtout due au fait que
la culture classique n'a en rien prévu la possibilité de sa propre fin. » (VTM,
54) On devine les conséquences divergentes que ces deux notions de culture
entraînent pour le dialogue. Un homme de culture classique comme Bossuet, par
exemple, malgré sa grande sincérité, ne peut que rester rigide à l'égard des
propositions oecuméniques de Leibnitz (voir P. Hazard, La crise
de la conscience européenne, 1680-1715,
Paris, Boivin, 1935, 203-242.) On peut se demander également si la stérilité
des controverses religieuses des XVIIe et XVIIIe siècles ne tient pas en grande
partie à l'affrontement entre la conception classique et la conception
empirique de la vérité. Aux XIXe et XXe siècles, une autre antithèse se
renforce à l'égard de la culture, chez les historiens et chez les praticiens
des sciences humaines. Aux positivistes ou behavioristes qui considèrent l'être
humain uniquement comme un animal supérieur, s'opposent ceux qui situent la
quête de sens et la recherche de valeurs au coeur du vécu (voir VTM, 34-35 et
MT, 284-285.) Lonergan prétend qu'une attitude réductionniste réduit le vécu à
ses caractéristiques biologiques, zoologiques et psychiques, et ne tient pas
suffisamment compte des propriétés spécifiques de l'intentionnalité,
c'est-à-dire de notre capacité de viser, sinon de toujours atteindre, un engagement
intelligent. Ce réductionnisme introduit des distorsions tant dans l'image de
la personne que dans les hypothèses et les concepts utilisés par les sciences
humaines. Il y a place ici pour une dialectique dont la pratique annonce « la
fin de l'âge de l'innocence où l'authenticité humaine pouvait être considérée
comme allant de soi. » (VTM, 133) Lonergan pense que l'authenticité dépend pour
une bonne part des visions qu'on a de l'être humain et de son agir. Dès lors,
un véritable dialogue ne saurait gommer ces divergences. L'attitude d'esprit
que Lonergan propose diffère profondément de celle d'autres penseurs chrétiens
qui déclarent sans nuance qu'il faut accepter la psychologie ou la sociologie
contemporaine, sans se rendre compte des incompatibilités qui existent aussi
bien à l'intérieur de ces disciplines qu'entre certains de leurs présupposés et
ceux de la foi chrétienne. En revanche, il n'exalte pas non plus l'expérience
religieuse ou les doctrines ecclésiales, qui peuvent elles aussi être entachées d'inauthenticité.
C'est dire que l'invitation à se transformer dans le dialogue aux plans
intellectuel, moral et religieux s'adresse à tous (voir les trois conversions
dans MT, 272-280.) Une subjectivité ouverte à
l'Autre Par les
accents qu'elle place sur le sujet connaissant et agissant, sur sa vie
psychique, sur la diversité des réseaux de signification culturelle dans
lesquels il s'est inséré au long des âges, sur les interprétations
contradictoires concernant la personne, son vécu, ses possibilités, la
théologie de Lonergan favorise un dialogue qui est vraiment connaissance ou
bien directe ou bien historique des autres. On peut toutefois se demander
comment une telle conscience de l'altérité et de l'historicité n'entraîne pas
un relativisme quant à la vérité. C'est ici le problème de base que Lonergan
n'a pas esquivé, car l'oeuvre de sa vie a précisément été d'élaborer une
philosophie et une méthodologie soucieuses de fonder aussi bien la subjectivité
que l'objectivité. Pour lui, l'objectivité de la vérité est atteinte lorsque le
sujet humain met en oeuvre tout son potentiel : psychisme, intelligence,
liberté. Il reste évidemment toujours des zones d'ombres et de lumière, car le
savoir et l'agir de toute personne et de toute société comporte un mélange
d'absurde et d'intelligence. La question est donc de trouver des critères
susceptibles de faire distinguer l'erreur de la vérité, la distorsion de
l'intégralité, l'inauthenticité de l'authenticité. Ce chapitre n'est pas le lieu d'exposer ces
critères, qui s'avèrent très complexes (et qu'un lecteur studieux pourra
retracer dans MT, surtout dans les ch. 4, 11 et 12). Je ne ferai donc qu'indiquer
l'articulation majeure qui permet à Lonergan de penser qu'un chrétien peut être
à la fois pleinement subjectif et pleinement objectif dans son accueil et son
appropriation de la parole de Dieu. Il s'agit de la distinction entre
l'expérience religieuse et la parole, ou encore entre la foi et les croyances.
D'une part, l'expérience religieuse, entendue comme « l'expérience d'être en
amour avec Dieu », et la foi, définie comme « la connaissance née de l'amour
religieux », constituent le sommet de la vie subjective. D'autre part, la
parole venue d'une tradition donne sens à l'expérience religieuse en la situant
dans un monde de significations; quant aux croyances, elles expriment les jugements
de valeur que pose une foi qui discerne l'importance de ce qu'offre une
tradition religieuse. Ainsi la parole et la croyance orientent une personne
vers une objectivité qui lui est proposée par d'autres qu'elle-même et, en dernier
ressort, par Dieu (voir MT, 128-143).
En d'autres termes, l'intentionnalité humaine tend à se dépasser dans l'ouverture aux réalités
qu'elle enregistre, comprend, vérifie, honore et aime. Cette ouverture peut
aller jusqu'à un Autre mystérieux dont on se perçoit quand même amoureux malgré
toutes ses faiblesses personnelles. Bien que cette tendance à s'ouvrir aux
autres et à l'Autre mystérieux soit transculturelle, sa mise en oeuvre ne
s'accomplit que dans une culture particulière. Dans le monde d'aujourd'hui, les
cultures particulières véhiculent des croyances religieuses qui offrent des
clés pour découvrir le sens de nos ouvertures plus ou moins réussies aux autres
et à l'Autre mystérieux. L'exercice le plus noble de la responsabilité humaine,
celui qui lui confère sa plus grande dignité, consiste à répondre positivement
à l'exigence transculturelle, incarnée dans une culture, d'aimer à fond les
autres et l'Autre mystérieux, et d'accueillir la vérité de cet amour. Quand
cette soif d'aimer et de reconnaître les autres et l'Autre mystérieux rencontre
la tradition judéochrétienne, qui affirme que Dieu s'y révèle, la
responsabilité humaine identifie la possibilité de sa décision la plus
engageante. C'est une telle décision, fondée sur une recherche et une évaluation,
motivée par l'intelligence et l'amour, qui permet à une personne d'accéder à
une vérité objective (même si cet accès reste marqué d'obscurités) tout en se
situant dans un cheminement subjectif.
Une telle articulation de
la subjectivité et de l'objectivité fait apercevoir la complémentarité entre la
recherche et les découvertes religieuses. Elle permet également d'établir les
conditions d'authenticité nécessaires pour qu'il y ait interaction fructueuse
entre la foi d'une personne et son engagement dans le monde. Tant la foi que
l'engagement, en effet, peuvent être soit pleins de vitalité, soit grandement
handicapés. La pensée de Lonergan peut ainsi aider à dépasser le langage absolu
des principes et des « en soi », pour adopter le langage empirique des sciences
humaines qui s'énonce dans des formules comme « tout dépend des facteurs en
cause ». Une théologie ainsi conçue reste normative - comme
d'ailleurs tout un côté des sciences humaines -, mais d'une manière beaucoup
plus souple et nuancée que la théologie classique. La lecture des oeuvres de Lonergan, tout en
s'avérant austère, offre un cadre philosophique, théologique et méthodologique
qui accueille bien les questions que se posent des gens en recherche et marqués
par l'histoire, les sciences et les grandes préoccupations du monde actuel. Les
solutions esquissées se situent à un niveau fondamental. Telle est la façon
particulière dont Lonergan a voulu, tout au long de son cheminement
intellectuel, honorer ce qu'il y a de plus noble chez l'être humain2.
© 2001-2007 Pierrot
Lambert | dernière mise à jour le 1er septembre 2007 |