Chapitre premier: le contexte anthropologique Le mot conversion est un terme général qui peut désigner non seulement une réalité religieuse mais également une réalité humaine. Posons-nous d'abord la question: qu'est-ce qu'une conversion en général? Dans une section consacrée spécialement au thème de la conversion dans Method in Theology Lonergan nous fait cette présentation: Mais il arrive également que la passage d'un horizon à l'autre entraîne une volte-face; le nouvel horizon surgit de l'ancien, mais en répudiant certains de ses traits caractéristiques; il inaugure une nouvelle séquence qui peut révéler une profondeur, une largeur et une richesse de plus en plus grandes. Cette volte-face et ce nouveau commencement constituent ce que l'on entend par la conversion.1 La conversion se définit donc comme un changement radical d'horizon. Voilà la piste qu'il nous faut suivre pour parvenir au but. Aussi il importe que nous nous demandions d'abord: qu'est-ce qu'un horizon pour Lonergan? Dans une section de Method in Theology consacrée spécialement à cette notion l'auteur écrit ceci: Au sens littéral, le mot horizon désigne le cercle frontière, la ligne ou ciel et terre semblent se rejoindre. Cette ligne constitue la limite du champ de vision d'un homme. Quand celui-ci s'avance, elle recule devant lui et se referme en arrière, de telle sorte que selon les différents lieux où il se trouve (standpoints), différents horizons se présentent. De plus, à chaque lieu et horizon correspond une division particulière de la totalité des objets visibles. Au-delà de l'borizon se trouvent les objets qui, du moins pour le moment, ne peuvent être aperçus, et à l'intérieur de l'horizon se trouvent les objets qui peuvent actuellement être vus.2 Nous sommes en face d'une expérience très simple, celle que nous faisons quand nous regardons droit devant nous ou autour de nous vers l'horizon, là où terre et ciel se rencontrent, là où s'arrête notre champ de vision3. Que représente alors l'horizon? Il est la limite imposée au regard, il est la ligne de partage entre ce que je peux voir et ce que je ne peux pas voir. À cette première considération s'ajoute une deuxième: qu'est-ce qui se produit quand une personne se déplace? Si par exemple quelqu'un s'avance, son champ de vision change, la limite imposée à son regard recule, la ligne de partage entre ce qu il peut voir et ce qu il ne peut pas voir se déplace: de nouvelles choses apparaissent dans son champ de vision, tandis que d'autres, derrière lui, disparaissent. Enfin, notre texte introduit une troisième considération qui découle de la deuxièrne, celle de la diversité des horizons. Puisque les lieux où une personne se situe peuvent varier, la ligne de partage entre ce qu'elle peut voir et ce qu'elle ne peut pas voir variera, amenant différents champs de vision. De même, si plusieurs personnes se situent à des endroits différents, leurs champs de vision ne pourront être que différents. Le sens littéral du mot horizon est donc clair. Mais Lonergan se sert de ce mot qui recouvre une expérience très simple pour signifier une réalité plus complexe dans l'ordre de la connaissance. Il aboutit ainsi à une nouvelle définition du mot horizon qu'il résume en une phrase: "Les horizons s'identifient donc à la portée de nos intérêts et de notre savoir."4 Que signifie cette phrase? Pour répondre à la question, nous aurons recours de nouveau à l'image qui accompagne le sens littéral et nous conserverons les trois types de considérations de Lonergan, i.e. ce qu'est l'horizon en lui-mêrne, la diversité des horizons et le changement d'horizon. Reposons donc la question: qu'est-ce que l'horizon? Si au sens littéral le mot signifie la ligne de partage entre ce que je peux voir et ce que je ne peux pas voir, au sens métaphorique le mot signifiera la ligne de partage entre ce qui m'intéresse, ce que je connais, et ce qui ne m'intéresse pas, ce que je ne connais pas. Notons l'accent sur le caractère limitatif de l'horizon. Si nous nous référons au texte cité à la page neuf, nous relevons des expressions comme "cercle frontière", "limite du champ de vision, "au-delà... les objets qui... ne peuvent être aperçus". Ce caractere limitatif se retrouve dans plusieurs textes tels celui-ci tiré de A Second Collection: En un certains sens on peut dire que chacun de nous vit dans un monde qui lui est propre. Ce monde est habituellement un monde limité,et l'étendue de notre savoir et de nos intérêts en fixe la frontière. Certaines choses existent et sont connues des autres, mais pour moi elles demeurent totalement inconnues. Certains objets suscitent l'intérêt des autres, mais ils me laissent tout à fait indifférent. Ainsi l'étendue de notre savoir et la portée de nos intérêts fixent un horizon. À l'intérieur de cet horizon nous sommes confinés.5 Relevons encore ici des expressions comme "monde limité", "certaines choses existent... mais pour moi elle demeurent totalement inconnues", "certains objets suscitent l'intérêt... mais ils me laissent tout à fait indifférent", "nous sommes confinés". L'horizon constitue donc la limite de mon champ d'intérêt et de mon savoir, il établit une ligne entre un intérieur dans lequel je suis confiné, et un extérieur qui m'échappe tant du point de vue de l'intéret que celui de la connaissance. Il nous faut noter que le mouvement affectif de l'intérêt recouvre un champ plus vaste que celui des connaissances au sens fort du terme; car ce qui m'intéresse ne comprend pas seulement les objets que je connais bien, mais également ce qui existe pour moi sous forme de question. C'est pourquoi l'horizon ne s'étend pas simplement jusqu'où s'étendent mes connaissances, mais jusqu'où s'étendent mes questions, cette zone intermédiaire entre une connaissance complète et une ignorance complète; inversement, l'extérieur de l'horizon commence là où prennent fin mes questions. Dès lors l'horizon d'une personne se divise en deux zones, d'abord une zone de lumière, celle qui comprend les objets qu'elle connait vraiment, puis une zone de pénombre, celle qui comprend les objets qui ne lui sont présents que sous forme de questions auxquelles elle essaie de répondre. Traditionnellement, la première zone est celle de la docta, la deuxième est celle de la docta ignorantia. À l'extérieur de l'horizon se trouve la zone de ténèbre complète qui comprend non seulement ce que la personne ne connaît pas, mais également ce qui représente pour elle des questions insignifiantes et sans importance; c'est la zone de la indocta ignorantia. Ainsi nous arrivons à la conclusion que l'étendue de l'horizon correspond avant tout à l'étendue des questions auxquelles quelqu'un peut répondre ou essaie de répondre. Autrement dit, la ligne de partage entre ce qui est à l'intérieur et ce qui est à l'extérieur de l'horizon corresnond à la ligne de partage entre les questions qui semblent signifiantes et importantes et celles qui semblent insignifiantes et sans importance. Notre deuxième point touche à la diversité des horizons. En quoi consiste donc cette diversité? La réponse n'est pas difficile à trouver: si l'horizon représente la portée de notre savoir et de nos intérêts, la diversité des horizons consistera dans des champs de connaissance et d'intérêt différents, ou encore, dans diverses lignes de partage entre les questions signifiantes et les questions insignifiantes; ce qui est bien connu pour l'un est tout à fait inconnu pour l'autre, ce qui est intéressant pour l'un est sans intérêt pour l'autre; ce qui représente pour l'un une question importante représente pour l'autre une question sans importance. Face à cette réponse nous pouvons immédiatement soulever la question: ces différences d'horizon sont-elles toutes à mettre sur le même pied? Ont-elles toutes la même importance? Non! répond Lonergan. Car, écrit-il, "ces différences quant à l'horizon sont complémentaires, génétiques ou dialectiques"6. Résumons ce qu'il dit sur ces trois types de différence. Les différences complémentaires se retrouvent chez des hommes tels les ingénieurs, les médecins, les travailleurs, les juristes, les enseignants qui ont tous des intérêts bien différents et qui ont su acquérir les connaissances nécessaires à l'accomplissement de leur tache: en un sens ils vivent dans des mondes différents. Cependant, fait remarquer Lonergan, "ces horizons divers s'incluent jusqu'à un certain point les uns dans les autres et, quant au reste, se complètent entre eux"7. Ces différences sont essentielles au bon fonctionnement du monde. Tout aussi inévitables semblent être pour leur part les différences appelées génétiques. Comme le qualificatif le suggère, ces différences proviennent de ce que la personne humaine se développe; nous assistons à une expansion du champ des connaissances et des intérêts au cours de la vie d'un individu, et non seulement au cours de la vie d'un individu, mais au cours de l'histoire de l'humanité. "Chaque étape subséquente présuppose les étapes antérieures, en partie pour les inclure et en partie pour les transformer"8. Enfin il existe un troisième type de différences d'horizons, les différences dialectiques. Nous entrons ici dans des considérations où l'apport de la pensée de Lonergan est la plus originale et la plus importante, et elles revêtent une grande valeur pour notre propos. En quoi consite ces différences dialectiques? Lonergan répond ainsi: Ce qui est intelligible chez l'un est inintelligible chez l'autre. Ce qui est vrai pour l'un est faux pour l'autre. Ce qui est bien pour l'un est mal pour l'autre. Chacun peut prêter une certaine attention à l'autre et ainsi chacun peut, d'une certaine manière, inclure l'autre. Mais cette inclusion s'avère aussi bien négation et rejet.9 Nous pouvons relever deux points intéressants dans cette réponse. D'abord, les différences concernent les trois objets fondamentaux que vise l'esprit humain par son questionnement, i.e. l'intelligible que vise la question "qu'est-ce que c'est?", le vrai et le réel que vise la question "en est-il vraiment ainsi?", la valeur que vise la question "cela vaut-il vraiment la peine?" Ensuite, les différences dialectiques se distinguent tout particulièrement des deux autres types de différence: alors que les différences complémentaires et génétiques s'incluent et s'appellent l'une l'autre, les différences dialectiques s'opposent les unes aux autres, se rejettent mutuellement, car elles sont incompatibles. L'opposition ne peut être plus radicale. Pour comprendre le caractère propre de cette opposition, il faut noter que les affrontements d'horizon n'engendrent pas tous des conflits radicaux. Lonergan écrit en effet ceci: Toute opposition n'est pas dialectique. Il y a, en effet, des différences qui seront éliminées avec la découverte de données fraîches. Il y a aussi des différences que nous avons appelées différences de perspectives, car elles témoignent simplement de la complexité de la réalité historique. Mais par-dessus tout, il existe des conflits fondamentaux issus d'une théorie de la connaissance explicite ou implicite, d'une option éthique ou d'une approche religieuse. Ces conflits modifient profondément la mentalité d'une personne... 10 Ce texte peut se diviser en deux parties: d'une part, il relève deux cas d'affrontement d'horizons qui n'engendrent pas de conflits radicaux, d'autre part, il pose une affirmation sur l'origine de ces conflits fondamentaux. Quels sont donc ces deux cas qui n'engendrent pas de conflits fondamentaux? Premièrement, il peut arriver que deux personnes comprennent de manière différente un objet ou un événement parce qu'elles n'ont pas en main les mêmes données ou encore n'ont pas suffisamment de données, et ne sont donc pas irrémédiables. Qu'on nous permette un exempie: les théories opposées quant à la présence de la vie sur la planète Mars feront place à une théorie plus adéquate et unique à mesure qu'on recueillera de nouvelles données sur la composition de son sol. Deuxièmêment, il peut arriver que deux personnes comprennent de manière différente un objet ou un événement, non pas à cause de données différentes, mais à cause de perspectives différentes. Lonergan pense ici, entre autres choses, aux diverses façons de raconter l'histoire qu'on trouve chez les historiens; même si ceux-ci entreprenaient d'étudier un même événement ils aboutiraient à des récits différents, car en face des mêmes données ils soulèveraient des questions différentes, comprendraient à partir de présupposés différents et dégageraient des implications différentes, ou encore, accorderaient une importance plus ou moins grande à tel ou tel point de leur récit à cause du public auquel ils s'adressent. Le perspectivisme est inévitable, car il provient de l'extrême complexité de la réalité historique et des connaissances approximatives, incomplètes que nous en avons11. Cependant ces différences de perspectives ne provoquent pas de conflits fondamentaux; chaque perspective peut avoir sa propre valeur objective, et peut donc être accueillie en même temps qu'un autre. Quelle est l'origine des conflits fondamentaux? "Il existe des conflits fondamentaux, écrit Lonergan, issus d'une théorie de la connaissance explicite ou implicite, d'une option éthique ou d'une approche religieuse"12. Nous comprenons l'importance attachée à ces éléments philosophiques, éthiques et religieux, puisque leur influence recouvre la totalité de la vie d'une personne. Par exemple, quand une personne élimine de son horizon cette réalité transcendante qu'est Dieu, il de s'agit pas d'une question de détail, parce que cela implique toute une façon de comprendre la vie, le monde, l'histoire, toute une façon de juger ce qui est important et d'agir. De même, la conception que se fait une personne de la connaissance influence toute sa vie cognitive en orientant ses activités intellectuelles dans la direction où elle pense trouver le vrai et le réel, ou au contraire, en le conduisant vers le scepticisme. Enfin la conception que se fait une personne de la recherche morale, de ce qui doit guider sa vie influence l'ensemble de son agir. Mais cette réponse donnée à l'origine des conflits fondamentaux nous laisse insatisfait, car elle ne fait que reporter la question. En effet, si des conflits fondamentaux originent d'horizons marqués par des conceptions différentes et opposées d'éléments fondamentaux d'ordre philosophique ou éthique ou religieux, la question rebondit: quelle est alors l'origine de ces conceptions différentes et opposées, quelle est alors l'origine de ces horizons différents et opposés? Cette dernière question marque une nouvelle étape dans notre analyse, car nous nous sommes surtout situés jusqu'ici à l'intérieur de l'horizon d'une personne, et maintenant il nous faut prendre plus de recul par rapport à celui-ci pour remonter à sa source. Quelle est donc l'origine des horizons différents et opposés sur des points fondamentaux? La réponse à cette question ne peut se situer qu'à l'intérieur des facteurs qui déterminent l'horizon d'une personne. Commençons alors par poser la question générale: quels sont les facteurs qui déterminent l'horizon? Un premier indice nous est fourni par notre texte du début qui donnait une description du sens littéral de l'horizon: "Quand celui-ci (un homme) s'avance, y lisait-on, elle (la ligne de l'horizon) recule devant lui et se referme en arrière, de telle sorte que selon les différents lieux où il se trouve (standpoints), différents horizons se présentent"13. Le facteur qui détermine l'horizon est donc le lieu où se situe la personne, le standpoint. Qu'est-ce que ce standpoint? Dans le paragraphe suivant Lonergan l'explicite ainsi: "De mêrne que le champ de vision d'une personne varie selon le lieu où elle se tient, ainsi l'étendue de ses connaissances et de ses intérêts varie selon la période dans laquelle elle vit, son enracinement social et son milieu, son éducation et son développement personnel"14. Ce qui détermine un horizon peut donc se résumer en trois facteurs: des facteurs culturels, des facteurs sociologiques et des facteurs psychologiques. Les facteurs culturels comprennent l'ensemble des significations et des valeurs qui animent une communauté ou un peuple. Et la façon pour un individu de s'approprier l'héritage de cette tradition culturelle est par la croyance. À ce sujet Lonergan fait remarquer avec justesse que la plupart des connaissances qu'une personne possède, que la majorité des éléments de son horizon proviennent non pas de connaissances qu'elle a engendrées personnellement, mais de la tradition historique qu'elle a reçue moyennant la croyance15. Les facteurs sociologiques sont liés aux facteurs culturels comme le corps à l'âme;16 une société est la face visible, l'aspect incarné de la culture. Ces facteurs sociologiques comprennent une façon de vivre manifestés par les institutions, les moeurs, les classes, la technologie, les églises, les sectes, les systèmes éducatif, politique et économique. Enfin l'éducation reçue tant à l'école qu'à la maison et les aléas du développement personnel constituent les derniers facteurs à déterminer les traits de son horizon. Ainsi la portée des connaissances d'une personne et l'étendue de ses intérêts, ou encore, la ligne de partage entre les questions jugées signifiantes et importantes et celles jugées insignifiantes et sans importance dépendent de facteurs culturels ou historiques, de facteurs sociologiques et de facteurs psychologiques. Avons-nous inaintenant la réponse à la question initiale sur l'origine des horizons différents et opposés sur des points fondamentaux? Est-ce que les facteurs psychologiques et socio-culturels expliquent les théories cognitives opposées, des attitudes éthiques opposées ou des perceptions religieuses opposées? S'il en était ainsi nous aurions autant de conceptions philosophiques ou religieuses ou morales qu'il y a d'époques différentes, de régions différentes, de sociétés différentes, d'individus différents. Or les conflits fondamentaux peuvent survenir entre des personnes d'une même culture et d'une même société et, d'autre part, mettent aux prises non pas divers individus entre eux, mais des groupes rivaux. Ainsi les facteurs psychologiques et socio-culturels peuvent très bien expliquer le perspectivisme chez les historiens, mais n'expliquent pas les conflits fondamentaux; car, comme le fait remarquer Lonergan, "le perspectivisme ne tient qu'à la personalité de l'historien - mais elles (les différences de fond) se manifestent entre des groupes opposés et même hostiles d'historiens"17. Cet horizon que façonnent les trois facteurs, Lonergan le qualifie de relatif. La raison s' avère simple: l'horizon actuel d'une personne est relatif à l'éducation qu'elle a reçue, à la société dans laquelle elle se trouve et à l'époque où elle vit. Mais alors, si les facteurs psychologiques et socio-culturels n'expliquent que les horizons relatifs, quel facteur expliquera l'origine des horizons que nous appellerons, par opposition à relatifs, absolus ou fondamentaux? La section consacrée à l'horizon dans Method in Theology ne répond pas directement à cette question. Aussi faut-il chercher d'autres textes. Or nous avons une formulation claire d'un facteur autre que les facteurs psychologiques et socio-culturels dans un article de A Second Collection: "De plus, l'étendue d'un horizon est proportionnelle au dépassement de soi qu'on trouve chez une personne: l'horizon se rétrécit si elle échoue à se dépasser; il se dilate en largeur, en hauteur et en profondeur si elle réussit à se dépasser"18. L'horizon d'une personne s'élargit donc ou se rétrécit selon qu'elle réussit ou non à se dépasser. Voilà ce que nous cherchions. Cependant il faut nous demander: qu'est-ce que Lonergan entend par le dépassement de soi? Mais puisque la question est trop vaste et qu'elle nous éloigne trop du sujet de cette section, il nous faut lui consacrer une section spéciale. Pour l'instant tournons-nous vers le dernier point annoncé; cela ne pourra que mieux nous préparer à saisir l'importance de la notion de dépassement de soi. Notre troisième point touche le changement d'horizon. Que l'horizon change, le fait semble assuré. Nous y avons fait allusion lorsque nous avons parlé des différences appelées génétiques: celles-ci provenaient de l'expansion des connaissances et des intérêts tant au cours de la vie des individus qu'au cours de l'histoire humaine. Mais nous pouvons soulever la question: comment cette expansion de l'horizon s' opère-t-elle? A ce sujet Lonergan écrit: Les horizons sont enfin, sous un mode structuré, la résultante des acquisitions passées et la condition aussi bien que la limitation du développement ultérieur. Ils sont d'abord structurés. L'apprentissage est plus qu'une simple addition par rapport à un savoir antérieur; c'est une croissance organique a partir de celui-ci. Aussi toutes nos intentions, toutes nos affirmations et tous nos actes se situent dans des contextes. C'est à de tels contextes que nous faisons appel quand nous soulignons les raisons qui motivent nos objectifs, quand nous clarifions, amplifions ou nuançons nos affirmations, ou encore quand nous expliquons nos gestes. C'est à l'un ou l'autre de ces contextes que doit s'ajouter tout nouvel élément de connaissance et tout nouveau facteur dans nos attitudes. Ce qui ne cadre pas ne sera pas remarqué ou, s'il s'impose ànotre attention, paraitra dépourvu d'à-propos ou d'importance. Les horizons s'identifient donc à la portée de nos intérêts et de notre savoir; ils constituent la source féconde d'un progrès dans la connaissance et l'attention; mais ils tracent aussi la frontière qui limite notre capacité d'assimiler plus que ce que nous n'avons fait jusqu ici. 19 Ce texte comprend quatre affirmation principales que résume la phrase initiale: le contenu à l'intérieur de l'horizon est formé des acquisitions du passé; il est structuré; il est la condition nermettant le développement de l'horizon; mais en même temps il est la condition limitant son développement. Voyons une à une ces affirmations. En premier lieu, Lonergan écrit que l'horizon est formé des acquisitions du passé. Cette affirmation concerne l'origine de l'horizon. Or nous venons de distinguer trois facteurs qui déterminent l'horizon, des facteurs psychologiques et socio-culturels. En ce qui concerne le changement d'horizon, c'est surtout la longue tradition historique qui exerce l'influence principale; car, comme le fait remarquer Lonergan, "les individus apportent leur contribution à cet élargissement des horizons, mais c'est uniquement à l'intérieur du groupe social que ces éléments font corps et seules des traditions centenaires préparent l'apparition de développements notables"20. En deuxième lieu, les acquisitions du passé forment un tout structuré. L'intérieur de l'horizon, pour utiliser une image, ne ressemble pas à un grenier ou s'entassent pêle-mêle divers objets antiques. Pour comprendre cet aspect il faut se rappeler comment Lonergan conçoit le développement de la compréhension humaine. En effet, la compréhension humaine selon lui résulte de l'acte de saisir les liens intelligibles au sein de données sensibles. Si plusieurs saisies surviennent dans un même domaine, elles peuvent se combiner et former un réseau par lequel on maîtrise ce domaine. Les saisies peuvent continuer à survenir, touchant un plus grand nombre de données, et rendant de plus en plus claire la déficience de l'ancien réseau de saisies. Alors toute la structure des saisies change pour donner éventuellement naissance à ce que Lonergan appelle: un point de vue supérieur21. Ainsi les nombreuses saisies tendent à se combiner pour donner possiblement naissance à une saisie supérieure et plus englobante, et le phénomène se poursuit aussi longtemps que les saisies continuent à se multiplier; le résultat est toujours un tout structuré. C'est pourquoi Lonergan affirme que le contenu de l'horizon forme un tout organique, structuré. Pour exprimer cette dimension de l'intérieur d'un horizon, il utilise diverses expressions comme "monde", "Weltanschauung", "point de vue", "approche (outlook)", "vision d'ensemble (total view)", "cadre englobant (all-encompassing framework)", "Fragestellung"22. Dans ce texte cité précédemment (note 19) Lonergan a recours au mot contexte pour exprimer la même idée: L'apprentissage est plus qu'une simple addition par rapport à un savoir antérieur, c'est une croissance organique à partir de celui-ci. Aussi toutes nos intentions, toutes nos affirmations et tous nos actes se situent dans des contextes.23 Rappelons que le mot contexte signifie un entrecroisement des questions et des réponses liées à un sujet déterminé;24 puisque chaque élément de ce réseau est relié organiquement à l'ensemble, sa signification ne se découvre qu'à la lumière de l'ensemble. En exégèse par exemple, c'est le contexte proche qui éclaire le sens d'un verset ou d'une péricope, et c'est le contexte éloigné qui éclaire le contexte proche. En ce qui concerne une personne, la réalité qu'éclaire l'horizon-contexte, c'est celui de ses intentions, de ses paroles et de ses actions; si elle affirme telle chose ou pose telle action, c'est en raison de tout un contexte, d 'un ensemble organique de questions et réponses constituant son horizon. Le mot contexte se trouve en quelque sorte à exprimer le rôle que joue l'horizon d'une personne par rapport à ses desseins, à ses affirmations ou à ses actions; l'horizon en éclaire la signification, explique le pourquoi de telle affirmation ou de telle action, et inversement, c'est "à de tels contextes que nous faisons appel quand nous soulignons les raisons qui motivent nos objectifs, quand nous clarifions, amplifions ou nuançons nos affirmations, ou encore quand nous expliquons nos gestes"25. Bref, l'horizon constitue le fondement de tout ce que dit et fait une personne.26 En troisième lieu, le contenu à l'intérieur de l'horizon représente la condition du développement de l'horizon. Il n'est pas très difficile de saisir cette affirmation si on se réfère de nouveau à la façon dont Lonergan explique le développement de la compréhension humaine. Un point de vue supérieur présuppose un ensemble de petites saisies antérieures. Par exemple une personne ne peut réussir à comprendre 1'algèbre que si elle maitrise d'abord l'arithmétique, elle ne peut comprendre la trigonométrie que si elle maitrise d'abord l'algèbre, enfin elle ne peut comprendre le calcul différentiel et intégral que si elle maitrise d'abord la trigonométrie; chaque étape antérieure est condition de l'étape subséquente. Le connu sert alors de tremplin vers l'inconnu, ou pour utiliser les paroles mêmes de Lonergan, il est la "source féconde d'un progrès dans la connaissance et l'attention"27. L'horizon actuel permet l'acquisition de connaissances nouvelles et l'élargissement des questions, ou inversement, les réalités nouvelles et les nouvelles questions sont comprises à partir de l'horizon actuel. Pour exprimer ce rôle de l'horizon actuel Lonergan utilise le mot présupposé. Ainsi c'est à l'horizon d'une personne qu'il se réfère quand il parle de ses présupposés28. En quatrième lieu, le contenu d'un horizon limite son propre développement. Ceci découle de ce que nous avons dit sur l'aspect organique et structuré de l'horizon et n'en représente que la face négative. En effet si l'horizon forme un tout organique, son développement ne peut se faire que de façon organique, c'est-à-dire que toute question nouvelle ou toute connaissance nouvelle doit s'intégrer de façon organique et cohérente avec les questions et les réponses déjà présentes; sinon, elle ne réussira pas à se tailler une place, sera considérée comme sans importance et insignifiante, ou encore passera tout à fait inaperçue.Ce qui ne peut être intégré disparaît. À ce sujet le texte de Lonergan est explicite: C'est à l'un ou l'autre de ces contextes que doit s'ajouter tout nouvel élément de connaissance et tout nouveau facteur dans nos attitudes. Ce qui ne cadre pas ne sera pas remarqué ou, s'il s'impose à notre attention, paraîtra dépourvu d'à-propos ou d'importance.29 Le progrès des connaissances, même s'il peut connaitre des bonds prodigieux, s' articule avec l'acquis. Par exemple une personne en lisant un texte remarquera facilement les données qui cadrent avec son horizon, ou encore comprendra rapidement ce qui confirme, précise ou clarifie ce qu'elle sait déjà. "De là vient, fait remarquer Lonergan, qu'on trouve aisément ce qui cadre avec son horizon et qu'on a très peu d'aptitude pour remarquer ce qu'on n'a jamais réussi à comprendre ou à concevoir"30. Ainsi les présupposés formant l'horizon d'une personne non seulement servent de tremplin vers l'inconnu, mais également établissent une limite à l'expansion de l'horizon. Le champ où le rôle limitatif de l'horizon s'exerce de façon frappante est celui de la connaissance historique. À ce sujet Lonergan fait remarquer que les historiens "se disent qu'aucune quantité de témoignage ne peut établir dans le passé ce qu'on ne retrouve pas dans le présent"31; car "l'historien ne peut traiter intelligemment le passé tant qu'il permet à ce passé de lui rester inintelligible"32. Comment l'expansion de l'horizon s' opère-t-elle? avons-nous demandé. Nous pouvons maintenant affirmer qu'il ne peut s' opérer qu'à partir de l'horizon actuel et en accord avec lui. Lonergan résume ainsi sa réponse: "Les horizons sont enfin, sous un mode structuré, la résultante des acquisitions passées et la condition aussi bien que la limitation du développement ultérieur"33. Mais cette réponse aussitôt donnée, une nouvelle question s'éleve: est-ce que nous pouvons expliquer par là le fait qu'il existe des changements radicaux d'horizon, si bien qu'une rupture s 'établit entre l'horizon nouveau et l'horizon ancien? Il semble qu'il faille répondre: non! Car nous avons réussit à expliquer les changements génétiques par lesquels un horizon s'agrandit à partir des potentialités de l'ancien. Or les différences génétiques, comme nous l'avons vu, n'impliquent pas d'oppositions radicales, mais représentent des étapes qui se complètent et s'appellent l'une l'autre. De plus, le mouvement génétique n'explique pas le fait que l'horizon d'une personne puisse se désintégrer, comme cela se produit dans la conversion. Quelle réalité peut donc rendre compte des changements radicaux d'horizon? Ne trouverait-on pas la réponse dans cette phrase de Lonergan que nous avons cité: "De plus, la portée d'un horizon est proportionnel au dépassement de soi qu'on trouve chez une personne: l'horizon se rétrécit si elle échoue à se dépasser; il se dilate en largeur, en hauteur et en profondeur si elle réussit à se dépasser"34.C'est ce qu'il nous faut maintenant élucider. Avant de quitter cette section mesurons le chemin parcouru. Nous avons commençé par une description de l'horizon au sens littéral. Après avoir relevé que le texte de Lonergan contenait trois considérations principales, nous avons appliqué ces trois considérations à la définition du sens métaphorique de l'horizon. Dans un premier temps, nous avons posé la question: qu'est-ce que l'horizon? L'horizon, avons-nous répondu, définit jusqu'ou s'étend nos connaissances et nos intérêts, il constitue la ligne de partage entre les questions qui nous semblent importantes et signifiantes et celles qui nous semblent sans importance et insignifiantes. Dans un deuxième temps, nous nous sommes arrêtés à la question concernant la diversité des horizons. Après avoir distingué trois types de différences d'horizons, nous avons centré notre attention sur les différences qui engendrent des conflits en cherchant l'origine de ces conflits et en cherchant l'origine des horizons opposés sur des éléments fondamentaux, pour conclure que ce qui pourrait expliquer l'opposition d'horizons fondamentaux était peut-être la notion de dépassement de soi. Enfin, dans un troisième temps, nous avons soulevé la question: comment s' opère le changement d'horizon? Notre réponse insistait sur le fait que l'expansion de l'horizon ne peut se faire qu'à partir de l'horizon actuel et en accord avec lui, relevant par le fait même le rôle fondamental que joue l'horizon: il fournit le contexte et les présupposés relatifs aux intentions, aux paroles et aux actions d'une personne. La section s'est terminée par l'observation que l'analyse de l'expansion de l'horizon n'expliquait pas les changements radicaux ou la désintégration d'horizon et qu'il fallait continuer notre étude par l'analyse de la notion de dépassement de soi.
La notion de dépassement de soi semble être la clé de voûte de l'édifice cognitif de Lonergan: nos considérations sur l'horizon nous ont conduit à voir en elle ce qui peut expliquer les différences et les changements radicaux d'horizons. Essayons donc, dans un premier temps, d'élucider cette notion de dépassement de soi pour pouvoir ensuite, dans un deuxième temps, utiliser les éclaircissements obtenus à la solution des deux questions laissées en suspens dans la section prédédente. A. Ce qu'est le dépassement de soi Qu'est-ce que le dépassement de soi? Lonergan consacre une petite section de son chapitre sur la religion dans Method in Theology pour répondre à cette question: C'est en se dépassant lui-même que l'homme parvient à l'authenticité. On ne peut vivre dans un monde et avoir un horizon que dans la mesure où l'on n'est pas enfermé en soi-même. Ce qui permet à l'homme de ne pas être enfermé en lui-même, c'est d'abord la sensibilité qu'il a en commun avec les animaux supérieurs. Mais alors que ces derniers restent confinés à leur habitat, l'homme, lui, se meut dans un univers. Au-delà de la sensibilité, il pose des questions, et son questionnement est illimité. Notons d'abord les questions relevant de la compréhension. On se demande: qu'est-ce que c'est? comment? dans quel but? Les réponses servent à mettre de l'unité et à établir des relations, à classer et à construire, à sérier et à généraliser. De l'étroite bande d'espace-temps à laquelle l'expérience immédiate permet d'avoir accès, on passe à la constructIon d'une vision du monde et à l'exploration de ce que l'on pourrait devenir ou faire. Aux questions relevant de la compréhension succèdent celles qui relèvent de la réflexion. On dépasse l'imagination et la supposition l'idée et l'hypothèse, la théorie et le système, pour se demander si, oui ou non, il en est réellement ainsi, ou s'il pourrait en être ainsi. Le dépassement de soi revêt alors une nouvelle signification. Non seulement va-t-il au-delà du sillet, mais il cherche aussi ce qui est indépendant du sujet. Car le jugement d'après lequel ceci ou cela est ainsi ne traduit pas ce qui m'apparaît, ni ce que j'imagine, pense, souhaite ou serais porté à dire, ni ce qui me semble tel, mais ce qui est ainsi. Pourtant, un tel dépassement de soi n'est encore que cognitif. Il ne se réalise pas dans l'ordre de l'agir, mais uniquement dans l'ordre de la connaissance. Au niveau final toutefois, à savoir celui des questions relevant de la délibération, le dépassement de soi devient moral. Lorsqu'on se demande si ceci ou cela est valable, s'il s'agit d'un bien simplement apparent ou d'un bien véritable, la recherche ne porte pas sur le plaisir ou la douleur, sur le bien-être ou le malaise, sur la spontanéité sensible, sur un avantage individuel ou collectif, mais sur une valeur objective. Parce qu'il est possible de poser de telles questions, d'y répondre et de vivre selon ces réponses, on peut se dépasser au niveau du vécu, au niveau moral. Ce dépassement de soi au niveau moral, c'est la possibilité de la bienveillance et de la bienfaisance, de la collaboration honnête et de l'amour vrai; c'est la possibilité d'échapper complètement aux limites qui enferment l'animal dans son habitat, pour devenir une personne dans une société humaine. Les notions transcendantales que sont nos questions relevant de la compréhension, de la réflexion et de la délibération, constituent la capacité que nous avons de nous dépasser nous-mêmes. Cette capacité s'actualise lorsque nous commençons à aimer.35 Relisons le texte paragraphe par paragraphe en nous demandant ce que signifie le dépassement de soi. Lonergan semble donner d'abord une définition très générale du dépassement de soi: celui-ci est le contraire d'un enfermement en soi-même, il est une libération du cloisonnement dans le sujet. La première étape de cette libération se trouve dans la sensibilité que l'homme partage avec les animaux supérieurs. Or cette sensibilité que l'homme et les animaux ont en commun comprend tout ce que livrent les opérations des cinq sens. Se dépasser soi-même signifie dans ce cas pour un sujet aller au-delà de sa réalité biologique pour se porter vers le monde sensible. Lonergan constate ensuite que les données sensibles soulèvent chez l'homme des questions et la capacité de questionner est illimitée. Une première série de questions (Qu'est-ce que c'est? comment? dans quel but?) cherchent à découvrir l'intelligibilité des données sensibles, à les unir, à les relier, à les classifier, bref à répérer un certain ordre intelligible. Se dépasser soi-même signifie aller au-delà des opérations sensibles et de ce qu'elles produisent pour se porter vers une intelligibilité possible du monde sensible. Ce dépassement, même s'il arrache l'homme à l'absorption dans l'expérience immédiate, n'entraîne pas le rejet du monde sensible; en se portant vers une construction du monde, l'homme prolonge son mouvement vers le monde sensible par un mouvement vers son intelligibilité. Au troisième paragraphe Lonergan fait remarquer qu'aux questions suscitant la recherche de l'intelligibilité des choses fait suite une nouvelle série de questions (En est-il vraiment ainsi? Mon idée est-elle exacte, vraie? Correspond-elle à la réalité?) provoquant la réflexion sur les idées, les hypothèses, les théories et les systèmes issus des opérations intelligibles précédentes. Se dépasser soi-même signifie dans ce cas pour un sujet aller au-delà des opérations intelligentes pour se porter vers ce qui est, vers ce qui existe vraiment ou pourrait vraiment exister, et donc vers ce qui est indépendant de lui. Ici, la notion de dépassement de soi acquiert son sens fort: avec le jugement le sujet affirme qu'un objet est indépendant de lui. Qu'est-ce à dire? Dire qu'un objet est indépendant du sujet c'est dire qu'il correspond non pas simplement a ce qu'imagine, ou pense, ou est porté à penser, ou ressent une personne mais à ce qui existe vraiment, à la réalité. Dire qu'une chose est indépendante du sujet c'est donc affirmer qu'elle n'est pas relative au lieu où se trouve la personne qui l'affirme, ou encore relative à son époque, ou encore relative à sa personalité, à son tempérament, à ses idées36; au contraire, c'est affirmer un inconditionné, i.e. une signification ou une idée qui n'est pas restreinte ou limitée à la personne qui prononce le jugement. Une signification ou une idée jugée vraie est universelle, elle vaut pour tous les hommes et pour toutes les époques37. Cette indépendance de la vérité rend possible la communication des idées et la collaboration dans la recherche du vrai, et rend donc possible l'accueil par la croyance de ce qui a été découvert par d'autres. Ainsi le troisième sens de la notion de dépassement de soi se réfère à cette percée hors du sujet, au passage du sujet à l'objet. Et le questionnement qui est le principe de cette percée se trouve, par son caractère illimité, à écarter tout cloisonnement en soi-même, tout immanentisme38. Au quatrième paragraphe Lonergan affirme que le dépassement de soi auquel on arrive avec le jugement n'est que cognitif, c'est-à-dire se situe dans l'ordre de la connaissance et non celui de l'agir. Or, constate-t-il, il existe chez une personne une autre série de questions cherchant ce qui est objectivement bien, ce qui vaut vraiment la peine d'être fait. Se dépasser soi-même signifie d'une part aller au-delà du résultat des opérations réflexives pour chercher ce qui est vraiment bien et, d'autre part, aller au-delà de ce qui apparaît spontanément désirable, ou satisfaisant, ou agréable, ou de ce qui provoque l'incomfort et la peine, pour se porter vers ce qui est objectivement valable, vers ce qui est indépendant des besoins et des désirs du sujet. Enfin au dernier paragraphe Lonergan conclut que ce qui est à la source des trois séries de questions, ce qui nous rend capable de nous dépasser nous-mêmes, ce sont les notions transcendantales, i.e. la notion transcendantale d'intelligible, la notion transcendantale de vrai et de réel, la notion transcendantale de valeur39. Or ces notions transcendantales ne sont que le mouvement de l'esprit humain par lequel il se porte vers les trois objets de ce questionnement, et ne constituent donc qu'une capacité de se dépasser; elles n'aboutissent qu'à engendrer une connaissance, la connaissance de ce qui existe ou de ce qui est possible et la connaissance de ce qui est bien. L'actualisation de ce dépassement de soi, ou, si l'on veut, le dépassement de soi réel survient quand l'agir est conforme à ce qu'indique la connaissance morale vraie. Aussi Lonergan fait remarquer que le principe de ce dépassement de soi est l'amour; car si ce sont les notions transcendantales qui rendent possible la bienfaisance et l'amour vrai, par contre c'est l'amour qui effectue le passage de la connaissance objective à l'agir, qui actualise le dépassement de soi. Pourquoi en est-il ainsi? Nous remettons à plus tard la réponse à cette question. Que nous livre donc la relecture du texte? En premier lieu, le dépassement de soi se réfère à un agir conforme non pas aux intérêts d'une personne ou à ce qui lui plaît spontanément mais à ce qui est vraiment et objectivement bien. Or le dépassement de soi dans l'agir présuppose un dépassement de soi au plan cognitif, une connaissance objective. Ainsi le dépassement de soi revêt une signification à la fois intellectuelle et morale. En deuxième lieu, les notions transcendantales sont la source de ce dépassement de soi et ce sont elles qui cherchent à atteindre tout ce qui est intelligible, vrai, réel et bien. Cette recherche se manifeste par les trois séries de questions que nous avons énumérées ainsi que par les opérations permettant de trouver la réponse aux questions posées:40 puisqu'il s'agit de comprendre les données sensibles (Qu'est-ce que c'est? comment? dans quel but?), l'esprit humain utilise les ressources des opérations sensibles comme celles de voir, d'écouter, de toucher, de sentir, de goûter et d'imaginer pour chercher la réponse à la question posée, et lorsqu'il comprend enfin, il essaie dès lors de bien concevoir et de bien formuler ce qu'il a compris, cet intelligible qu'il cherchait; mais se mettant à douter de ce qu'il a compris, se demandant si le résultat atteint par la première série d'opérations correspond vraiment à ce qui existe (En est-il vraiment ainsi? Mon idée est-elle vraie? Correspond-elle à la réalité?), il se met à réfléchir, à ordonner les éléments de preuve et à les soupeser, pour enfin se prononcer par un jugement; enfin, se demandant si la réalité qu'il connait maintenant et les actions possibles qu'elle suggère sont vraiment bien, valent vraiment la peine d'être accomplies (Cela vaut-il vraiment la peine? Est-ce vraiment bien?), l'esprit humain délibère, évalue, prend une décision et agit. Pour Lonergan la connaissance de la réalité et la connaissance morale résultent de l'ensemble de ces opérations. Celles-ci forment un pattern qui se répète et qui produit des résultats à la fois cumulatifs et progressifs. En troisième lieu, il existe donc plusieurs "soi" qui sont tour à tour dépassés. En effet la source ou l'agent du dépassement de soi, avons-nous dit, ce sont les notions transcendantales. Or cet agent qui est source des opérations intentionnelles, voilà ce que Lonergan signifie par sujet: "Les opérations de la liste sont celles d'un agent, qu'on appelle le sujet"41. Aussi, comme il existe quatre séries d'opérations, il existe quatre sujets, à savoir le sujet empirique, l'agent des opérations sensibles, le sujet intelligent, l'agent des opérations intellectuelles, le sujet rationnel, l'agent des opérations rationnelles, le sujet responsable, l'agent des opérations responsables. De plus, étant donné la relation que nous avons établie entre ces quatre séries d'opérations, nous pouvons affirmer que le sujet empirique est dépassé par le sujet intelligent, que le sujet intelligent est dépassé par le sujet rationnel, que le sujet rationnel est dépassé par le sujet responsable. En quatrième lieu, les quatre séries d'opérations auxquelles se réfèrent ces quatre sujets appartiennent à des niveaux différents. D'une part, l'objet cherché par le sujet intelligent n'est pas le même que celui cherché par le sujet empirique, tout comme l'objet cherché par le sujet responsable diffère de celui cherché par le sujet rationnel et par le sujet intelligent. D'autre part, l'objet cherché par le sujet responsable est plus complexe et plus difficile que celui cherché par les autres sujets, car il les présuppose; de même, l'objet du sujet rationnel est plus complexe et plus profond que celui du sujet intelligent et du sujet empirique, et ainsi de suite. Aussi les quatre sujets avec leurs opérations et leurs objets forment-ils une espèce de hiérarchie, de telle sorte que les quatre façons de se dépasser soi-même qu'ils représentent n'ont pas toutes le même degré de complexité et de profondeur. En cinquième lieu, les sujets empirique, intelligent, rationnel et responsable, ou, si l'on veut, les notions transcendantales d'intelligible, de vrai, de réel et de valeur en raison de leur caractère intentionnel et illimité, i.e. par le fait qu'ils portent vers tout ce qui est intelligible, vrai, réel et bien, fondent l'objectivité de la connaissance et de l'agir; car l'objectivité est un autre mot pour désigner le dépassement de soi véritable, qu'il soit co-gnitif ou moral. De plus, puisque le dépassement de soi propre à chaque sujet ou notion transcendantale est amorcé avec la série de questions qui lui est propre, il s'ensuit que le signe indiquant que le dépassement de soi est atteint consiste dans l'arrêt du questionnement; car l'arrêt du questionnement signifie qu'il n'y a plus de questions pertinentes sur un point donné, et donc que ce qui est atteint correspond probablement à la réalité. Ainsi le critère d'objectivité se trouve dans l'arrêt du questionnement propre à chacun des sujets; le critère est donc intérieur au sujet et non extérieur à lui. En sixième lieu, étant donné le caractère illimité du questionnement, le dépassement de soi est toujours à recommencer; il faut sans cesse reprendre le chemin qui va du sujet empirique au sujet intelligent, du sujet intelligent au sujet rationnel, du sujet rationnel au sujet responsable. De plus, le questionnement propre à chaque sujet ne sera totalement apaisé qu'avec la rencontre de l'intelligible absolu, du vrai absolu, de la valeur absolue. Cela justifie l'affirmation voulant que l'homme tend naturellement à connaître Dieu.42 Cette analyse apporte des lumières extrêmement précieuses sur la notion de dépassement de soi. Cependant quelques questions demeurent. Tout d'abord, nous avons parlé de quatre sujets qui sont sources de quatre niveaux d'opérations. Quel lien unit ces quatre agents ou sujets? De plus, nous avons parlé du dépassement de soi comme d'une activité intentionnelle, d'une visée par laquelle le sujet se porte vers un objet. Que signifie exactement cette visée ou cette action de "se porter vers"? Pour répondre à la première question la section sur la méthode dans Method in Theology nous fournit un texte très utile: Mais tout comme les nombreux objets élémentaires constituent des ensembles plus larges, tout comme les nombreuses opérations se conjuguent dans une unique connaissance composée, ainsi les nombreux niveaux de conscience ne sont que des stades successifs dans le déploiement d'une unique poussée, l'éros de l'esprit humain. Pour connaître le bien, l'esprit humain doit connaître le réel; pour connaître le réel, il doit connaître le vrai; pour connaître le vrai, il doit connaître l'intelligible; pour connaître l'intelligible, il doit prêter attention aux données. C'est dire qu'une fois éveillés, nous pouvons prêter attention. L'observation fait alors que l'intelligence est intriguée, et nous nous mettons à chercher. La recherche conduit au plaisir de la saisie, mais les saisies sont monnaie courante et c'est pourquoi la critique rationnelle doute, vérifie, s'assure. Les possibilités d'action se présentent sous forme d'alternatives et nous nous demandons si ce qui est le plus attrayant correspond au vrai bien.43 Lonergan y affirme que les objets élémentaires visés par les quatre agents ou sujets sont réunis pour former des ensembles plus larges et plus complexes. Nous avons déjà noté que la visée de la valeur presuppose la visée du vrai, que la visée du vrai présuppose la visée de l'intelligible, et que la visée de l'intelligible présuppose l'attention aux données sensibles. Mais Lonergan fait remarquer ici que ces différents degrés de dépassement de soi ne sont que des "stades successifs dans le déploiement d'une unique poussée, l'éros de l'esprit humain". Ceci signifie non seulement que les notions transcendantales sont la manifestation d'une même poussée, mais également que la notion transcendantale de valeur est la visée ultime; l'éros de l'esprit humain est fondamentalement orienté vers la valeur, et les étapes que constituent la visée de l'intelligible et du vrai sont des intermédiaires pour cette visée ultime. Ainsi la notion transcendantale de valeur représente l'agent ultime qui intègre les autres agents en les mettant au service de sa propre visée. Ces autres visées ne disparaissent pas, mais ils apparaissent dans un contexte plus large44. Par exemple le sujet intelligent intègre les données sensibles en préservant leur caractère propre, mais en les utilisant dans la visée d'une organisation intelligible de ces données; celles-ci servent alors de matière pour la nouvelle question et l'ensemble des opérations conséquentes. De même, le sujet rationnel intègre les saisies intelligibles tout en préservant leur caractère propre, mais en visant l'intelligible vrai. Ou encore le sujet responsable intègre les intelligibles vrais tout en préservant leur caractère propre, mais en visant ceux qui sont vraiment bien ou valent vraiment la peine d'être réalisés. L'intégrateur supérieur, le contexte ultime à l'intérieur duquel se situe toutes les diverses visées, le lien qui unit les divers sujets, c'est le sujet responsable. C'est pourquoi nous pouvons conclure que pour Lonergan l'homme se définit fondamentalement comme un chercheur de valeurs; ainsi le confirme ce passage tiré de A Second Collection: Car le sujet intentionnel vise avant tout le bien, mais pour l'atteindre, il doit connaître le réel; pour connaître le réel, il doit connaître le vrai; pour connaître le vrai, il doit saisir l'intelligible; pour saisir l'intelligible, il doit prêter attention aux données des sens et aux données de la conscience.45 Pour répondre à la question portant sur la signification exacte de l'acte de viser ou de se porter vers", nous bénéficions d'un autre texte tiré également du chapitre sur la méthode dans Method in Theology: Dire que les opérations visent des objets, c'est évoquer les faits suivants: lorsque nous voyons, ce qui est vu nous devient présent; lorsque nous entendons, ce qui est entendu nous devient présent; lorsque nous imaginons, ce qui est imaginé nous devient présent, et ainsi de suite, la présence en question étant, dans chaque cas, un fait psychologique.46 En peu de mots, l'activité intentionnelle ou, si l'on veut, les verbes dont se sert Lonergan pour désigner les opérations cognitives se réfèrent à un événement de nature psychologique: ce qui est visé par le sujet lui devient présent. C'est ainsi qu'une personne est présente à une saisie qu'elle vient de faire ou à une signification qu'elle juge vraie. De même, par une question qu'elle pose, une personne est présente à qu'elle veut connaître. Aussi le dépassement de soi signifie que le sujet se rend présent à ces différents objets que sont les données sensibles, l'intelligible, le vrai, le réel et la valeur. Mais cette affirmation soulève un problème: comment peut-on être présent à quelque chose qu'on cherche? Car pour Lonergan le dépassement de soi ou l'activité intentionnelle est amorcée avec l'une ou l'autre des séries de questions. Il faut ici nous rappeler que les notions transcendantales constituent une structure euristique. En effet une structure euristiçue se définit comme l'anticipation d'une découverte en déterminant où il faut chercher l'objet à découvrir, en déterminant les principales caractéristiques qu'il aura. Cette structure ne donne pas la réponse, autrement on ne se donnerait pas la peine de chercher. Mais elle n'appartient pas cependant à une situation d'ignorance complète, puisqu'elle est capable de donner quelques éléments que comportera la réponse. Une structure euristique occupe un lieu intermédiaire entre l'ignorance et la connaissance, elle se définit comme une docta ignorantia. Or les trois agents que sont les notions transcendantales anticipent la découverte cognitive en déterminant où il faut chercher l'objet à découvrir: celui-ci sera dans la réponse aux questions concernant soit l'intelligible (Qu'est-ce que c'est? Comment? Dans quel but?), soit le vrai et le réel (En est-il vraiment ainsi? Est-ce que cela existe vraiment?), soit la valeur (Est-ce vraiment bien? Cela vaut-il vraiment la peine?). Par le fait même, ces trois agents déterminent les caractéristiques qu' aura l'objet découvert, puisque celui-ci, étant le produit de trois séries d'opérations, aura les caracteristiques soit d'un objet intelligible (la saisie d'une unité intelligible, claire, cohérente au sein des données), soit d'un objet vrai ou réel (le jugement provenant de la saisie d'un incondition-né de fait), soit d'un objet vraiment bien (un jugement responsable), ou encore il aura tout à la fois ces trois ensembles de caractéristiques47. Ainsi les notions transcendantales forment vraiment une structure euristique. Qu'est-ce que cela signifie? Si les notions transcendantales anticipent l'objet à découvrir en posant des questions déterminées, et si elles mettent conséquemment en branle diverses opérations pour parvenir à la réponse, cela signifie qu'elles orientent tout le processus cognitif, qu'elles fournissent la direction à prendre au dépassement de soi, qu'elles fixent déjà un objet auquel le sujet se rend présent. Une personne se rend d'abord présente au cadre général de la réponse, puis, à la suite de la découverte, elle se rend présente aux précisions de ce cadre.48 L'acte de viser implique donc une orientation du sujet vers l'objet visé, l'acte de "se porter vers" implique donc une direction donnée aux opérations cognitives, l'acte de se rendre présent implique donc le choix d'un objet auquel le sujet se rend présent. Mais une question se pose: sur quoi se fonde cette orientation ou direction ou choix? Autrement dit, pourquoi une personne se met-elle à chercher l'intelligible, le vrai, le réel et la valeur? Un texte de Lonergan nous éclaire beaucoup sur ce point: Nous passons spontanément de l'expérience à l'effort de comprendre, et cette spontanéité n'est pas inconsciente ou aveugle; au contraire, c'est un élément constitutif de notre intelligence consciente, tout comme une lacune totale du côté de l'effort de comprendre est un élément constitutif de la stupidité. Nous passons spontanément de la compréhension, avec ses expressions variées et contradictoires, à la réflexion critique; encore une fois, cette spontanéité n'est pas inconsciente ou aveugle; c'est un élément constitutif de notre rationalité critique, de l'exigence qu'il y a en nous d'une raison suffisante, exigence qui s'exerce avant toute formulation d'un principe de raison suffisante; et c'est la négligence ou l'absence de cette exigence qui constitue la sottise. Nous passons spontanément des jugements de réalité ou de possibilité aux jugements de valeur et aux délibérations aboutissant à la décision et à l'engagement; et cette spontanéité n'est pas inconsciente ou aveugle; elle nous constitue comme personnes conscientes et responsables, et son absence ferait de nous des psychopathes.49 Lonergan affirme premièrement que cette orientation ou direction de l'intention ou direction de l'intentionalité est prise de façon spontanée, i.e. qu'elle est prise antérieurement à toute explicitation ou objectivation de sa nature: il n'est pas nécessaire d'être en possession d'une théorie cognitive ou morale pour se porter vers ce qui est vrai et ce qui est bien. En d'autres mots, sans pouvoir donner de définition de la vérité l'esprit est néanmoins capable de trouver tout naturellement la direction de la vérité, tout comme il est capable de s'orienter tout naturellement vers la valeur sans pouvoir donner de définition de la valeur. En deuxième lieu, Lonergan s'empresse d'ajouter que cette spontanéité n'est pas inconsciente ou aveugle. Par exemple le mouvement d'une plante vers sa pleine grandeur est spontané, mais cette spontanéité est d'ordre biologique et donc inconsciente. Au contraire, la spontanéité des notions transcendantales est consciente. Cette notion de conscience semble ainsi la clé pour comprendre tout le texte. Que signifie-t-elle? Lorsque nous lisons ce qu'écrit Lonergan sur la conscience, nous nous apercevons que sa définition est très particulière et très précise. En effet, contrairement à la visée, il ne s'agit pas d'une série d'opérations par lesquelles on se rend présent un objet, cet objet fut-il le sujet; la conscience n'est pas un acte ou une opération mais une qualité particulière des opérations. "Chaque fois que le sujet accomplit l'une des opérations, écrit Lonergan, il devient conscient de lui-même, il se rend présent à lui-même, il fait l'expérience de lui-même comme étant celui qui agit"50. Ainsi, alors que l'intentionnalité est le fait pour l'agent ou le sujet de se rendre présent à un objet, la conscience est le fait pour le sujet de se rendre présent à lui-même comme sujet en train d'accomplir ces opérations intentionnelles51. L'intentionalité et la conscience sont deux cas de présence: l'un est présence d'un sujet à l'objet, l'autre est présence du sujet52 au sujet lui-même. Cette deuxième forme de présence ne provient pas d'une opération particulière mais provient en quelque sorte de la transparence des quatre séries d'opérations du sujet. Par exemple le sujet peut, en regardant une maison, être conscient de l'acte de regarder tout en donnant toute son attention à l'objet qu'il regarde. Que pouvons-nous déduire de cette qualité propre aux opérations intentionnelles du sujet? Comme nous avons déjà distingué quatre séries ou degrés d'opérations, nous aurons donc quatre niveaux de conscience, i.e. quatre façons dont le sujet est conscient de lui-même, ou, si l'on veut, quatre façons dont il est présent à ses propres opérations: à un premier niveau on trouve la conscience empirique, à un deuxième la conscience intelligente ou intellectuelle, à un troisième la conscience rationnelle, à un quatrième la conscience responsable. Parler de quatre niveaux de conscience, c'est se référer à quatre façons bien différentes de faire l'expérience du sujet et de ses opérations. En troisième lieu, le caractère conscient de l'intentionalité dans le dépassement de soi justifie pour Lonergan non seulement le fait qu'on peut faire l'expérience du sujet en tant que sujet, qu'il existe des données de la conscience, mais également le fait que la spontanéité du dynamisme intentionnel n'est pas "aveugle". Qu'est-ce à dire? Dire que le dynamisme intentionnel n'est pas aveugle signifie que la direction ou l'orientation qu'il prend n'est pas le fruit du hasard ou du déterminisme; ce dynamisme est guidé par une lumière. Quelle est cette lumière? Notre texte initial parle entre autres à propos de la conscience rationnelle de "l'expérience en nous d'une raison suffisante, exigence qui s'exerce avant toute formulation d'un principe de raison suffisante". Le dynamisme intentionnel est donc guidé par une exigence, une exigence d'organisation intelligible, claire, cohérente, une exigence de raison suffisante justifiant telle ou telle idée, tel ou tel projet. Cette exigence fixe le terme à atteindre, l'orientation à prendre, l'objet auquel le sujet se rend présent. Mais d'où vient cette exigence? A propos de l'exigence de raison suffisante Lonergan écrit que "c'est un élément constitutif de notre rationalité critique". L'exigence se fonde donc sur ce qu'est l'esprit lui-marne: parce que l'esprit est intelligent, il exige l'intelligibilité; parce qu'il est rationnel, il exige la rationalité; parce qu'il est responsable, il exige la responsabilité. On voit ici à l'oeuvre la loi de la connaturalité: l'esprit exige et recherche ce qui est conforme à sa nature. Ainsi nous pouvons affirmer que l'esprit ne peut exister qu'en étant triple exigence. Ainsi, puisque cette exigence est consciente, elle n'est pas extérieure à la personne, mais se présente comme un appel intérieur et perceptible guidant la recherche. En quatriàme lieu, qu'est-ce qu'implique le caractère conscient des exigences de l'esprit humain par rapport aux opérations du dynamisme intentionnel? A ce sujet voici ce qu'écrit Lonergan: ...le schème fondamental d'opérations conscientes et intentionnelles est dynamique. Il est matériellement dynamique dans la mesure ou c'est un schème d'opérations, tout comme une danse est un ensemble de mouvements corporels ou une mélodie est un ensemble de sons. Mais il est aussi formellement dynamique dans la mesure où il suscite et réunit les opérations appropriées a chaque stade du processus, tout comme un organisme en croissance produit ses propres organes et vit de leur fonctionnement. Finalement, ce schème doublement dynamique n'est pas aveugle mais clairvoyant; il est attentif, intelligent, rationnel, responsble; c'est une visée consciente, allant sans cesse au-delà de ce qui est donné ou de ce qui est connu, tendant sans cesse à une appréhension plus complète et plus riche de la totalité, de l'ensemble, ou de l'univers encore inconnu ou incompletement connu.53 Lonergan utilise l'analogie d'un organisme vivant qui se donne ses propres organes et vit de leur fonctionnement. Ainsi l'esprit appelle et assemble les composantes dont il a besoin pour être fidèle à ses propres exigences. Ce n'est pas d'une façon arbitraire que l'esprit cherche à saisir les liens intelligibles entre les données, qu'il cherche ensuite à concevoir et à formuler ce qu'il a saisi, mais d'une façon intelligente. De même, ce n'est pas d'une façon arbitraire que l'esprit se met à chercher si l'idée est vraie, qu'il ordonne les éléments de preuve et les soupèse, cherche à saisir un inconditionné factuel, mais d'une façon rationnelle. Ainsi la structure des opérations n'est pas imposée de l'extérieur mais est fixée par l'esprit lui-même. Il nous semble que Lonergan s'oppose surtout à une vision de l'esprit telle une machine automatique qu'il suffit de mettre en marche en pressant un bouton; comme il le dit lui-même, l'esprit humain n'est pas "une machine à saucisse fabriquant des concepts abstraits"54. En cinquième lieu, qu'implique le caractère conscient du dynamisme intentionnel quant à son objet? Une phrase de Lonergan nous l'indique clairement: "Rappelons que les notions transcendantales s'identifient à notre capacité de chercher et, quand cette recherche aboutit à une découverte, de reconnaître tout cas concret d'intelligibilité, de vérité, de réalité et de bien"55. Le principe qui est a l'origine du dépassement de soi est en même temps le principe qui permet de reconnaître l'objet cherché. Nous en avons déja dit un mot lorsque nous avons parlé des critères d'objectivité. Il nous suffit donc d'ajouter que, puisque les exigences sont conscientes, la reconnaissance d'un cas particulier d'objet intelligible ou vrai ou bon sera consciente; conscient des exigences, le sujet est également conscient de la satisfaction des exigences, de l'apaisement qui s'ensuit. Nous comprenons plus profondément maintenant ce que Lonergan entend par le dépassement de soi et ce qu'il veut dire quand il affirme que ce dépassement de soi provient d'un dynamisme a la fois intentionnel et conscient. Cependant notre analyse du texte sur le dépassement de soi serait incomplète si nous ne tenions pas compte de la phrase initiale que nous avons laissé dans l'ombre jusqu'ici et qui se lit comme suit: "C'est en se dépassant lui-même que l'homme parvient à l'authenticité". Dire que l'homme n'est authentique qu' en se dépassant lui-même, c'est affirmer que son être consiste précisement dans le dépassement. Et affirmer que l'être de l'homme consiste dans le dépassement, c'est faire du dépassement de soi la norme du devenir et de l'agir humain. Il ne fait pas de doute que pour Lonergan la morale fondamentale s'articule avec l'analyse et l'objectivation du dynamisme de l'intentionalité consciente56. C'est ainsi qu'il arrive à formuler quatre préceptes généraux devart guider l'ensemble des activités intérieures et, par là, l'ensemble de la vie humaine: sois attentif! sois intelligent! sois rationnel! sois responsable!57 Notons que si l'explicitation de ces préceptes présuppose la longue démarche d'Insight, leur force normative est bien antérieure à leur explicitation. Car sur quoi se fonde cette force normative, cette autorité des préceptes, sinon sur les exigences spontanées et naturelles de l'esprit humain. Lonergan formule ainsi ce lien entre le "doit" des préceptes et la capacité de dépassement de l'esprit humain: Cependant la force normative de ses impératifs ne sera pas fondée uniquement sur ses prétentions à l'autorité et sur la probabilité que ce qui a réussi par le passé continuera toujours de réussir, mais elle sera enracinée dans la spontanéité et les nécessités naturelles de notre conscience, qui assemble ses propres parties constituantes et les réunit en un tout complet d'une manière que nous ne pouvons repousser sans pour ainsi dire mutiler notre propre personnalité morale, notre rationalité, notre intelligence et notre sensibilité.58 Ainsi les préceptes généraux sont une invitation à la fidélité au mouvement spontané de la conscience intentionnelle. Cette fidélité prendra la forme d'un consentement aux appels spontanés et intérieurs de l'esprit, d'un "oui" aux exigences du dépassement de soi59. Mais faire reposer l'autbenticité de la personne sur la fidélité à l'intentionalité consciente, sur le consentement aux exigences de dépassement de soi, c'est faire de la connaissance l'objet d'un choix moral, l'objet d'un engagement personnel. En effet il n'y a pas de connaissance objective sans une réponse aux exigences à l'intérieur du sujet conscient, sans une fidélité aux quatre préceptes. L'activité cognitive devient donc le premier lieu de l'exercice de la responsabilité. C'est ce que veut nous dire Lonergan lorsqu'il écrit: Comme le quatrième niveau est le principe de la maîtrise de soi, il est responsable du bon fonctionnement des trois derniers niveaux. Il accomplit sa tâche ou il échoue, dans la mesure où l'individu est attentif ou non à l'expérience, intelligent ou non dans ses investigations, rationnel ou non dans ses jugements. C'est ainsi que s'évanouissent deux notions: celle d'un intellect pur ou d'une pure raison opérant de façon autonome, sans la direction ou le contrôle de la décision responsable, et celle de la volonté comme puissance arbitraire cboisissant indifféremment entre le bien et le mal.60 Quelle est donc l'alternative à l'authenticité? Autrement dit: en quoi consiste l'inauthenticité? De toute évidence l'inauthenticité consiste dans l'échec à se dépasser soi-même. Les textes précédents que nous avons utilisés donnaient déjà des indications précieuses. En effet nous pouvions lire que "la lacune totale du côté de l'effort de comprendre est un élément constitutif de la stupidité", que "la négligence ou l'absence de cette exigence (d'un principe de raison suffisante)...constitue la sottise, ou encore que "l'absence (du jugement de valeur) ferait de nous des psychopathes". De même, un autre texte cité affirmait que "nous ne pouvons repoussser (la spontanéité et les nécessités naturelles de notre conscience) sans pour ainsi dire mutiler notre personnalité morale, notre rationalité, notre intelligence et notre sensibilité". L'inauthenticité se ramène à refuser le dépassement de soi, et donc à refuser les exigences de l'intentionalité consciente, l'appel intérieur à être présent à ce qui est sensible, intelligible, vrai et bien, à suivre l'orientation donnée par les notions transcendantales. Mais la question se pose: quel facteur peut expliquer cette infidélité au dynamisme de l'intentionalité consciente? Autrement dit, quel est le contre-agent des opérations intentionnelles? Un texte de Method in Theology nous apporte une réponse: En la qualifiant de normative, je veux évidemment dire que cette structure peut être mal utilisée. Les actes en cause, en effet, peuvent être accomplis, non en vue de ce qui est vraiment bien, mais pour favoriser les intérêts d'un individu ou d'un groupe. Ils peuvent également s'inscrire dans une recherche qui ne viserait pas à atteindre la vérité affirmée par la saisie d'un inconditionné de fait, mais l'une des fausses conceptions de la vérité systématisées par diverses philosophies: réalisme naïf, empirisme, rationalisme, idéalisme, positivisme, pragmatisme, phénoménologie ou existentialisme. Ils peuvent enfin viser, non pas à accroitre la compréhension humaine, mais à satisfaire aux normes "objectives", "scientifiques" ou "signifiantes" établies par quelque logique ou méthode qui trouve son intérêt à mettre de côté la compréhension humaine.61 Lonergan affirme que la structure consciente et intentionnelle de l'esprit humain peut être mal utilisée. En quoi consiste cette mauvaise utilisation? Dans une réorientation des opérations conscientes. Qu'est-ce à dire? Nous avons vu que l'intégrateur ou l'agent principal et supérieur des opérations conscientes d'une personne authentique était le sujet responsable, i.e. le sujet qui cherche ce qui vaut vraiment la peine pour agir en conséquence et, afin d'y parvenir, a besoin de connaitre ce qui existe vraiment, ce qui est vraiment possible. Le sujet responsable soutient l'orientation des opérations intelligentes vers ce qui est intelligible, tout comme il soutient l'orientation des opérations rationnelles vers ce qui est vrai et réel62. Aussi une réorientation des opérations conscientes présuppose une défaillance au plan du sujet responsable; l'intégrateur des opérations conscientes n'est plus la recherche de la valeur. Un deuxième opérateur supérieur intervient pour intégrer au profit de sa propre visée les opérations conscientes. Quel est ce nouvel integrateur? Lonergan dans le texte cité parle de deux catégories d'intégrateur. D'une part, l'intégrateur peut être, non pas la recherche de la valeur, mais le désir égoïste d'avantages tant individuels que collectifs. D'autre part, l'intégrateur peut être, non pas la recherche de ce qui est intelligible et de ce qui est vrai, mais une connaissance fausse de ce qu'est fondamentalement le vrai, une méthode, une logique excluant la compréhension ou l'intelligibilité des choses. Dans le premier cas, toutes les opérations intellectuelles et rationnelles sont au service de la détermination de ce qui contribue le plus à la croissance des avantages personnels. Dans le deuxième cas, la recherche intellectuelle et la réflexion sont au service de la détermination de la vérité, mais où la vérité est conçue d'une manière fausse (par exemple comme étant tout ce qu'on peut voir et toucher, ou a l'opposé comme étant tout ce qui peut être pensé d'une manière intelligente), ou encore au service d'une fausse méthode et d'une fausse logique. Les deux cas représentent une mauvaise direction des opérations intentionnelles, et donc, proviennent de jugements de valeur faux: chez l'un les intérêts personnels sont élevés au rang de valeur, chez l'autre une philosophie fausse est considérée comme une valeur. Notons enfin qu'il ne faut pas mettre ces deux cas sur le même pied: chez le premier le problème est d'ordre moral, alors que chez l'autre le mauvais jugement de valeur provient d'une connaissance erronée.
A quelle conclusion nous conduit la constatation que la connaissance intellectuelle et morale vraie implique un engagement personnel et responsable et cette autre constatation que le dynamisme de la conscience intentionnelle peut être mal utilisé, et donc que les différents dépassements de soi peuvent ne pas avoir lieu? Une phrase de Lonergan mentionne ce que représentent ces perspectives auxquelles est confronté l'homme: Au troisième niveau, on considère les individus comme libres et responsables, on s'intéresse à leurs options fondamentales en faveur du dépassement de soi ou de l'aliénation, on examine leurs relations personnelles avec d'autres individus ou d'autres groupes dans la société et on note les valeurs terminales qu'ils instaurent en eux-mêmes et encouragent chez les autres.63 Nous voulons simplement retenir ici l'idée que l'acceptation ou le refus du dépassement de soi, le consentement ou l'opposition aux exigences de l'intentionnalité consciente représentent une option fondamentale. Il s'agit d'une option, car les deux voies sont possibles et appellent une réponse libre. Cette option est fondamentale, car elle concerne le passage du sujet à l'objet, et donc la totalité de la connaissance intellectuelle et morale, et, par là, la totalité de l'agir humain. De plus, puisque nous avons distingué deux catégories de facteurs biaisant le dynamisme de l'intentionalité consciente, i.e. des facteurs philosophiques et moraux, nous pouvons également distinguer deux genres d'option fondamentale: une option philosophique et une option morale. Dès lors lors, si une personne opte pour la fidélité aux exigences de sa conscience responsable, si elle cherche ce qui est vraiment valable, elle opte pour le dépassement de soi moral, elle laisse se déployer en elle le sujet responsable et oriente en conséquence les niveaux empirique, intellectuel et rationnel. Si, au contraire, elle refuse le dépassement de soi moral, si elle laisse ses désirs égoïstes guider sa vie, elle empêche alors le déploiement non seulement de la conscience responsable mais également celui de la conscience intellectuelle et rationnelle, ou, si l'on veut, le pur désir de connaître. D'autre part, si une personne opte pour une thématisation adéquate de l'intentionalité consciente, si elle opte pour une bonne philosophie, alors elle s'ouvre à la totalité de l'être. Si, au contraire, elle opte pour une fausse philosophie, elle ferme alors la porte soit à l'intelligible, soit au vrai et au réel. B. Le dépassement de soi et l'horizon Nous avions laissé deux questions en suspens dans la section précédente sur l'horizon. Analysant les différences d'horizon, nous étions arrivés à des différences d'horizon qui provoquaient des conflits fondamentaux et nous nous étions demandés quels facteurs pouvaient expliquer l'origine de ces horizons fondamentaux. Puis, nos considérations sur le changement d'horizon nous ont conduit à constater que toute expansion d'horizon se fait de façon cohérente, et nous ont forcé à demander quel facteur expliquait les changements radicaux d'horizon. Comment la notion de dépassement de soi explique-t-elle l'origine des conflits fondamentaux? À cette question il nous est maintenant facile de répondre. En effet nous avons vu que la notion de dépassement de soi se réfère à quatre niveaux différents de visée consciente et ces niveaux ainsi que leurs objets n'existent que si les exigences propres à chaque niveau sont rencontrées, en particulier en laissant monter leur série de questions. Nous avons également vu que le dépassement n'est pas automatique mais présuppose un engagement personnel, une réponse libre. Quand le dépassement de soi intentionnel total se produit, le sujet vise l'objet propre de chacun des quatre niveaux et est donc présent, au moins de manière euristique, à ce qui est sensible, intelligible, vrai, réel et bien. Or, en premier lieu, nous avons défini l'horizon comme étant la portée de nos connaissances et de nos intérêts. Si les connaissances intellectuelles et morales d'une personne sont vraies, objectives, et proviennent donc d'un véritable dépassement de soi intentionnel, elles se référeront à la conscience empirique, à la conscience intellectuelle, à la conscience rationnelle et à la conscience responsable; car elles proviennent de quatre séries de questions différentes, portent la marque de ces quatre niveaux d'exigence, résultent de quatre séries d'opérations. En deuxième lieu, nous avons souligné le caractère limité de l'horizon: celui-ci constitue la limite de nos connaissances et de nos intérêts. Aussi, si les connaissances intellectuelles et morales se réfèrent à quatre niveaux de conscience et si ces connaissances sont limitées, il s'ensuit que le contenu de chaque niveau est limité: les données sensibles auxquelles est attentive la personne sont limitées, les questions particulières qui sont actuellement posées concernant le niveau intellectuel ainsi que les réponses obtenues sont limitées, les questions concernant le niveau rationnel et les jugements portés actuellement sont limités, les questions concernant le niveau responsable et les jugements auxquels elle est arrivée actuellement sont limités. Cependant cette limite n'affecte que le contenu des niveaux et non les niveaux eux-mêmes; une personne peut avoir des connaissances et des intéréts limités tout en étant un sujet empirique, intelligent, rationnel et responsable, i.e. présent aux quatre niveaux d'opérations et d'objets. En troisième lieu, nous avons parlé de différences complémentaires et génétiques. Ceci pose le problème d'horizons différents et de la communication entre ces horizons différents. Or, d'après ce que nous avons vu sur le dépassement de soi, les données sensibles ne sont accessibles qu'à la conscience empirique, l'intelligible qu'à la conscience intellectuelle, le vrai et le réel qu'à la conscience rationnelle, la valeur qu'à la conscience responsable. Ainsi une parole émise par une conscience empirique ne peut être reçue que par une conscience empirique; une parole émise par une conscience intelligente ne peut être reçue que par une autre conscience intelligente; une parole émise par une conscience rationnelle ne peut être reçue que par une autre conscience rationnelle; une parole émise par une conscience responsable ne peut être reçue que par une autre conscience responsable; car une parole qui fait référence à un niveau ne peut être adéquatement communiquée que si la personne qui écoute fait référence au même niveau. Il existe comme une loi de connaturalité. Ainsi un ingénieur et un médecin, lorsqu'ils parlent, ne se réèrent pas aux mêmes données, ne se réfèrent pas par conséquent à une même compréhension des données ni ne se réfèrent à une même saisie de l'inconditionné de fait, mais ils peuvent se référer aux mêmes niveaux de conscience; ils ont un même horizon fondamental, mais deux horizons relatifs différents. Autrement dit, les horizons marqués par des différences complémentaires ou génétiques peuvent se référer aux mêmes niveaux de conscience, mais à l'intérieur de ces niveaux ils se réfèrent à des contenus différents. Que se passe-t-il quand des horizons ne résultent pas d'un dépassement de soi intentionnel total? Un problème majeur de communication se produit. En effet dans un tel cas il manque non pas tant un référant au plan du contenu des niveaux de conscience qu'un référant au plan des niveaux de conscience eux-mêmes. Par exemple, si une personne ne se dépasse que de façon cognitive, elle n aura nas ce référant qu'est la conscience responsable; quand elle entendra une parole se référant à une valeur et donc à la conscience responsable, elle sera incapable de bien l'interpréter, car il lui manquera le référant indispensable à l'interprétation exacte. Alors ou bien elle interprétera cette parole comme ne se référant à rien, comme insignifiante, comme des mots vides de sens, ou bien elle l'interprétera comme se référant à des désirs quelconques, à des intérêts personnels. La question même "cela vaut-il la peine?" sera interprétée soit comme une question insignifiante et sans importance, soit comme l'expression d'une recherche d'avantages personnels. Le problème est donc fondamental, car il touche non pas une valeur particulière mais toutes les valeurs; celles-ci, peu importe lesquelles, sont toutes extérieures à son horizon, elles appartiennent à cette zone de ténèbre appelée ignorantia. De même, une personne qui ne réussit pas à être un sujet rationnel ou intelligent, lorsqu'elle entendra une parole (par exemple la théorie atomique) se référant à une réalité et donc à la conscience intellectuelle et rationnelle, l'interprétera ou bien comme ne se référant à rien, comme insignifiante, ou bien comme se référant à la conscience empirique et donc comme une association d'images produites par l'imagination, car il lui manque le reférant indispensable à la bonne interprétation qu'est la conscience intelligente et rationnelle. Pour cette personne toute parole prétendant avoir un point de référence autre que celle de la conscience empirique sera jugée absurde. Encore ici, le problème est fondamental: le développement des connaissances aussi poussé soit-il ne conduira jamais à comprendre un horizon où se trouve un plus grand dépassement de soi; le problème n'est pas un développement de contenu de niveau, mais de présence ou d'absence des niveaux eux-mêmes. Notons enfin que, puisque la présence ou l'absence des différents référants que sont les niveaux de conscience résultent d'options fondamentales différentes, d'engagements personnels différents, les conflits d'horizons qui s'ensuivent ont une connotation morale: chacun prétend que son propre horizon est authentique, que celui de l'autre est dû à l'inauthenticité. Nous comprenons ainsi toute la signification de ce texte de Lonergan que nous avons cité à propos des différences fondamentales d'horizons: En troisième lieu, les horizons peuvent s'opposer de façon dialectique. Ce qui est intelligible chez l'un est inintelligible chez l'autre. Ce qui est vrai pour l'un est faux pour l'autre. Ce qui est bien pour l'un est mal pour l'autre. Chacun peut prêter une certaine attention à l'autre et ainsi chacun peut, d'une certaine manière, inclure l'autre. Mais cette inclusion s'avère aussi bien négation et rejet. Car la différence d'horizon est considérée, du moins en partie, comme due au fait que l'autre prend ses désirs pour la réalité, qu'il est victime du mythe, qu'il cède à l'ignorance ou à l'erreur, à l'aveuglement ou à l'illusion, à la régression ou à l'immaturité, à l'infidélité, à la mauvaise volonté ou au refus de la grâce de Dieu.64 Tournons-nous maintenant vers la deuxième question qui avait été laissée en suspens dans la section précédente: comment la notion de dépassement de soi explique-t-elle le changement radical d'horizon? Nous avons vu que l'expansion de l'horizon doit se faire à partir de l'horizon actuel et en accord avec lui; cette expansion provoque des différences génétiques d'horizon. Or le changement génétique concerne simplement le contenu ou l'étendue d'un niveau de conscience. Le changement radical d'horizon, pour sa part, est une rupture entre l'horizon ancien et l'horizon nouveau. Ce changement concerne, non pas l'étendue des niveaux de conscience, mais les niveaux de conscience eux-mêmes: il y a émergence ou disparition d'un niveau de conscience. S'il y a émergence d'un niveau de conscience, tout l'équilibre de l'horizon existant d'une personne est détruite. Car, comme nous l'avons vu, l'horizon forme un tout structuré, une vision organique et cohérente du monde. Si une personne a bâti cette vision du monde en se référant à un seul niveau de conscience, ou encore en se référant seulement à deux ou à trois niveaux de conscience, elle a alors essayé de tout intégrer, d'arriver à une certaine cohérence et d'agir en se référant à ces seuls niveaux de conscience. L'émergence d'un nouveau niveau de conscience introduit un nouveau référant à partir duquel elle interprète le monde, et donc introduit une nouvelle compréhension d'elle-même de la personne. En outre, nous avons déjà fait remarquer que la majorité des connaissances à l'intérieur de l'horizon d'une personne proviennent de la croyance. Or, en nous basant sur ce que nous venons de voir, nous pouvons affirmer que si elle accueille moyennant la croyance une tradition culturelle, elle se trouve ici encore à l'interpréter d'après sa propre compréhension d'elle-même. Ainsi, quand par exemple elle ne se dépasse pas moralement, elle est incapable d'accueillir ce que la tradition lui livre sur les valeurs: elle trouve ces valeurs incompréhensibles, les rejettent, ou encore fausse leur signification en les interprétant comme la manifestatation de désirs quelconques; dès lors une part importante de la tradition est mutilée et détruite dans cette personne. Nous comprenons maintenant comment la notion de dépassement de soi explique les différences fondamentales d'horizon et les changements radicaux. Car l'horizon possède non seulement une certaine étendue, mais en même temps différents degrés de profondeur ou de hauteur.Nous comprenons alors tout le sens de cette phrase que nous avons citée à la fin de la section précédente: De plus, la portée d'un horizon est proportionnelle au dépassement de soi qu'on trouve chez une personne: l'horizon se rétrécit si elle échoue à se dépasser; il se dilate en largeur, en hauteur et en profondeur si elle réussit à se dépasser.65 Il convient ici de faire une brève remarque d'ordre terminologique. Dans son article intitulé Metaphysics as Horizon et qu'on trouve dans Collection Lonergan affirme que l'horizon possède deux pôles, un pôle objectif et un pôle subjectif. Or on ne retrouve plus cette mention des deux pôles dans les écrits plus récents. Il nous semble donc que le mot horizon se réfère au pôle objectif de l'horizon, tandis que ce que nous avons essayé de faire au cours de cette section sur les notions transcendantales et le dépassement de soi se réfèrent au pôle subjectif.66 Avons-nous terminé notre recherche du contexte anthropologique? Il semble que non. Car nous avons affirmé jusqu'ici l'existence d'oppositions fondamentales. Or une question demeure: comment une personne prend-elle ces options? Comment arrive-t-elle à choisir le dépassement de soi cognitif ou moral? Cette question nous conduit à nous orienter vers le quatrième niveau de conscience, là où se prennent les décisions. Et un texte de Lonergan nous confirme dans cette direction: "...en définitive, écrit-il, ces derniers (les conflits) s'enracinent dans le coeur de l'homme"67. Qu'est-ce que le "coeur de l'homme"? Dans A Second Collection on trouve cette affirmation de Lonergan: "Le coeur désigne ce qui est au-delà de cela (l'expérience, la compréhension et le jugement de réalité), au niveau des sentiments et de la question "cela est-il valable?" - le jugement de valeur et la décision"68. Ainsi le coeur de l'homme se réfère au quatrième niveau de conscience, le niveau des sentiments et de la notion transcendantale de valeur, le niveau du sujet responsable appelé par Lonergan sujet existentiel.69 C'est donc du côté de ce sujet existentiel qu'il faut poursuivre notre recherche du facteur expliquant ultimement les différences fondamentales et les changements radicaux d'horizon. L'étude du sujet existentiel nous fournira également le contexte pour toucher à la question de l'amour dont parlait le texte initial sur le dépassement de soi mais que nous n'avons pas voulu aborder au cours de cette section. Avant de passer à l'analyse du suiet existentiel mesurons encore une fois le chemin parcouru. Nous avons commencé par analyser un texte portant directement sur le dépassement de soi. Cette analyse nous a permis de découvrir que le dépassement de soi signifiait le mouvement par lequel une personne sort progressivement d'elle-même en se portant vers tout ce qui est sensible, intelligible, vrai, réel et vraiment bien pour avoir un agir marqué par la bienveillance et l'amour vrai. Après avoir distingué entre la capacité et la réalité du dépassement de soi, nous avons identifié l'agent de cette capacité dans les notions transcendantales qui soulèvent chez une personne trois séries de questions et mettent en branle trois séries d'opérations correspondantes pour atteindre l'objet cherché. Ces notions transcendantales fondaient donc notre capacité de connattre tant au plan intellectuel que moral et fournissaient les critères d'objectivité. Puis, ayant remarqué que ces agents constituaient précisément ce que Lonergan appelait sujet, et qu'il existait donc plusieurs sujets ou "soi" qui étaient tour à tour dépassés, nous avons noursuivi notre recherche en nous demandant ce qui unissait ces sujets. Ceci nous a permis de découvrir que les notions transcendantales manifestaient le dynamisme d'une unique poussée, l'éros de l'esprit humain, et que cette poussée tendait ultimement vers la valeur et la valeur absolue. Nous nous sommes ensuite attardés à analyser la natuture de cette intentionnalité de l'esprit humain et nous avons ainsi affirmé qu'elle était de l'ordre psychologique, de l'ordre d'une présence à un objet, que cette présence était d'abord euristique ou anticipatrice, que l'orientation prise dans cette anticipation se fondait sur les exigences spontanées et inévitables inscrites dans la nature de l'esprit humain, que ces exigences ou visées étaient conscientes. Une fois précisée la notion de dépassement de soi, nous sommes retournés brièvement à notre texte initial où Lonergan affirmait que l'authenticité humaine consistait dans le dépassement et donc dans la fidélité à quatre exigences: sois attentif! sois intelligent! sois rationnel! sois responsable! La mention des contre-agents ou des facteurs contrant le dépassement de soi et favorisant l'inauthenticité suivait tout naturellement et nous mettait en face d'options fondamentales différentes. Une fois complétée notre analyse, nous avons répondu aux deux questions laissées en suspens dans la section précédente et qui concernaient le rapport entre le dépassement de soi et l'horizon. Comment un sujet humain arrive-t-il à choisir ou à refuser le dépassement de lui-même? Pour répondre à cette question de manière précise, il faut d'abord répondre à la question plus générale: comment se prennent les décisions chez une personne? C'est cette question qui accompagnera notre analyse du sujet existentiel et justifiera notre recherche de la structure générale de l'être moral chez Lonergan. Cette analyse sera suivie d'une brève esquisse de ce qu'est l'amour afin de répondre à la question laissée en suspens dans la section précédente. A. La structure du choix responsable Comment repérer la structure générale du choix responsable? A ce propos nous ne trouvons pas chez Lonergan une analyse aussi détaillée que celle que nous trouvons à propos de la connaissance intellectuelle. Il faut donc nous tourner vers cette section de Method in Theologv consacrée au bien humain. Comme nous savons que le sujet responsable est un chercbeurde valeur, nous concentrerons nos efforts à repérer les diverses composantes qui entrent dans cette recherche et dans la décision conséquente. Le premier pas a faire est de poser directeinent la question: qu'est-ce qu'une valeur? Lonergan nous donne cette réponse: La notion de valeur est une notion transcendantale. La valeur, c'est ce qui est visé dans les question relevant de la délibération, tout comme l'intelligible est ce qui est visé dans les questions relevant de la compréhension et comme la vérité et l'être sont ce qui est visé dans les questions relevant de la réflexion. Une telle visée n'est pas une connaissance... Et quand je demande si ceci est vraiment bien ou s'il l'est seulement en apparence, et si cela est valable ou non, je ne connais pas encore la valeur en question, mais je la vise.70 Le mot valeur se réfère avant tout chez Lonergan à la notion transcendantale de valeur. Cette réponse ne nous apporte aucune surprise, car nous avons déjà parlé de la notion transcendantale de valeur dans le cadre de l'analyse du dynamisme de l'intentionnalité consciente. Cependant il n'est pas inutile de mettre en clair les points acquis. En premier lieu, la valeur est l'objet d'une visée spéciale, exprimée par une question qui lui est propre: est-ce vraiment bien? cela est-il valable? Ceci signifie que l'objet visé est un objet à part, qui se distingue tant de l'objet sensible que de l'objet intelligible et vrai; il est unique en son genre. Ainsi, quand une personne est présente à une réalité vraie, elle n'est pas encore présente à une réalité valable, même si cette dernière présuppose une réalité vraie ou possible; car toute réalité vraie ou possible n'est pas nécessairement bonne. On ne peut donc réduire la connaissance morale à la connaissance de la réalité. De plus, la valeur se distingue également des désirs humains, appelés traditionnelleinent appétits. À ce propos les affirmations de Lonergan sont très claires: ...la notion transcendantale de bien concerne la valeur. Elle se distingue du bien particulier qui apaise l'appétit individuel, tel l'appétit de nourriture et de boire, l'appétit d'union et de communion, l'appétit de connaissance et de vertu, ou de plaisir. De même, elle se distingue de ce bien qui est l'organisation (good of order), l'aménagement objectif ou l'institution qui assure de manière régulière à un groupe de gens la jouissance de biens particuliers.71 La valeur ne se réduit ni aux différents désirs à l'intérieur d'une personne ni aux organisations sociales qui visent à la satisfaction des besoins de tous ses membres. Au contraire, la notion transcendantale se situe au-delà des biens particuliers et du bien qu'est l'organisation, de telle sorte que c'est elle qui discrimine entre les désirs qui seront satisfaits et ceux qui ne le seront pas, entre l'organisation sociale qui sera maintenue et celle qui ne le sera pas. Elle vise un objet unique en son genre. En deuxième lieu, la valeur est un inconnu que nous cherchons à connattre, elle est une notion euristique. Si nous connaissions la valeur, nous ne nous donnerions pas la peine de poser la question: "est-ce vraiment bien?" Par contre, nous avons une certaine connaissance de ce que nous cherchons, puisqu'en posant cette question nous savons où chercher la réponse, nous pouvons l'anticiper, nous pouvons exprimer les caractéristiques qu'elle aura. En troisième lieu, la notion transcendantale de valeur vise un infini: tout comme le questionnement concernant l'intelligible et le vrai, le questionnement concernant la valeur est illimité, chaque réponse particulière qui est donnée ne fait que soulever de nouvelles questions, et la multiplication des réponses ne fait que multiplier encore davantage les questions. Ceci a pour conséquence qu'une personne ne peut jamais atteindre l'objet total que vise ultimement le dynamisme de l'intentionalité consciente, cet objet qui apaisera complètement son questionnement. Un texte de Lonergan éclaire davantage cette dimension de la valeur: En outre, comme les notions transcendantales que sont l'intelligible, le vrai et le réel tendent vers une intelligibilité complète, vers une vérité totale, vers la réalité dans toutes ses composantes et sous tous ses aspects, ainsi la notion transcendantale de bien vise à une bonté qui soit au-delà de toute critique. Car cette notjon consiste dans le fait que nous soulevions des questions relevant de la délibération. C'est le fait que nous soyons arrêtés par le désenchantement qui nous porte à nous demander si ce que nous faisons est valable. Ce désenchantement met en lumière les limites de chaque réalisation finie, la faille de toute perfection incomplète, l'ironie du contraste entre une ambition sans bornes et une performance boiteuse. Quand nous avons connu la hauteur et la profondeur de l'amour, ce désenchantement nous garde conscients de la distance qui sépare notre amour de son but. Bref, la notion transcendantale de bien nous invite, nous presse et nous harcèle tant que nous ne pourrions trouver de repos que dans une rencontre avec une bonté qui soit complètement inaccessible à sa critique.72 Parce que le questionnement est illimité et qu'aucune action ne rencontre parfaitement ses exigences, tout devient critiquable. Cette critique comporte un aspect négatif et un aspect positif: d'une part, le questionnement se trouve à tout critiquer, à être source d'un désenchantement continuel, à montrer les tares de toute action; d'autre part, elle est cette force qui permet de connaître toujours davantage le bien, à saisir toujours mieux tout ce qu'il implique, et donc à découvrir avec toujours plus de lucidité la profondeur et la hauteur de ce qui est conforme à l'amour. En quatrième lieu, la notion transcendantale de valeur est une visée consciente et prend la forme d'un appel, d'une exigence intérieure. Nous avons eu l'occasion au cours de la section précédente d'expliciter cet aspect des notions transcendantales. C'est cette exigence qui se manifeste par la question "cela est-il valable?", c'est cette exigence qui nous permet de reconnaître ce qui répond à la question posée, c'est cette exigence qui est le critère pour déterminer si l'objectif est atteint: une action n'est une valeur que si elle rencontre cette exigence consciente. La voix de la conscience devient ainsi le guide qu'il faut suivre pour être authentique: "Le désir de la valeur accorde la récompense d'une conscience heureuse à celui qui réussit à se dépasser, et provoque une conscience malheureuse chez celui qui n'y parvient pas"73. À plusieurs reprises Lonergan rappelle que nous n'avons pas d'autre lumière que cette conscience morale pour déterminer ce qui est bien74, pas d'autre critère que l'arrêt du questionnement sur un point déterminé pour connaître avec objectivité ce qui est bien75, pas d'autres signes que la paix de la conscience pour être sûr d'un véritable dépassement de soi.76 En cinquième lieu, la notion transcendantale de valeur constitue l'agent qui fonde le quatrième niveau de conscience et met en branle une série d'opérations, telle la délibération et l'évaluation, afin de trouver l'objet cherché. Cet agent intègre la recherche de l'intelligible et du vrai pour la mettre au service de la recherche de la valeur. Ainsi la notion transcendantale de valeur représente l'intégrateur suprême des opérations conscientes et intentionnelles. Cette présentation de la valeur demeure pourtant incomplète. Car nous trouvons d'autres textes qui soulignent des aspects bien différents de ceux que nous venons de toucher. Lonergan écrit en effet ceci: A mi-chemin entre le jugement de réalité et le jugement de valeur, se trouve la perception de la valeur. Cette perception se produit dans les sentiments. Les sentiments dont nous parlons ici ne sont pas les états, les tendances ou les appétits non-intentionnels que nous avons déja décrits et qui ne sont pas reliés à des objets, mais à des causes efficientes ou finales. Ce ne sont pas non plus des réponses intentionnelles à des objets tels que l'agréable et le désagréable, le plaisant ou le pénible, le satisfaisant ou l'insatisfaisant. Car bien que ces réalites soient des objets, elles sont tout de même des objets ambigus qui peuvent, en dernière analyse, être vraiment bons ou mauvais, ou encore bons ou mauvais en apparence seulement. La perception de la valeur se produit plutôt dans une catégorie supérieure de rénonse intentionnelle qui accueille soit la valeur ontique d'une personne, soit la valeur qualitative d'une beauté, d'une compréhension, d'une vérité, d'actions nobles et vertueuses, de grandes réalisations. Car étant donné la façon dont nous sommes faits, nous posons certes des questions qui nous orientent vers un dépassement de soi et nous pouvons reconnaître des réponses correctes qui constituent un dépassement de soi d'ordre cognitif, mais nous allons également plus loin quand c'est tout notre être qui réagit et qui est remué dès lors que nous entrevoyons la possibilité ou la réalité d'un dépassement de soi d'ordre moral.77 En plus de la notion transcendantale de valeur Lonergan parle d'une perception de la valeur. Qu'est-ce exactement que cette perception de la valeur? La réponse donnée par Lonergan a ceci de particulier qu'elle nous fait entrer dans le monde des sentiments: la perception de valeur se produit dans les sentiments. S'appuyant sur Dietrich von Hildebrand78, Lonergan affirme que tous les sentiments ne sont pas à mettre sur le même pied, de telle sorte qu'on peut distinguer deux grandes classes: les sentiments qui ne sont pas des réponses intentionnelles et ceux qui, au contraire, le sont. Les premiers se réfèrent ou bien à des états comme la fatigue ou l'anxiété ou la mauvaise humeur qui sont tous les effets d'une cause quelconque avant même que celle-ci soit connue, ou bien à des tendances ou pulsions vers certaines finalités préétablies, telle la faim, la soif ou la pulsion sexuelle. Cette première classe de sentiments ne présuppose aucun objet, i.e. aucune connaissance de la réalité ou de ses possibilités: nous pouvons ressentir de l'anxiété sans savoir la cause, ou encore nous pouvons d'abord nous sentir indisposé, avoir faim, et ne connaître qu'ensuite le besoin de nourriture79. Au contraire, la deuxième classe de sentiments présupposent la connaissance d'objets et s'avèrent être des réponses de l'affectivité à ces objets. Reprenant la distinction de Hildebrand, Lonergan subdivise cette deuxième classe selon les objets auxquels ces sentiments répondent: d'une part, nous avons des sentiments qui répondent à ce qui apparaît comme agréable ou désagréable, comme plaisant ou douloureux, comme satisfaisant ou insatisfaisant; d'autre part, nous avons des sentiments qui répondent à ce qui est perçu comme une valeur80. Or la perception d'une valeur se réfère aux sentiments qui sont des réponses intentionnelles aux valeurs. Ceci implique d'une part que ce qui apparaît comme une valeur suscite chez une personne un mouvement affectif, et d'autre part, que cette valeur, même si elle se réfère à un objet, se manifeste d'abord dans les sentiments. Enfin, fidèle à la distinction de Hildebrand entre la valeur ontologique et les valeurs qualitatives, Lonergan affirme que les sentiments qui sont des réponses intentionnelles aux valeurs accueillent soit la valeur ontique dont est revêtue toute personne humaine soit les valeurs qualitatives que sont la beauté, la compréhension, la vérité et les actions morales. Le texte sur la perception de la valeur se termine en mettant côte à côte la dimension affective et la dimension cognitive de la valeur: l'homme est si doué qu'il peut non seulement chercher et connaître la valeur, mais il peut grâce à son affectivité y répondre de tout son être. Ainsi la perception de la valeur se produit dans les sentiments. De fait, quand Lonergan parle de ce qui révèle ou discerne ou perçoit ou apprécie ou reconnaît une valeur, il mentionne ces sentiments. Pourtant affirmer que les dispositions affectives d'une personne révèlent ses valeurs suscite une question: pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi la perception de la valeur se produit-elle dans les sentiments? A ce sujet le texte le plus clair est sans doute ce paragranhe que nous trouvons dans la section consacrée aux sentiments dans Method in Theology: D'autre part, les réponses intentionnelles s'adressent à ce qui est visé, appréhendé, représenté. Dans ce cas, le sentiment ne nous met pas en rapport seulement avec une cause ou un but, mais aussi avec un objet. Un tel sentiment donne à la conscience intentionnelle sa force, son impulsion, son élan, sa puissance. Sans pareils sentiments, notre connaissance et notre décision seraient comme une feuille de panier. Par nos sentiments, nos désirs et nos craintes, notre espoir ou notre désespoir, nos joies et nos peines, notre enthousiasme et notre indignation, notre estime et notre mépris, notre confiance et notre méfiance, notre amour et notre haine, notre tendresse et notre colère, notre admiration, notre vénération, notre revérence, notre crainte, notre horreur ou notre terreur, nous sommes massivement et dynamiquement orientés dans un monde médiatisé par la signification. Nous avons des sentiments à l'égard d'autres personnes, à leur place ou avec elles. Nous avons des sentiments face à nos situations respectives, face au passé, à l'avenir, aux maux à déplorer ou à corriger, au bien qui pourrait, peut ou doit être accompli.81 Les sentiments qui sont des réponses intentionnelles, nous dit Lonergan, répondent à ce qui est visé et appréhendé par la conscience intentionnelle, ou encore à la représentation de ce qui est visé et appréhendé. Ils donnent ainsi à l'intentionnalité consciente sa force, son impulsion, de telle sorte que nous sommes massivement et dynamiquement orientés dans un monde médiatisé par la signification. Qu'est-ce à dire? Nous savons que les notions transcendantales se présentent à la conscience sous forme de trois grandes exigences, exigence d'intelligibilité, de rationalité et de responsabilité. Or, Si les sentiments répondent à ce qui est visé, appréhendé et représenté, s'ils donnent à la conscience intentionnelle sa force et son impulsion, cela veut dire que l'exigence de rationalité devient pur désir de connaître la vérité, l'exigence de la valeur devient pur désir de la valeur. De même, l'amour d'une personne conduit à cherche à la connaître, à trouver les façons de l'aider, tout comme le sentiment de révolte devant une situation nous pousse à chercher des solutions à court et à long terme. Remarquons que l'élan de l'affectivité n'a pas seulement pour conséquence de fournir une force motrice vers des objets, mais également et par le fait même de fixer l'attitude d'une personne, de déterminer d'une certaine façon son orientation de vie. Car selon que ce qui est perçu exerce une force d'attraction ou de répulsion, ou encore demeure indifférent en raison de dispositions affectives, une personne se porte vers cet objet ou s'en éloigne, imprime à sa vie une direction. C'est ce double rôle de force motrice et d'orientation que Lonergan souligne lorsqu'il écrit: "En général, une réponse à la valeur nous porte à la fois à nous dépasser et à choisir un objet ou une personne pour lequel ou pour laquelle nous nous dépassons"82. Cette affirmation du double rôle des sentiments nous permet maintenant de répondre à la question: pourquoi la perception des valeurs se fait-elle dans les sentiments? Car les sentiments ont une signification, i.e. ils se réfèrent à autre chose qu'eux-mêmes, ils se réfèrent à des objets, ils nous renvoient à ce qui nous attire pour lui-même ou à ce qui nous repousse pour lui-même. Cette capacité de signifier un objet vient du fait que les sentiments donnent aux objets leur force, leur impulsion et par là oriente la personne. Cette réponse n'est pas pourtant sans soulever un problème. Car parler de sentiments c'est parler d'un mouvement spontané, naturel, qui échappe en quelque sorte à l'emprise de la décision: on ne peut provoquer à volonté des sentiments, on ne peut par simple décision fixer en soi un sentiment de joie ou de tristesse. Or, étant donné que la perception des valeurs se produit dans les sentiments, ne s'ensuit-il pas qu'elle échappe à tout contrôle, qu'elle relève d'un certain déterminisme, qu'elle fixe une personne dans des attitudes et une orientation définitive? Peut-il v avoir évolution dans la perception des valeurs? Dans son analyse des sentiments Lonergan nous offre cette réponse: Non moins que les habiletés, les sentiments se développent. Il est certes vrai que les sentiments sont fondamentalement spontanés: ils ne sont pas soumis à la volonté comme le sont les mouvements des mains. Mais une fois qu'ils ont surgi, on peut soit les renforcer en leur prêtant attertion et en les approuvant, soit les affaiblir en les réprouvant ou en se montrant distrait à leur égard. Un tel renforcement et une telle censure ne font pas que cultiver certains sentiments et en décourager d'autres: ils modifient également l'échelle spontané des préférences. De plus, les sentiments sont enrichis et affinés par l'examen attentif de la richesse et de la variété des objets qui les suscitent. Aussi n'est-ce pas une mince part de l'éducation que la tâche de promouvoir et de développer un climat de discernement et de goût, de louange mesurée et de désapprobation soigneusement formulée. De la sorte, on travaillera de concert avec les capacités et les tendances propres de l'élève ou de l'étudiant, on contribuera à élargir et à approfondir la perception qu'il a des valeurs et on l'aidera dans son effort pour se dépasser.83 Ces considérations sont tributaires de cellesde Dietrich von Hildebrand: il n'appartient pas aux pouvoirs d'une personne de susciter à volonté ces sentiments qui sont des réponses intentionnelles aux valeurs; mais ce qui relève de la personne, de sa décision libre, c'est de les approuver ou de les réprouver84. De cette façon nous pouvons assister au développement des sentiments. Ce développement prend deux grandes directions. D'une part, on peut ou bien renforcer ou bien affaiblir un sentiment. Pour le fortifier il suffit de lui prêter attention et de l'approuver. Inversement, on ne peut affaiblir certains sentiments qu'en se montrant distrait à leur égard et en les réprouvant. Et la conséquence de ce travail auprès des sentiments se fait sentir par une modification de l'échelle spontanée des préférences. D'autre part, Lonergan affirme qu'on peut enrichir et affiner ses sentiments. L'enrichissement des sentiments résulte de l'étude attentive de la richesse des objets qui sont à leur origine, alors que leur raffinement provient de l'étude attentive de la diversité des objets qui les ont suscités. En conséquence, tandis que le renforcement et l'affaiblissement de certains sentiments entraînent la modification de l'échelle spontanée des préférences, leur enrichissement et leur affinement conduisent une personne à un élargissement et à un approfondissement de la perception des valeurs, c'est-à-dire à percevoir des valeurs auxquelles elle était aveugle jusque là. Tout comme il existe une pellicule photographique plus ou moins sensible à la lumière et à la nuance des couleurs, ainsi il existe chez l'être humain une capacité plus ou moins grande d'être affecté par un objet et de se porter vers lui selon le degré de développement des sentiments. Nous comprenons ainsi pourquoi ce qui était jadis important peut devenir moins important, et ce qui était jadis sans importance peut devenir important. Pour désigner ce changement dans la perception des valeurs, Lonergan utilise un mot emprunté à Nietzsche, celui de transvaluation85. Cette transvaluation provient soit du développement soit de la déformation de l'affectivité. La perception des valeurs se produit donc dans les sentiments et cette perception est appelée à changer avec le développement ou la déformation affective. Cette affirmation de Lonergan ne nous laisse pourtant pas encore en paix; car si nous savons quelque peu pourquoi il en est ainsi, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander: comment se fait cette perception? Comment une personne perçoit-elle l'objet de ses sentiments? Comment peut-elle arriver à spécifier ses dispositions affectives? Pour trouver une réponse à cette question, il faut nous tourner vers les considérations de Lonergan sur le symbole et son rôle. En effet, au cours de son chapitre sur la signification dans Method in Theology, il écrit ceci: Ce besoin (auquel la logique et la dialectique ne peuvent répondre) concerne la communication intérieure. La vie orgarnique et psychique doit se manifester à la conscience intentionnelle et, en retour, la conscience intentionnelle doit s'assurer la collaboration de l'organisme et du psychisme. De plus, comme notre perception des valeurs se réalise dans des réponses intentionnelles, à savoir les sentiments, il est nécessaire, ici également, que les sentiments révèlent leurs objets et, réciproquement, que les objets suscitent des sentiments. C'est donc grâce aux symboles que l'esprit et le corps, l'esprit et le coeur, le coeur et le corps réussissent à communiquer entre eux. Dans ce genre de communication, chaque symbole véhicule une signification qui lui est propre. Il s'agit d'une signification élémentaire, non encore objectivée, tout comme la signification du sourire ne l'était pas avant qu'intervienne une phénoménologie du sourire, ou comme la signification du pattern de l'expérience elle-même ne l'était pas avant d'être exprimée dans une oeuvre d'art. Cette signification remplit une fonction chez le sujet doué d'imagination et de perceotion, à mesure que son intentionnalité consciente se développe, dévie ou se développe en déviant, à mesure aussi que le sujet prend ses options face à la nature, vis-a-vis de ses contemporains ou devant Dieu. C'est une signification dont le contexte propre se trouve là ou il apparaît, à savoir dans le processus de communication intérieure, et c'est à ce contexte, avec ses associations d'images et de sentiments, de souvenirs et de tendances, que se réfèrera tout interprète soucieux de bien expliquer le symbole en question.86 Ce texte explicite le rôle de médiation des symboles. En effet ceux-ci médiatisent la relation qui existe entre un objet auquel est présent l'esprit humain et les niveaux tant psychique que organique. Pour Lonergan, tout comme les connaissances d'une personne ne forment pas des éléments épars mais un tout organique, de même les niveaux biologique, psychique, cognitif et moral ainsi que les éléments qu'ils contiennent ne forment pas des zones étanches, fermées les unes aux autres; au contraire, il existe entre eux une interaction constante. Tout d'abord, nous remarquons une relation entre l'objet auquel est présent l'esprit humain et les niveaux affectif et organique; par exemple, la vue d'un policier peut susciter un sentiment de crainte chez une personne87. Un lien semblable existe également entre différents sentiments; par exemple, parce que j' aime une personne, je ressens de la tristesse à son départ, de l'espoir lorsque son retour est possible, de la joie lorsqu'elle est de nouveau présente. Enfin nous trouvons une relation entre les sentiments d'une personne et son orientation de vie, car ces sentiments appartiennent à un sujet; par exemple un savant qui a voué sa vie à la recherche scientifique travaille avec passion à de nouvelles expériences et éprouve beaucoup de joie à se dépenser ainsi. Or, selon Lonergan, le symbole "est l'image d'un objet réel ou imaginaire qui évoque un sentiment ou qui est évoqué par un sentiment"88. Ainsi le symbole est une image qui se réfère à un objet (par exemple le policier est l'image qui se réfère à l'autorité qui peut punir). En se référant à cet objet, le symbole éveille par le fait même certains sentiments qui sont liés à l'objet (par exemple la crainte). Dans ce cas le sentiment (la crainte) lié à l'objet (l'autorité (qui peut punir) est éveillé ou sucité par l'intermédiaire du symbole (le policier). Inversement, pour traduire certains sentiments une personne utilise normalement certains symboles et ce sont ceux-ci qui indiquent l'objet auquel est lié le sentiment. Par exemple quelqu'un qui fait l'expérience d'une grande joie pourra utiliser l'image du soleil qui représente la lumière et la chaleur qui sont entrées dans sa vie. Encore ici, le symbole joue le rôle d'intermédiaire ou de médiateur entre l'objet et les sentiments. Pour utiliser les mots mêmes de Lonergan, nous dirons que la tâche des symboles est d'assurer la communication interne. Qu'en est-il en ce qui concerne la question qui nous intéresse, i.e. la perception de la valeur? Par la médiation du symbole nous pouvons faire en sorte que les sentiments révèlent leur valeur et que, inversement, les valeurs suscitent les sentiments. À travers la signification des symboles se manifestent les valeurs d'une personne. Lonergan fait remarquer que cette signification de tvpe svmbolique est une signification élémentaire, non encore objectivée; dans ce cas les valeurs sont exprimées de manière immédiate et implicite dans l'image symbolique. Aussi une personne peut exprimer symboliquement ses valeurs sans pouvoir dire pourquoi elle estime ces objets, car le pourquoi présuppose un travail ultérieur d'objectivation. Le sourire nous offre un exemple de ce type de support de la signification qui transmet l'attitude d'une personne face à un objet. C'est ainsi que le symbole transmet de manière imagée les valeurs d'une personne, ses options face à la nature, vis-à-vis ses contemporains ou devant Dieu. De plus, nous avons affirmé que la perception des valeurs est appelée à changer avec le développement ou la déformation affective. Cette transvaluation se répercute sur les symboles comme le fait remarquer Lonergan: Qu'il s'agisse du développement ou de la déformation affective, les deux processus entraînent une transvaluation et une transformation des symboles. Ce qui exerçait auparavant un effet n'influence plus du tout l'individu, et ce qui n' exerçait pas d'effet se met à l'influencer. Ainsi les symboles eux-mêmes évoluent-ils pour exprimer de nouvelles capacités et dispositions affectives. Par exemple, le fait que l'homme ait domestiqué certaines sources de terreur peut reléguer le dragon au royaume de la fantaisie insignifiante. Ce fait peut également mettre en lumière la signification de cette baleine dans laquelle séjourna Jonas, ce monstre qui avala un homme en train de se noyer et qui, trois jours plus tard, le rendit sain et sauf au rivage de la mer. En revanche, il semble que les symboles irréductibles à toute transvaluation et à toute transformation indiquent un blocage dans le développement humain. Avoir peur de la noirceur, c'est une chose bien différente quand il s'agit d'un enfant et quand il s'agit d'un adulte.89 Il est d'abord utile de rappeler que le symbole est une image d'un objet réel ou imaginaire qui évoque un sentiment ou qui est évoqué par un sentiment. Aussi l'évolution de l'affectivité a pour conséquence que ce qui suscitait un mouvement affectif ne suscite plus rien, et que ce qui ne suscitait pas antérieurement un mouvement affectif réussit maintenant à émouvoir la personne. Et le symbole possède cette capacité de refléter ces nouvelles dispositions affectives. Comme celles-ci se développent et changent au cours de la vie, il est normal que les symboles changent et connaissent une transvaluation. L'absence de changement indique un blocage au plan affectif. Par exemple il est tout naturel que la noirceur apparaisse à un enfant comme un objet menaçant, dangereux pour sa propre vie, et suscite ainsi la peur, mais il est aberrant que la noirceur suscite la peur chez un adulte alors qu'elle n'est plus un objet menaçant, dangereux pour sa propre vie; dans ce cas l'affectivité n'a pas évolué selon la situation, elle est bloquée à un stade antérieur. Nous avons réussi à clarifier quelque peu ce que Lonergan entend par la perception de la valeur. Il nous reste cependant à opérer une clarification ultime; quelle relation existe-t-il entre cette percention de la valeur et la notion transcendantale de valeur? Il n'est pas facile de répondre à cette question, car il nous semble que Lonergan n'est pas très explicite à ce sujet; on peut très facilement confondre ces deux façons de comprendre la valeur. Pour qui remarque ces deux significations de la valeur, un problème s'élève. En effet dans un texte que nous avons cité, Lonergan situe la perception de la valeur dans une zone intermédaire entre le jugement de fait et le jugement de valeur. Or le jugement de valeur se réfère à la notion transcendantale de valeur, car il est le terme de son dynamisme en répondant à la question posée. Alors, si nous avons une perception de la valeur, puis un jugement de valeur, nous pouvons nous demander: qu'est-ce que cette valeur antérieure au jugement de valeur? Ou inversenent: que vient ajouter le jugement de valeur à la perception de la valeur? Ou encore: pourquoi chercher ce qui est - vraiment valable ou ce qui est vraiment bien alors que nous percevons la valeur? A défaut d'une réponse élaborée de Lonergan nous pouvons nous rabattre sur certains indices fournis par ses écrits. Nous trouvons un premier indice dans cette phrase où Lonergan définit le niveau de la conscience responsable auquel appartient la notion transcendantale de valeur: "Et au niveau de la responsabilité, nous sommes confrontés à nous-mêmes, à nos propres opérations, à nos propres buts, et nous délibérons ainsi sur des actions possibles, les évaluons, prenons des décisions et les mettons en pratique"90. Nous remarquons immédiatement que la notion transcendantale de valeur fait suite à un intérêt pour soi-même, car nous avons à agir, nous avons à prendre position d'une manière personnelle dans la vie. Or qu'en est-il de la perception de la valeur? "La perception de la valeur, écrit Lonergan, se produit plutôt dans une catégorie supérieure de réponse intentionnelle qui accueille soit la valeur ontique d'une personne, soit la valeur qualitative d'une beauté, d'une compréhension, d'une vérité, d'actions nobles et vertueuses, de grandes réalisations91. Nous voyons par contraste que la perception de la valeur ne vient pas d'un intéret pour soi-même et n'est pas lié directement à l'action; elle est en quelque sorte beaucoup plus contemplative: elle s'ouvre aux objets et à leur qualité propre. Le deuxième indice nous est fourni par le fait que la notion transcendantale se manifeste par la question "est-ce vraiment valable? est-ce vraiment bien?" ainsi que par ces opérations subséquentes que sont la délibération et l'évaluation. Or il ne semble pas qu'il en soit ainsi pour la perception de la valeur. Il serait pour le moins étrange qu'un individu ait à délibérer pour découvrir la valeur ontique de la personne humaine. De même, si un individu est aveugle à la valeur de la beauté, le fait de poser la question "est-ce vraiment valable?" ne changera que peu de choses; la perception de la valeur est liée aux sentiments. La question de l'objectivité nous permet de discerner un troisième indice. En effet, si la perception de la valeur varie avec les dispositions affectives, elle est alors relative aux personnes. De fait, "on peut rendre compte de ces diverses réponses affectives, écrit Lo-nergan, en soulignant des différences d'âge, de sexe, d'éducation, d'état de vie, de tempérament et d'intéret existentiel"92. Or tel n'est pas le cas de la notion transcendantale de valeur qui tend vers le dépassement de soi, qui cherche ce qui est indépendant du sujet, pour parvenir ainsi à une valeur objective. Le quatrième indice provient d'un texte de A Second Collection. Après avoir présenté la perception de la valeur et la hiérarchie des valeurs, Lonergan écrit: "Au-delà de cela (la perception des valeurs) on trouve la notion transcendantale de valeur qui se manifeste par la question relevant de la délibération - "Est-ce valable? ou perdons-nous notre temps?" cette question monopolise votre attention - et par le jugement de valeur qui répond à cette question"93. Il est clair que Lonergan distingue la perception de la valeur et la notion transcendantale de valeur. Celle-ci se situe au-delà de la perception de la valeur, est capable de prendre ses distances par rapport à elle, et appartient en quelque sorte à une étape ultérieure et plus élévée. S'il faut donc bien distinguer entre ces deux significations de la valeur, comment formuler cette distinction? La notion transcendantale de valeur présuppose la perception de la valeur, car autrement une personne n'aurait d'intérêt pour rien et n'arriverait même pas à se poser le problème du choix et de l'action; la question "est-ce vraiment valable?" n'a de sens que si une personne est portée vers l'action et le mouvement vers l'action est suscité par la perception de la valeur. À notre avis, celle-ci constitue le contexte ou l'horizon dans lequel se situe la notion transcendantale de valeur: c'est en se référence aux valeurs d'une personne qu'on peut comprendre le sens de la délibération et de l'évaluation auquelle elle arrive. Inversement, la notion transcendantale de valeur forme une instance critique par rapport à la perception de la valeur: elle prend une distance critique par rapport aux actions (même si celles-ci sont motivées par des valeurs hautement appréciées) et demande si elles valent la peine d'être poursuivies ou s'il faut les modifier voire les arrêter. Donnons un exemple. Un médecin qui a voué sa vie à aider des gens en pays sous-dévelonné peut être attiré par le mariage, car il ne perçoit la valeur de la vie du couple et de la paternité. Mais en se demandant s'il serait vraiment bien de se marier, il finit par conclure qu'il serait mieux pour lui de demeurer célibaraire. Nous voyons ainsi que la perception de la valeur fournit le contexte ou l'horizon de la question "est-ce vraiment bien" ou de la notion transcendantale de valeur, mais celle-ci se situe au-delà de la perception de la valeur et, orientée vers l'action et les buts d'une personne, constitue l'instance critique ultime.94 Nous connaissons maintenant un peu mieux ce que sont la notion transcendantale de valeur et la perception de la valeur. Mais nous découvrons dans les considérations de Lonergan sur les valeurs un troisième élément, le jugement de valeur. Celui-ci fait l'objet d'une section du chapitre sur le bien humain dans Method in Theology. Qu'est-il exactement? Lonergan nous donne cette brève définition: Les jugements de valeur sont simples ou comparatifs, ils affirment ou nient que x est vraiment bien ou ne l'est qu'en apparence. Ils peuvent également comparer des cas particuliers de vrai bien, pour affirmer ou nier que l'un est meilleur, plus important ou plus urgent que l'autre.95 Le jugement de valeur semble une réalité assez simple: il consiste essentiellement en une affirmation ou en une négation par laquelle une personne détermine par un oui ou par un non si l'objet soumis à la délibération est vraiment bien, ou encore plus important ou plus urgent qu'un autre. De plus, comme c'est par le jugement qu'une réalité est vraiment connue, de même c'est par le jugement de valeur qu'une valeur est vraiment connue ou qu'une echelle de préférence est vraiment connue. La question se pose alors: quelle relation existe-t-il entre le jugement de valeur et la notion transcendantale de valeur? La réponse n'est pas difficile à trouver. En effet nous avons affirmé que la notion transcendantale de valeur se présentait à la conscience comme une exigence intérieure et constituait notre capacité de soulever la question "cela est-il vraiment bien", de délibérer et de reconnaître la réponse qui satisfait vraiment à la question posée. Aussi je jugement de valeur devient la réponse à la question soulevée par la notion transcendantale, et ainsi met un terme momentané à la délibération, apporte une satisfaction temporaire à l'exigence de la notion transcendantale de valeur. Inversement, le jugement de valeur ne peut exister sans la notion transcendantale de valeur, et donc ne peut avoir lieu sans que soit soulevée la question "cela est-il vraiment valable?" Comment s'intègre ensemble le jugement de valeur et la perception de la valeur? Étant donné le lien direct qui existe entre le jugement de valeur et la notion transcendantale de valeur, la réponse à cette question ne peut être que semblable à celle que nous avons donnée sur la relation entre la perception de la valeur et la notion transcendantale de valeur. Néanmoins il n'est pas inutile de revenir sur ce point avec un texte tiré de Method in Theology: Le jugement de valeur renferme donc trois composantes: d'abord la connaissance de la réalité, en particulier de la réalité humaine; ensuite les réponses intentionnelles aux valeurs; et troisièmement l'élan intial vers le dépassement de soi d'ordre moral que constitue le jugement de valeur lui-même. Le jugement de valeur présuppose la connaissance de la vie, des possibilités humaines prochaines et lointaines ainsi que des conséquences probables de tel ou tel plan d'action. Quand cette connaissance fait défaut, les nobles sentiments que l'on a ont tendance à se traduire sous forme de ce qu'on appelle l'idéalisme moral, c'est-à-dire de belles propositions inefficaces qui font souvent plus de tort que de bien. Mais la connaissance seule ne suffit pas; bien que tout homme ait un minimum de sentiment moral, - selon le dicton, en effet, on trouve de l'honneur même chez les voleurs, - il reste que les sentiments moraux doivent être cultivés, éclairés, fortifiés, affinés, critiqués et purifiés de leurs travers.96 Lonergan affirme que le jugement de valeur intègre ensemble la connaissance de la réalité et la perception de la valeur: ces derniers fournissent la matière de la délibération. Nous n'avons pas parlé au cours de cette section de la connaissance de la réalité, car celle-ci relève des trois premiers niveaux de conscience et non du quatrième. Elle est néanmoins essentielle à la perception de la valeur et au jugement de valeur. D'une part, sans connaissance de la réalité il n'y a pas de perception de la valeur. Par exemple, si je ne sais pas qu'un livre est l'un des derniers exemplaires de la première édition d'un ouvrage écrit par un auteur important du XVIe siècle, je ne verrai pas son importance. D'autre part, sans une connaissance adéquate de la réalité, des possibilités d'action ainsi que de leurs conscquences à court ou à long terme, il ne peut y avoir de bons jugements de valeur; l'action que pose alors une personne, même si elle est animée par de bonnes intentions, peut faire plus de tort que de bien. C'est le cas de mesures sociales qui sont motivées par un véritable désir d'aider des gens, mais que, faute d'une connaissance suffisante de la complexité de la situation, contribue à la détériorer davantage. En ce qui concerne la nécessité de la perception de la valeur dans le jugement de valeur, elle a déjà été signalée lorsque nous avons parlé de la relation entre la perception de la valeur et la notion transcendantale de valeur. Cette nécessité est suffisamment grande pour qu'il soit important de cultiver, éclairer, fortifier, affiner, critiquer et purifier de leurs travers les sentiments moraux. Car une personne ne peut juger bonne une action qui favoriserait un objet dont elle ne perçoit pas la valeur; par exemple elle ne peut juger bon de défendre un monument historique contre la démolition si pour elle le passé n'a aucune valeur. Ainsi la connaissance de la réalité et la perception de la valeur sont essentielles au jugement de valeur. Elles en constituent en quelque sorte le contexte ou l'horizon: un jugement de valeur s'explique normalement en référence à telle connaissance de la situaiton et à telle perception des valeurs. Par contre, même s'il intègre les deux, il s'en distingue; car ce qu'il vise est unique et n'est réductible ni à une connaissance de la réalité ni à une perception des valeurs. Nous avons explicité jusqu'à maintenant ce que Lonergan entend par la notion transcendantale de valeur, la perception de la valeur et le jugement de valeur. Il nous reste à élucider une dernière notion liée aux considérations de Lonergan sur la valeur, la valeur terminale. Qu'est-ce exactement que cette valeur terminale? Remarquons qu'on trouve cette notion utilisée dans Insight. Mais c'est dans le contexte des écrits récents qu'il nous faut maintenant la comprendre. Sur la valeur terminale Lonergan nous dit ceci: Les valeurs terminales sont les valeurs qu'on a choisies; ce sont de vrais biens particuliers, un vrai bien qu'est l'organisation, une véritable échelle de préférence quant aux valeurs et aux satisfactions. Corrélativement aux valeurs terminales, il faut situer les valeurs originaires, qui opèrent les choix; ce sont les personnes authentiques, celles qui réussissent à se dépasser en faisant des choix judicieux.97 Avec la valeur terminale nous franchissons une nouvelle étape, car nous entrons dans l'univers de la décision, du choix, et par conséquent, de la liberté: la valeur terminale est la valeur choisie par une liberté personnelle pour la réaliser dans l'action. Nous sommes donc passés du connaître à l'agir. Les valeurs qu'est appelée à réaliser la liberté humaine se réfèrent à trois grandes catégories de biens, les biens particu-liers, le bien qu'est l'organisation et l'échelle de préférence. Car ce qui est soumis à la délibération pour être évalué et présenté à la liberté peut être d'abord un bien individuel ou particulier, i.e. tout ce que l'homme peut vouloir en général pour lui-même et qui provient de besoins ou de capacités de sa nature; par exemple faire du jogging le matin constitue pour une personne un bien particulier. L'objet de la délibération peut être également ce bien qu'est l'organisation (good of order), i.e. l'organisation concrète d'une société pour assurer la satisfaction des besoins de tous ses membres; par exemple dans une région donnée tel système de fabrication et de distribution de souliers de course qui permet aux gens de satisfaire leur besoin d'exercice physique représente un bien. Enfin l'objet de la délibération peut être une échelle de préférence, i.e. un ordre entre les valeurs, ou encore la préférence des valeurs au dépend de satisfactions personnelles quand leurs appels respectifs entrent en conflit. Notons que ces trois sortes de biens ne deviennent des valeurs terminales que s'ils sont évalués comme étant de véritables biens ou des va]eurs, ce qui n est pas nécessairement toujours le cas. Par exemple tel système de prostitution représente ce bien qu'est l'organisation, mais il n'est pas sûr qu'il soit une valeur, un vrai bien. Corrélativement aux valeurs terminales, nous dit Lonergan, il faut situer les valeurs originaires qui opèrent ces choix. Dans la mesure où une personne fait de bons choix en optant pour la valeur, elle engendre un bien véritable, elle est origine de valeurs. C'est ce que souligne Lonergan quand il écrit: Dans la mesure où la vie que mène une personne, les buts qu'elle choisit et ce qu'elle accornplit constituent une réponse aux valeurs, dans cette même mesure elle se dépasse au plan de l'action. Elle a alors réussi a surmonter son égoïsme. Elle est devenue un principe de bienvaillance et de bienfaisance.98 De plus, en étant origine de valeurs, la personne devient un être véritablement bon, elle devient une valeur. Car les actes qu'elle pose ne sont pas indifférents, mais l'affectent tout autant et même plus profondément encore que l'objet auquel ils s'adressent. C'est ce qu'affirme cet autre texte tiré de A Second Collection: Un bon sujet, un bon choix, une bonne action n' apparaissent pas isolés les uns des autres. Car un sujet devient bon par ses bons choix et ses bonnes actions.99 Ainsi, en étant origine de valeurs, en se dépassant lui-même, le sujet devient une valeur, un être authentique. De plus, dans la mesure où ce qui est soumis au choix représente non pas la valeur de telle action particulière, mais la valeur d'être un être authentique, dans cette même mesure la valeur terminale et la valeur originaire peuvent coïncider; la personne choisit alors de devenir une valeur originaire. Il faut maintenant nous demander quelle relation existe entre cette liberté qui décide, opère les choix (et par là peut devenir valeur originaire) et le jugement de valeur. La meilleure façon d'aborder ce point est peut-être de lire ce texte de Method in Theology: Par liberté, je n'entends évidemment pas l'indéterminisme, mais l'autodétermination. Tout plan d'action, celui d' un individu ou celui d'un groupe, n'est qu'un bien fini, et parce qu'il est fini, il est sujet à la critique. Il comporte ses choix, ses limites, ses risques, ses désavantages. C'est dire que le processus de délibération et d'évaluation n'est pas en lui-même décisif. Nous expérimentons, en effet, que notre liberté est cet élan subjectif qui met fin au processus de délibération en retenant l'un des plans d'action possibles et en commençant à l'exécuter.100 Nous expérimentons que notre liberté, nous dit Lonergan, est cet élan subjectif qui met fin au processus de délibération en retenant l'un des plans d'action possibles et en commençant à l'exécuter. Car ce qui est soumis à la délibération est un bien fini, limité, sujet à la critique, si bien que le processus se continuerait indéfiniment la liberté n'intervenait pas; seul un bien infini serait contraignant et décisif. Ainsi il existe d'une part entre le jugement de valeur et le choix libre une continuité; l'activité libre ne peut être authentique qu'en étant responsable, i.e. en étant une réponse à ce que lui indique le jugement de valeur. Une discontinuité entre l'activité libre et le jugement de valeur serait le signe de l'irresponsabilité et de l'inauthenticité. Comme le fait remarquer Lonergan, "penser la volonté comme une puissance arbitraire, c'est prendre pour acquis que l'authenticité n'existe ou ne se produit jamais"101. Un bon choix est donc lié à un bon jugement de valeur. Inversement, seul un homme authentique peut être un bon juge en matière morale, car le jugement moral reflète l'être de la personne. Lonergan insiste beaucoup sur ce point: "Enfin, c'est uniquement en parvenant au dépassement continuel de soi qui caractérise l'homme vertueux, que l'on devient bon juge, non pas en ce qui concerne tel ou tel acte humain, mais en ce qui concerne le domaine entier de la bonté humaine"102. D'autre part, il existe entre le jugement de valeur et le choix libre une certaine discontinuité. Car connaître ce qu'il faudrait faire est une chose, l'exécuter est une autre; le jugement de valeur ne conduit pas nécessairment à l'action. Il relève de la notion transcendantale de valeur, alors que la décision et le choix relevent d'un principe différent, la liberté. Ainsi celle-ci devient l'expérience de cet élément de contingence qui sépare le connaître et l'agir. Nous sommes maintenant en mesure de répondre à la question initiale de cette section, i.e. ce qu'est la structure du choix responsable. En effet le choix responsable d'une valeur terminale présuppose un jugement de valeur, le jugement de valeur présuppose le dynamisme de la notion transcendantale de valeur et une perception des valeurs ainsi qu'une connaissance de la réalité. Autrement dit, la connaissance de la réalité et la perception de la valeur qui lui est liée forment le contexte ou l'horizon dans lequel se situe la visée de la valeur dans la délibération. Notons que ce contexte se base en grande partie sur la croyance, car il y a peu de connaissances qu'une personne a engendrées elle-même103. L'exigence de la notion transcendantale de valeur, même si elle intègre la connaissance de la réalité et la perception de la valeur, va néanmoins au-delà, car elle cherche quelque chose d'unique. Le jugement de valeur qui suit la délibération apporte une réponse à cette exigence et devient un appel lancé à la liberté humaine. Dans la mesure où la valeur est choisie et réalisée, elle est une valeur terminale et fait de la personne une valeur originaire. La question de l'amour s'est posée dans la section sur le dépassement de soi. En effet nous avons vu que si nous avions la capacité de nous dépasser nous-mêmes grâce aux notions transcendantales, cette capacité ne s'actualisait que lorsque nous commençions à aimer. Qu'est-ce donc que l'amour pour Lonergan et quel rôle lui fait-il jouer? Notons que s'il parle à plusieurs reprises de l'amour dans ses écrits récents, il ne s'attarde pas à expliciter sa signification. Nous bénéficions d'un certain nombre d'indications pour brosser un tableau schématique de l'amour. Au cours d'un interview rappporté dans A Second Collection Lonergan affirme ceci: Il existe des sentiments qui constituent des réponses intentionnelles aux valeurs; ces sentiments impliquent une telle distinction (entre ce qui est vraiment bien et ce qui ne l'est qu'en apparence) et forment une hiérarchie - et vous retrouvez ici les valeurs vitales, sociales, culturelles et reliigieuses. Mais ce qui domine tout cela, d'après Scheler et von Hildebrand, et ce qui révèle vraiment les valeurs et vous permet de les voir vraiment, c'est d'être en amour.104 Nous trouvons ici deux affirmations principales. En premier lieu, l'amour est un sentiment, et un sentiment qui appartient à la classe de ceux qui sont des rénonses intentionnelles aux valeurs. En deuxième lieu, parmi les sentiments de cette classe, l'amour occupe une place unique et supérieure: l'amour domine tous les autres sentiments et c'est lui qui permet de percevoir vraiment les valeurs. Ces deux points apportent un éclairage précieux, car nous pouvons d'emblée situer l'armour au niveau du sujet existentiel dont nous venons d'expliciter la structure. Ainsi l'amour se réfère à cette composante du choix responsable qu'est la perception de la valeur et joue donc un rôle important dans le processus de décision. De plus, étant donné les liens qui unissent entre eux les sentiments, l'amour non seulement dominera les autres perceptions de valeurs, mais également sera lui-même source de nouvelles perceptions de valeurs; par exemple, quand un homme aime une femme, il perçoit alors l'importance de connaître ses parents, ses frères et ses soeurs, comme si l'amour revétait d'une valeur tout ce qui est lié d' une manière ou d'une autre à cette femme. Un autre texte vient renforcer ce rôle extrêmement important que joue l'amour et qu'on trouve cette fois dans Method in Theology: Jusqu'a maintenant, j'ai présenté les sentiments comme des réponses intentionnelles, mais je dois ajouter qu'ils ne sont pas simplement transitoires, limités au moment où nous percevons une valeur ou son opposé, pour disparaitre au moment où notre attention s'en détournerait. Il y a certes des sentiments qui surgissent et disparaissent facilement. Il y a aussi ceux que nous avons inhibés en les réprimant et qui mènent une vie malheureuse et souterraine. Mais il existe aussi des sentiments dont nous sommes pleinement conscients et qui s'avèrent si profonds et si forts - surtout quand ils sont délibérément renforcés - qu'ils canalisent l'attention, configurent l'horizon et inspirent la vie d'un individu. Ici, l'exemple suprême est l'amour. Un homme ou une femme qui se met à aimer reste en anour non seulement en présence de l'aimé mais en tout temps. Outre les actes particuliers que l'on fait par amour, on peut remarquer l'état originel qui consiste à être en amour; cet état constitue en quelque sorte la source de toutes les actions d'une personne. Si bien que l'amour mutuel est un enlacement de deux vies. Il transforme un je et un tu en un nous si intime, si sûr, si permanent que chacun veille, imagine, pense, projette, sent, parle et agit en pensant aux deux.105 Lonergan se trouve ici à reprendre ce que dit von Hildebrand sur la profondeur de ce sentiment qu'est l'amour: celui-ci n'est pas limité à l'instant qui l'a vu naître mais perdure au cours de toute une vie106. Affirmer ainsi le caractère non transitoire de l'amour, c'est affirmer qu'il affecte non seulement certaines décisions et certaines actions, mais l'ensemble des décisions et des actions d'une vie. Comme le souligne Lonergan, l'amour dont il s'agit ne se réfère pas tant aux actes d'amour qu'à l'état originel qui consiste à être en amour et qui est la source des actes d'amour subséquents. Et c'est ainsi que l'amour marque l'activité consciente: il canalise l'attention, configure l'horizon et inspire la vie. Notons qu'il n'est pas toujours facile de se représenter la relation entre l'amour et l'intentionnalité consciente. En effet dans notre section sur le dépassement de soi nous avons défini l'homme comme étant un chercheur de valeur. Or nous voyons maintenant que dans la mesure où une personne commence à aimer, il devient un être-en-amour, et cet état originel est la source d'actes d'amour. Nous sommes alors conduit à redéfinir concrètement une personne. Car parler d'état ou d'être-en-amour, c'est parler de ce qui définit ou identifie une personne, c'est parler d'une puissance active qui explique et intègre en partie ou en totalité sa vie. Dans ce cas, il nous semble que l'amour, dans la mesure où il transforme toute la personne, devient ce qui intègre les notions transcendantales: la recherche de ce qui est vraiment bien est orienté vers le service de l'objet aimé, de même que la recherche de ce qui est vrai et de même que l'attention; par exemple un homme qui aime une femme cherche avec passion ce qui pourrait être fait pour son bonheur et, devant les diverses possibilités qui se présentent, vise sincèrement ce qui est vraiment bien, ce qui répond à l'exigence de la notion transcendantale de valeur. Ainsi la visée de l'intelligible, du vrai, du réel et de la valeur devient un acte d'amour. Il ne faut pas penser pour autant que l'amour interfère avec le dynamisme propre des notions transcendantales. D'une part, celles-ci conservent leur visée propre, si bien que l'intelligible, le vrai, le réel et la valeur continuent à être recherchés pour eux-mêmes; l'amour ne peut que vouloir le bien, et ainsi donne son impulsion à la recherche de la valeur. D'autre part, elles poursuivent leur rôle critique: l'amour ne peut s'implanter dans la vie d'une personne sans un jugement de valeur favorable à cette perspective d'une vie marquée par l'amour et sans une décision en accord avec le jugement de valeur. Nous pouvons être surpris de ce rôle fondanental dévolu à l'amour lorsqu'il envahit la vie d'une personne. Mais le fait n'est pas douteux dans la pensée de Lonergan, comme le confirme ce passage: Cet être-en-amour a ses antécédents, ses causes, ses conditions et ses occasions, mais une fois qu'il s'est épanoui et aussi longtemps qu'il dure, il prend les commandes. C'est le premier principe. Nos désirs et nos craintes, nos joies et nos peines, notre discernement des valeurs, nos décisions et nos actes proviennent alors tous de lui.107 Chez celui qui aime, l'amour devient le premier principe. Parler de principe, c'est parler d'une force, d'une puissance active qui est source ou cause d'une activité déterminée; un principe se réfère à un commencement absolu, à ce qui est premier dans la chaîne d'un mouvement. L'amour est donc un premier moteur d'activité et d'une activité orientée vers un terme déterminé. Ceci signifie que l'amour n'a pas besoin d'une cause pour exister. Comme l'indique Lonergan, l'être-en-amour a ses antécédents, ses causes, ses conditions et ses occasions. Mais ces facteurs ne font que favoriser sa naissance et ne peuvent pas à elles seules justifier son existence. Un texte de A Second Collection est explicite sur le sujet: Le fait d'être en amour n'a pas besoin de justification. Il est lui-même la justification qui rend compte de tout. De la même façon, vous n'avez pas à expliquer l'existence de Dieu, car celui-ci constitue l'explication ultime.108 L'amour n'a pas besoin de justification. Au contraire, c'est lui qui justifie tout. De plus, affirmer que l'amour est un premier principe, c'est affirmer qu'il commande et intègre l'ensemble des autres activités humaines. Cette relation entre l'amour et les notions transcendantales soulève également le problème général entre la connaissance et l'amour: l'amour ne présuppose-t-il pas une connaissance? L'amour ne suit-il pas une connaissance? C'est ici que nous découvrons l'importance de la réponse de Lonergan: On avait l'habitude de dire: Nihil arnatum nisi praecognitum, la connaissance précède l'amour. La vérité de cet aphorisme tient au fait que d'habitude les opérations du quatrième niveau de la conscience intentionnelle présupposent et complètent les opérations correspondantes aux trois autres. On trouve cependant deux exceptions à cette règle. Il existe, en premier lieu, une exception mineure: le fait que des personnes se mettent à aimer et que ce début de l'amour soit un événement sans proportion avec ses causes, ses conditions, ses occasions et ses antécédents. Car se mettre à aimer constitue un nouveau commencement, un exercice de la liberté verticale grâce auquel notre monde intérieur recoit une nouvelle configuration. Mais l'exception la plus notable à cet aphorisme latin est le fait que Dieu nous donne son amour et qu'il le répande dans nos coeurs.109 Dans le cas où une personne se met à aimer, où l'amour envahit sa vie, la connaissance n'est plus première; car il existe une disproportion entre ce qu'elle livre et le mouvement d'amour qui s'ensuit. Il faut donc accorder ici une primauté à l'amour. Celui-ci se répand par delà la connaissance vers son objet, il constitue en quelque sorte un a priori favorable. Enfin nous pouvons nous demander: lorsque Lonergan parle ainsi de la primauté de l'amour, à quel amour se réfère-t-il? Sa réponse un peu stéréotypée revient à plusieurs reprises dans ses écrits. Il y a différentes façons d'être en amour. Il y a l'amour d'intimité entre mari et femme, ou entre parents et enfants. Il y a l'amour de ses concitoyens qui porte ses fruits dans la réalisation du bien-être humain. Il y a l'amour de Dieu qui se vit de tout son coeur et de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force (Mc 12, 30).110 Nous pouvons remarquer que, de ces trois sortes d'amour, le deux premiers sont d'ordre humain tandis que le troisième relève d'un don de Dieu. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre un peu mieux pourquoi c'est l'amour qui actualise vraiment la capacité qu'a l'homme de se dépasser lui-même. Nous avons vu que cette capacité de se dépasser soi-même provenait des notions transcendantales et que la notion transcendantale de valeur constituait l'intégrateur principal de ce dynamisme de l'intentionnalité consciente. Or l'homme ne cherche vraiment ce qui vaut la peine que s'il est poussé vers l'action par ses dispositions affectives, par les valeurs qu'il perçoit. Mais il y a plus. Nous avons vu que cette recherche de la valeur pouvait être contrée par le mouvement des désirs égoïstes qui déviait la délibération de sa visée originelle. Or l'amour qui envahit une vie donne cette force et cette orientation capables de mettre en échec les désirs égoïstes; il désire ce qui est vraiment bien pour l'objet vers lequel il se porte, et par là communique aux notions transcendantales sa force et son impulsion. C'est ainsi que l'homme ne se dépasse qu'en aimant. Ceci est possible du fait que l'amour peut être premier et que, pour aimer vraiment, il a besoin de connaître ce qui est vraiment bien. Mesurons brièvement le chemin parcouru au cours de cette section. Nous voulions savoir comment un sujet arrive à choisir soit pour le dépassement de lui-même soit contre ce dépassement. Pour répondre à cette question nous avons procédé de manière indirecte en essayant d'abord de découvrir la structure générale du choix responsable. Pour y parvenir nous avons analysé les diverses considérations de Lonergan sur les valeurs. C'est ainsi qu'après avoir précisé ce que signifient la notion transcendantale de valeur, la perception de la valeur, le jugement de valeur et la valeur terminale ainsi que leurs relations réciproques, nous avons esquissé la façon dont un sujet arrive à prendre une décision et à agir. Dans un deuxième temps, nous avons abordé la question de l'amour laissé en suspens dans la section précédente. Nous pouvons maintenant voir plus directement comment un sujet opte pour le dépassement de soi et d'est pourquoi il faut nous tourner vers l'analyse de la conversion. Dans un chapitre de Method in Theology consacre à la dialectique, Lonergan nous présente trois types de conversions, la conversion intellectuelle, la conversion morale et la conversion religieuse. Puisque notre chapitre porte sur le contexte anthropologique, nous nous limiterons aux deux premiers types. Et avant de procéder à leur analyse, nous présenterons d'une manière générale la conversion. A. Présentation générale de la conversion Posons directement la question: qu'est-ce qu'une conversion? Lonergan amorce ainsi sa section sur la conversion: Joseph de Finance a établi une distinction entre l'exercice horizontal et l'exercice vertical de la liberté. L'exercice horizontal est la décision ou le choix qui se fait à l'intérieur d'un horizon déterminé; l'exercice vertical est l'ensemble des jugements et des décisions grâce auquels nous passons d'un horizon à l'autre. Ces exercices verticaux de la liberté peuvent former une séquence telle que, dans chaque cas, le nouvel horizon, quoique notablement plus profond, plus large et plus riche, restera néanmoins en continuité avec l'ancien et s' avérera un développement à partir des potentialités de ce dernier. Mais il arrive également que le passage d'un horizon à l'autre entraîne une volte-face; le nouvel horizon surgit de l'ancien, mais en répudiant certains de ses traits caractéristiques; il inaugure une nouvelle séquence qui peut révéler une profondeur, une largeur et une richesse de plus en plus grandes. Cette volte-face et ce nouveau commencement constituent ce que l'on entend par la conversion.111 Utilisant une distinction faite par Joseph de Finance entre l'exercice horizontal et l'exercice vertical de la liberté112, Lonergan affirme d'abord que l'exercice horizontal de la liberté survient à l'intérieur d'un horizon établi. Nous avons déjà touché ce point lorsque nous avons analysé le changement d'horizon: l'horizon, avons-nous dit, forme le contexte donnant la signification de nos intentions, de nos paroles et de nos actions; car le tout organique que constitue nos connaissances et nos intérêts - que ces intérêts soient motivés par les valeurs ou par le satisfaisant et l'agréable - expliquent nos jugements de valeur et, dans la mesure où la liberté se veut responsable, nos décisions et nos actions. Le rôle de la liberté se borne alors à rendre l'action cohérente avec l'horizon dans lequel elle se situe, à éviter la contradiction entrece qu'elle sait et apprécie, d'une part, et ce qu'elle fait, d'autre part. Cette relation entre l'horizon et le jugement de valeur auquel fait suite l'action peut s'exprimer dans la formule: si... alors. Par exemple, si pour une personne le monde est une jungle où chacun lutte pour survivre et si elle trouve importante sa propre vie, alors elle doit lutter pour assurer sa place au soleil. L'exercice vertical de la liberté, par contre, se réfère à un ensemble de jugements et de décisions par lesquels une personne passe d'un horizon à un autre. Nous avons eu l'occasion dans notre première section d'aborder la question du changement d'horizon et de distinguer entre un développement génétique et un changement radical d'horizon. À propos du premier cas, nous avons dit que l'expansion de l'horizon ne peut se faire qu'à partir de l'horizon actuel et en accord avec lui. Or Lonergan reprend ici cette même ligne de pensée en affirmant d'abord qu'une personne peut être amenée à plusieurs reprises au cours de sa vie à se décider pour un nouvel horizon. Car ses connaissances ne cessent de se développer en étendue et en profondeur, son affectivité ne cesse de s'affiner et de s'enrichir, si bien que sa vision du monde change, qu'elle perçoit de nouvelles valeurs, et cela remet en question l'horizon dans lequel se situait jusque là ses jugements de valeur. L'horizon nouveau constitue par là un appel à délaisser la routine, les manières habituelles de parler et d'agir, et aussi ne peut-il s'implanter que par un jugement de valeur affirmant la supériorité de l'horizon nouveau, la valeur d'introduire une nouvelle façon d'agir. Il ne s'agit pas ici pour le jugement de valeur et la décision d'être conséquents avec l'horizon ancien, d'éviter la contradiction, mais d'accueillir un horizon qui ne découle pas logiquement de l'ancien, d'accepter de s'insérer dans un nouveau contexte. Alors que l'exercice horizontal de la liberté concerne le alors dans la relation si... alors, l'exercice vertical de la liberté concerne le si, la prémisse. Notons toutefois que le nouvel horizon, le nouveau si est consonnant avec l'ancien et représente un développement à partir de ses potentialités. Or tel n'est pas le cas de la conversion. Lonergan affirme donc qu'il existe un autre cas d'exercice vertical de la liberté qui, contrairement au cas précédent, n'entraîne pas un horizon consonnant avec l'ancien mais une volte-face, qui ne constitue pas un développement à partir des potentialités de l'ancien horizon mais une répudiation de ses éléments majeurs, qui ne représente pas un élément au sein d'un développement en profondeur mais un commencement absolu ou s'amorce une nouvelle suite de développements. Voilà la conversion. Or, d'après ce que nous avons vu dans notre section sur l'horizon, une telle rupture entre l'horizon ancien et l'horizon nouveau ne peut impliquer des horizons relatifs mais uniquement des horizons fondamentaux. Et ces horizons fondamentaux concernent une conception de la connaissance, l'attitude éthique et la perception religieuse. Nous savons que les différences radicales sur les deux premiers points proviennent de la présence ou de l'absence de dépassement de soi, et donc de la fidélité ou de l'infidélité aux exigences des notions transcendantales, de l'orientation des opérations conscientes vers ce qui est intelligible, vrai, réel et bien ou vers ce qui s'oppose à la vérité et aux valeurs. Aussi le nouvel horizon concerne une nouvelle façon de concevoir ce que nous sommes, et donc une nouvelle façon d'être homme, une nouvelle façon de comprendre les autres et l'univers entier; car il existe un lien entre ce que nous sommes, la façon de nous comprendre et la façon de comprendre les autres. C'est ce que veut dire Lonergan quand il écrit: "Loin d'être un simple processus qui consisterait à tirer des inférences à partir de certaines prémisses, ce changement porte sur la réalité humaine (la sienne) que l'interprète doit comprendre s'il veut comprendre autrui, sur l'horizon à l'intérieur duquel l'historien s'efforce de rendre intelligible le passé, et sur ses jugements fondamentaux de réalité et de valeur qui s'avéreraient des contrepositions au lieu d'être des positions"113. Le nouvel être et la nouvelle vision anthropologique qui doivent prendre naissance s'opposent radicalement à l'être ancien et à la vision anthropologique ancienne: ceux-ci sont considérés comme mauvais et fausse, et le nouvel être comme la seule façon d'être vraiment authentique, la nouvelle vision comme la seule vraie. La conversion consiste donc dans le passage de l'inauthenticité à l'authenticité, d'une conception fausse de l'homme à une conception vraie. Lonergan le souligne ainsi: La conversion consiste justement à passer d'un enracinement à l'autre. C'est un processus qui ne se déroule pas sur la place publique. Il peut être déclenché par la recherche scientifique, mais il se réalise uniquement dans la mesure où l'on découvre ce qui est inauthentique en soi-même et où l'on s'en écarte, dans la mesure où l'on découvre que la plénitude de l'authenticité humaine est une possibilité réalisable et où l'on s'y attache de tout son être.114 La conversion présuppose ainsi la découverte d'une nouvelle façon d'être homme et dans la perception de sa valeur. Le nouvel horizon qui se présente alors exige une réponse. C'est ainsi que s'élève la question: est-il vraiment valable d'embrasser cet horizon, de devenir cet être nouveau? Est-ce vraiment bien? La délibération qui s'ensuit peut être pénible, car l'accueil de l'horizon nouveau implique le rejet et la désintégration de l'horizon qui animait jusque là la vie d'une personne; celle-ci doit maintenant faire face à la perspective de rebatir lentement sa vision du monde, de reconstruire progressivement son échelle de préférence, de réapprendre pas à pas ce qui est vraiment bien, de modifier petit à petit ses habitudes de vie, tel un enfant qui doit apprendre à marcher et à parler. Pour que l'horizon nouveau s'implante, l'évaluation qui suit la délibération doit affirmer la valeur de cette conversion, et la décision doit se conformer à ce qu'indique le jugement de valeur. C'est là une tâche difficile: Ce monde (le monde médiatisé par la signification) ne se réduit pas à un ensemble de détails, mais il est également fait d'options fondamentales. Une fois qu'on a pris de telles options et qu'on a construit son monde sur elles, il faut les maintenir, sous peine de devoir revenir sur ses pas, démolir et reconstruire. On n'entreprend pas facilement une démarche si radicale; en l'accomplissant, on est loin de se sentir confortable; il faut également du temps pour la mener à bonne fin. Elle peut se comparer à une opération chirurgicale majeure où, pour la plupart, nous saisirions le couteau avec timidité et le manierions gauchement.115 La conversion n'entraîne donc pas immédiatement la perfection dans l'authenticité. Elle est le point de départ d'un nouveau développement par lequel l'horizon nouveau et l'être nouveau dégagent peu à peu leur potentialité. B. La conversion intellectuelle Un premier type de conversion porte le nom de conversion intellectuelle. Lonergan nous le présente ainsi: La conversion intellectuelle consiste en une clarification radicale et, conséquemment, en une élimination d'un mythe extrêmement tenace et fallacieux concernant la réalité, l'objectivité et la connaissance humaine. Le mythe veut que l'acte de connaitre soit comme l'acte de regarder, que l'objectivité soit le fait de voir ce qui est là et de ne pas voir ce qui n'est pas là, et que le réel soit ce qui est dehors, là, maintenant et qu'il s'agit de regarder. Or ce mythe présuppose l'oubli de la distinction entre le monde de l'immédiateté - disons le monde de l'enfant - et le monde médiatisé par la signification. Le monde de l'immédiateté est la somme de ce qui est vu, entendu, touché, goûté, senti, ressenti. Il se conforme assez bien à la vision mythique de la réalité, de l'objectivité et de la connaissance. Mais ce n'est là qu'un mince fragment du monde médiatisé par la signification. Car celui-ci est un monde connu non par l'expérience sensible d'un individu, mais par l'expérience externe et interne d'une communauté culturelle et par les jugements continuellement vérifiés et revérifiés de la communauté. C'est pourquoi l'acte de connaître ne se réduit pas simplement à voir, mais il consiste à expérimenter, à comprendre, à juger et a croire. Les critères de l'objectivité ne se ramènent pas simplement aux critères de la vision oculaire; ils combinent les critères de l'expérience, de la compréhension, du jugement et de la croyance. La réalité connue n'est pas simplement ce qu'on regarde; elle est donnée dans l'expérience, organisée et généralisée par la compréhension et affirmée par le jugement et la croyance.116 La première phrase de ce paragraphe donne l'idée générale: la conversion intellectuelle provient d'une clarification radicale et implique conséquemment l'élimination du mythe concernant la réalité, l'objectvité et la connaissance humaine. Qu'est-ce donc tout d'abord que cette clarification radicale? Cette clarification, nous dit Lonergan, consiste dans une distinction, la distinction entre le monde de l'mmédiateté et le monde médiatisé par la signification. Le monde de l'immédiateté se réfère au monde de l'expérience sensible et immédiate, un monde qui se fonde sur des opérations comme voir, entendre, toucher, goûter, sentir, ressentir. Par contre, le monde médiatisé par la signification se réfère aux objets visés par l'intentionnalité consciente. Nous avons eu l'occasion de préciser celle-ci dans la section sur le dépassement de soi. Qu'il nous suffise de nous rappeler les notions transcendantales impliquées ici: la notion transcendantale d'intelligible est ce qui est visé par la question qu'est-ce que c'est? comment? dans quel but? et par des opérations comme la saisie de liens intelligibles entre les données, la formulation et la définition de ce qui a été saisi; la notion transcendantale du vrai et de la réalité est ce qui est visé par la question en est-il vraiment ainsi? mon idée est-elle exacte et conforme à la réalité? et par les opérations comme la mise en ordre des éléments de preuve, leur soupesement, la saisie de l'inconditionné de fait et le jugement. Or la connaissance des objets de ce monde médiatisé par la signification présuppose non seulement les opérations sensibles propres au monde de l'immédiateté, mais également les opérations de la conscience intellectuelle, les opérations de la conscience rationnelle et les opérations de la conscience responsable. De plus, nous avons dit que les notions transcendantales fournissent le critère d'objectivité, et ce critère se manifeste à la conscience sous forme d'exigence intérieure. Comme il existe quatre niveaux de conscience, il existe quatre types d'exigence, et donc quatre critères d'objectivité. Aussi Lonergan peut affirmer qu'une connaissance objective combine quatre critères. En conséquence, la réalité qui est connue au terme de l'ensemble des opérations cognitives et qui se conforme aux critères des quatre niveaux de conscience forme un objet composé, i.e. un objet donné dans l'expérience sensible, compris dans l'expérience intellectuelle, connu dans l'expérience rationnelle ou par l'intermédiaire de la croyance. Dès lors nous comprenons la signification et l'importance de la distinction entre le monde de l'immé-diateté et le monde médiatisé par la signification. Alors que le premier possède un caractère immédiat, global, le deuxième possède un caractère discursif, fait appel à plusieurs niveaux d'opérations. Notons enfin que cette distinction ou cette clarification quant à la connaissance, l'objectivité et la réalité peut être qualifiée à bon droit de radicale, car elle touche à tout ce qu'un homme peut connaître, elle est à la racine de son horizon. A cette clarification radicale Lonergan oppose le mythe117. En effet il existe un mythe philosophique sur ce que c'est que connaître, sur ce que c'est que l'objectivité et sur ce que c'est que le réel. Ce mythe, loin de représenter une clarification radicale, provient d'une confusion totale, de l'absence de la distinction entre le monde de l'immédiateté et le monde médiatisé par la signification. Car nous avons discerné quatre niveaux de l'intentionnalité consciente. Or le mythe dans sa thématisation réduit tous les niveaux de conscience au premier, le niveau empirique. Ainsi, ignorant le caractère propre de l'intelligible et du vrai, il conçoit l'acte de connaître sur le modèle des opérations sensibles et affirme sans ambages que la connaissance est un "regard" porté sur les choses118. Cette thématisation de la connaissance se répercute sur la conception de l'objectivité: les critères d'objectivité se ramànent à un seul conçu sur le modèle du critère sensible; car si l'objectivité sensible consiste à bien s'ouvrir les yeux et à décrire exactement ce qu'on voit, l'objectivité de la connaissance se ramenera à bien voir ce qui est là, maintenant, et à ne pas voir ce qui n'est pas là. Enfin cette thématisation de la connaissance se répercute également sur la définition du réel: celui-ci, loin d'être ce qui est donné dans l'expérience sensible, organisé de manière intelligible dans la compréhension, affirmé par le jugement ou la croyance, se ramène à un objet conçu sur le modèle sensible, i.e. ce qui est dehors, là, maintenant, devant soi, et qu' on peut regarder. Comme nous le remarquons, le mythe se trompe radicalement sur la nature de la connaissance humaine, sur son caractère intentionnel et conscient, et dès lors, ne saisissant pas en quoi consiste cette capacité de se dépasser soi-même, tombe mains et pieds liés dans la dichotomie sujet-objet et dans divers problèmes herméneutiques insolubles. La conversion intellectuelle, nous dit Lonergan, consiste donc à éliminer ce mythe concernant la réalité, l'objectivité et la connaissance. Comment comprendre cette élimination? Nous n'avons pas d'indications explicites et systématiques sur ce point, mais nous pouvons néanmoins apporter des précisions intéressantes à partir des éléments anthropologiques que nous avons étudiés jusqu'ici. Appliquons donc à la conversion ce que nous savons sur le sujet existentiel, le dépassement de soi et l'horizon. 1/ La conversion intellectuelle et le sujet existentiel Parler d'élimination c'est faire appel à une décision, à l'intervention du sujet existentiel ou responsable. Or nous avons relevé une certaine structure du choix responsable et cette structure s 'applique à l'option fondamentale: la connaissance de la réalité et la perception de la valeur forment l'horizon qui se propose au choix; la notion transcendantale de valeur forme l'instance critique qui se demande est-ce vraiment bien?, délibère, arrive à un jugement de valeur; la liberté se porte vers la valeur terminale et suscite l'action conséquente. Nous sommes donc en droit de penser que cette structure s'applique à la conversion intellectuelle; car celle-ci représente un cas d'option fondamentale. Tout d'abord, quelle connaissance de la réalité présuppose cette conversion? La réponse semble assez simple: il faut découvrir en quoi consiste l'acte de connaître et, par là, ce qu'est l'objectivité et le réel. Nous pouvons nous référer ici à la démarche d'Insight, principalement à celle contenue dans les chapitres un à quinze: l'expérience et la compréhension des opérations cognitives de base et de leurs relations dynamiques, suivies d'une affirmation de soi comme sujet connaissant. La conversion intellectuelle présuppose donc la réponse à trois questions fondamentales: qu'est-ce que je fais quand je connais? en quoi cette activité est-elle une connaissance? qu'est-ce que je connais quand j'accomplis cette activité?119 C'est ici que se situe la clarification radicale. Quelle valeur doit être perçue par une personne pour que cette clarification devienne un objet qui la touche personnellement? Nous soupçonnons sans difficulté qu'il s'agit de la valeur de ce qui a été découvert. À ce sujet nous bénéficions d'un petit indice. En effet, comparant la conversion intellectuelle et la conversion morale, Lonergan affirme: "Ainsi la conversion morale va-t-elle, par delà la valeur vérité, aux valeurs en général"120. La valeur vérité dont il est question concerne la conversion intellectuelle. De même, en énumérant les valeurs qualitatives, Lonergan cite entre autres la compréhension et la vérité121. Ainsi, dans la mesure où le développment affectif suit le développement intellectuel et dans la mesure où n'interfèrent pas des sentiments étrangers, il se produit une réponse de l'affectivité à la valeur de ce qui a été découvert, à la valeur vérité. Empressons-nous d'ajouter que la vérité dont nous parlons ne se réfère nullement à celle qu'on retrouve dans un contexte mythique, mais à celle précisée par la clarification radicale. Cette perception de la valeur remet en question l'horizon d'une personne. Que se passe-t-il alors au plan de l'exigence de la responsabilité, de la notion transcendantale de valeur? Nous sommes portés à penser que la question qui se pose lors de la conversion intellectuelle peut se ramener à celle-ci: est-il valable d'adopter cette théorie cognitive ainsi que la vision de l'objectivité et du réel qu'elle véhicule? est-ce vraiment bien d'être un sujet connaissant, fidèle aux exigences des notions transcendantales? Dans la délibération qui s'ensuit, le sujet pèse le pour et le contre, entrevoit les conséquences à court et à long terme que ce choix implique, en particulier la remise en question radicale et la désintégration de son horizon ancien, perçoit tout ce que cela pourra changer dans sa manière de penser, dans sa manière de travailler, dans le choix de sa méthode d'investigation. Il nous faut admettre cependant que nous n'avons pas de texte explicite de Lonergan exprimant de manière précise la question délibérative à l'oeuvre dans la conversion intellectuelle. Néanmoins il nous semble que toute la démarche d'Insight ainsi que les oeuvres postérieures posent implicitement cette question et sont une invitation à la conversion intellectuelle. La délibération aboutit à un jugement de valeur. Ce jugement affirme normalement qu'il est vraiment bien de se convertir, qu'il vaut mieux assumer les difficultés de reconstruire sa vision du monde et de changer ses habitudes de vie que de continuer avec l'horizon ancien et les habitudes anciennes. Remarquons que ce jugement de valeur a un caractère particulier dans la conversion intellectuelle: c'est un jugement fondamental qui se répercutera sur tous les autres jugements de valeur que la personne portera en rapport avec l'activité cognitive. Enfin dans la mesure où un sujet est vraiment responsable, ce qui est vraiment bien devient une valeur terminale, la valeur chosie par la liberté en vue d'être réalisée dans l'action. Cette décision implique un exercice vertical de la liberté, car elle se prend face à un nouvel horizon, et un horizon opposé de manière radicale à l'ancien. L'action qui suit la décision ne s'identifie pas à l'authenticité parfaite, car elle n'est qu'un point de départ. Mais elle marque le premier pas et un pas fondamental vers l'éimination progressive du mythe cognitif sous toutes ses formes. Lonergan écrit: Se libérer de cette méprise et découvrir le dépassement de soi propre au processus humain qui parvient à la connaissance, cela exige que l'on rompe avec des habitudes de penser et de parler profondément ancrées. Il faut devenir le maitre de sa propre maison, ce qui n'est possible que lorsqu'on sait précisément ce qu'on fait quand on connaît. Il s'agit alors d'une conversion, d'un recommencement, d'un nouveau départ, qui ouvre la voie à de nouvelles clarifications et à de nouveaux développements.122 2/ La conversion intellectuelle et le dépassement de soi L'action fondamentale de celui qui se convertit au plan cognitif est de se dépasser lui-même. Nous avons vu que le dépassement de soi cognitif consistait dans la fidélité au dynamisme de l'intentionnalité consciente, ou si l'on veut, aux exigences des notions transcendantales formulées sous forme de trois préceptes: sois attentif! sois intelligent! sois rationnel! Celui qui se dépasse ainsi devient un être nouveau, orienté vers l'objet des notions transcendantales, présent à tout ce qui peut être donné, compris de manière intelligente, affirmé de manière rationnelle. Son authenticité le conduit à rejeter toute logique ou méthode qui le confine au niveau sensible ou au niveau intellectuel. Lonergan voit par exemple dans l'empirisme du XIXe siècle un cas d'inauthenticité intellectuelle, d'absence de conversion: Cependant, les empiristes du dix-neuvième siècle concevaient l'objectivité comme le simple fait de voir tout ce qui est là pour être vu et de ne pas voir ce qui n'est pas là. En conséquence, ils demandaient que l'historien se montre purement réceptif, c'est-à-dire qu'il laisse entrer les impressions provenant des phénomènes, en excluant toute activité subjective.123 Cette exigence de pure réceptivité de la part de l'historien provient en droite ligne du mythe cognitîf: puisque la connaissance est comme un "regard", il s'agit d'être purement passif face au "réel", d'être comme une plaque photographique reflétant tout ce qui est perçu et uniquement ce qui est perçu, empêchant toute activite "subjective" d'intervenir. C'est ainsi que Ch.-V. Langlois, un historien français, n'osait plus composer de l'histoire et se contentait d'offrir à ses lecteurs un montage de textes124. L'authenticité cognitive demande le rejet de cette limitation au niveau empirique et oriente également les opérations conscientes vers l'intelligible, le vrai et le réel. 3/ La conversion intellectuelle et l'horizon Le dépassement de soi congitif entraîne un changement radical d'horizon. Ce changement est radical, car, entre l'horizon ancien et le nouveau qui émerge, il existe une différence fondamentale. Nous savons que l'horizon constitue la limite de nos connaissances et de nos intérêts. Or, dans la mesure où la personne était inauthentique, n'était pas orientée vers l'objet des notions transcendantales, elle excluait radicalement de son horizon tout ce qui est intelligible, vrai et réel. Par sa conversion elle devient un être nouveau et son horizon connait un élargissement et une profondeur nouvelles, s'ouvre au réel, alors que ses anciennes limites s'évanouissent et sa vision monde, bâtie à partir seulement d'un ou de deux niveaux de conscience, se désintègre. C'est ainsi que, grâce à ce nouveau contexte et à ses présupposés, un nouveau développement génétique s'amorce. De même, la façon de comprendre ce que livre la tradition change pour devenir plus adéquate; car le converti sait maintenant ce que c'est que d 'être intelligent et rationnel, il possède dans ses niveaux de conscience un point de référence pour comprendre et accueillir ce qui, dans la tradition, est fidèle aux exigences fondamentales de l'esprit. Ou encore les mots qu'il utilise changent de signification, car ils se réfèrent à de nouveaux objets. Lonergan nous en donne une illustration: L'empirisme, l'idéalisme et le réalisme supposent trois horizons complètement différents et sans objets identiques communs. Un idéaliste ne veut jamais dire ce qu'un empiriste veut dire, et un réaliste ne veut jamais dire ce que les deux autres veulent dire. Un empiriste, par exemple, affirmera que la théorie des quanta ne peut atteindre la réalité physique elle-même, parce qu'elle traite seulement des relations entre les phénomenes. Un idéaliste sera d'accord, mais il ajoutera que, bien sûr, cela vaut pour toutes les sciences et, à vrai dire, pour l'ensemble de la connaissance humaine. Le réaliste critique sera en désaccord avec les deux: une hypothèse vérifiée est probablement vraie et ce qui est problament vrai renvoie à ce qui, dans la réalité, est probablement tel.125 Cette différence fondamentale dans la signification provient de la relation que nous avons déjà montrée entre le dépassement de soi et l'horizon.126 Le deuxième type de conversion porte le nom de conversion morale. Lonergan nous le présente ainsi: La conversion morale amène une personne à changer le critère de ses décisions et de ses choix en substituant l'adhésion aux valeurs à la recherche des satisfactions. Tant que nous sommes enfants ou mineurs, on nous persuade, on nous cajole, on nous commande, on nous force même à faire ce qui est bien. À mesure que notre connaissance de la réalité humaine s'accroît et que nos réponses aux valeurs humaines s'affermissent et s'affinent, nos guides nous laissent de plus en plus à nous-mêmes de telle sorte que notre liberté peut continuer son incessante marche en avant vers l'authenticité. Nous arrivons ainsi à ce moment existentiel où nous découvrons pour nous-mêmes que nos choix nous affectent autant que les objets choisis ou rejetés et qu'il revient à chacun de décider par lui-même ce qu'il fera de lui-même. C'est le temps d'exercer sa liberté verticale, et la conversion morale consiste alors à opter pour le vrai bien et même pour la valeur contre la satisfaction quand valeur et satisfaction entrent en conflit. Une telle conversion, bien sûr, reste loin de la perfection morale. Décider est une chose, agir en est une autre. On doit encore démasquer et corriger ses déviations aux plans individuel, collectif et général. On doit continuer à développer sa connaissance de la réalité et du potentiel humains tels qu'ils existent dans la situation présente. On doit maintenir une distinction entre les éléments de progrès et les éléments de déclin que comporte cette situation. On doit scruter sans répit ses réponses intentionnelles aux valeurs et leurs échelles implicites de préférence. On doit prêter attention aux critiques et aux protestations, et on doit rester disposé à apprendre des autres. Car la connaissance morale appartient en propre uniquement aux hommes moralement bons et, jusqu'à ce qu'on ait mérité ce tire, il faut savoir toujours progresser et apprendre.127 Le texte distingue trois moments: la période antérieure à la conversion, le moment de la conversion et la phase qui suit la conversion. L'enfance appartient à la période qui précède la conversion morale; car même si l'enfant fait vraiment ce qui est bien, son agir n'origine pas dans la perception de la valeur ainsi que dans une décision personnelle et responsable, mais il origine du désir de plaire aux parents et d'éviter la sanction. La croissance des connaissances de la réalité, l'affermissement et l'affinement de la réponse affective aux valeurs, l'exercice de plus en plus fréquent de la responsabilité personnelle à travers la délibération, le jugement de valeur et la décision conduit à la conversion morale. Lonergan situe cette conversion à un moment qu'il appelle moment existentiel, le moment où une personne découvre qu'elle est responsable de sa vie et qu'il lui appartient de choisir ce qu'elle veut être. La conversion morale consiste alors à délaisser la recherche de ces satisfactions qui ont guidé son enfance et à adopter désormais la valeur comme critère de ses choix. Cette conversion n'est qu'un point de départ, de telle sorte qu'il faut la distinguer de la phase suivante où une personne marche progressivement et lentement vers la perfection morale. De cette phase retenons trois aspects. On doit d'abord démasquer et corriger ses déviations aux plans individuel, collectif et général; car ces déviations sont diverses formes de désirs égoïstes qui empêchent radicalement la recherche de ce qui est vraiment bien. Ensuite, on doit continuer à développer sa connaissance de la réalité et du potentiel humain tels qu'ils existent dans la situation présente; autrement, malgré ses bonnes intentions, un individu posera une action qui fera plus de tort que de bien. Enfin, on doit scruter sans répit ses réponses intentionnelles aux valeurs et leurs échelles implicites de préférence; car la perception de la valeur forme, avec la connaissance de la réalité, le contexte de la recherche de ce qui est vraiment bien, de telle sorte qu'une affectivité qui se porte sur des fausses valeurs, ou dont l'intensité n'est pas en accord avec la valeur réelle de l'objet, biaisera la délibération, entraînera la personne vers ce qui n'est vraiment pas important au détriment de ce qui est plus urgent. Lonergan termine le paragraphe en affirmant que la connaissance morale appartient en propre uniquement aux hommes moralement bons; car l'homme n'est bon qu'en faisant ce qui est objectivement bien, et seul l'homme vertueux sait ce qui est objectivement bien. Pour approfondir davantage la conversion morale et découvrir son processus, utilisons cette grille de lecture que nous avons établie en explicitant les éléments anthropologiques à l'oeuvre dans l'option fondamentale. 1/ La conversion morale et le sujet existentiel Quelle connaissance de la réalité présuppose cette conversion? Notre texte antérieur nous donnait déjà la réponse lorsqu'il parlait du moment existentiel. Mais nous bénéficions d'autres textes qui sont explicites sur le sujet, tel celui-ci tiré de Collection: Il existe un point critique dans le mouvement vers une autotonomie toujours plus grande chez un sujet. Ce point est atteint quand celui-ci découvre pour lui-même qu'il lui revient de décider ce qu'il fera de lui-même. À première vue, faire par soi-même, décider par soi-même, découvrir pour soi-même se réfèrent à des objets. Mais, après réflexion, il lui apparaît que les actions, les décisions et les découvertes l'affectent plus profondément que les objets auxquels elles se réfèrent. Elles se groupent pour former en lui des dispositions et des habitus; elles déterminent ce qu'il est et ce qu'il deviendra.128 L'option fondamentale au plan moral présuppose donc la découverte chez l'homme que ses actions, ses décisions et ses connaissances affectent non seulement les objets autour de lui, mais également et surtout sa propre personne, déterminant progressivement son visage, ce qu'il est et ce qu'il sera. Par cette découverte il se rend compte qu'il lui appartient de décider pour lui-même ce qu'il veut faire de lui-même. Nous comprenons l'importance de cette saisie de son être moral, car la délibération, l'évaluation, la décision et l'action ne peuvent avoir lieu que si nous sommes d'abord "confrontés à nous-mêmes, à nos propres opérations, à nos propres buts"129. À cette découverte Lonergan donne le nom de point critique ou moment existentiel et le situe au cours du développement vers l'autonomie chez l'être humain. Et si nous voulons plus de précision sur le moment de ce point critique, nous pouvons avoir recours à cette note que nous trouvons à la fin du chapitre sur la religion dans Method in Theology: De fait, l'émergence du quatrième niveau, celui de la délibération, de l'évaluation et du choix, constitue un lent processus qui se produit entre les âges de trois et six ans... L'enfant entre donc progressivement dans le monde médiatisé par la signfication et se réglant sur les valeurs, et l'on pense qu'il atteint, vers sept ans, l'âge de raison. Ces acquisitions marquent le début de l'authenticité humaine. Il faut avoir nettement dépassé l'agitation de la puberté pour devenir pleinement responsable aux yeux de la loi. Il faut avoir découvert par soi-même qu'il faut décider pour soi ce qu'on fera de soi-même; il faut s'être montré de taille à affronter ce moment de décision existentielle; et il faut continuer à le prouver dans toutes ses décisions, si l'on veut être une personne douée d'authenticité.130 Ce point critique, appelé ici moment de décision existentielle, Lonergan le situe après l'âge de la puberté, après même l'âge où une personne est considérée comme pleinement responsable d'elle-même aux yeux de la loi. Pour que cette découverte devienne un objet qui touche personnellement quelqu'un, elle doit être perçue comme une valeur, elle doit susciter une réponse affective. De quelle valeur s'agit-il ici? Lonergan répond ainsi: Enfin le développement de la connaissance et le développement du sentiment moral mènent à la découverte existentielle, à la découverte qu'on est un être moral, à la prise de conscience que non seulement on choisit parmi divers plans d'action, mais aussi que par là on fait de soi un étre humain authentique ou inauthentique. Avec cette découverte, émergent dans la conscience l'importance de la valeur personnelle et la signification de la responsabilité personnelle. On se rend compte que les jugements de valeur qu'on pose ouvrent la voie à l'accomplissement ou à la perte de soi.131 Le texte se trouve à reprendre ce que nous avons dit sur le point critique ou moment de décision existentielle. Il affirme cependant que la découverte de son être moral présuppose non seulement le développement de la connaissance mais également le développement de ses sentiments moraux. De plus, il ajoute qu'avec la découverte de soi-même comme être moral émerge à la conscience l'importancè de la valeur personnelle et la signification de la responsabilité personnelle. Il existe donc une valeur qui est perçue à la suite de la découverte de son être moral, la valeur personnelle. Qu'est-ce exactement que cette valeur personnelle? Lonergan nous la présente au cours de l'explicitation de la hiérarchie des valeurs: au bas de l'échelle on trouve la valeur vitale, puis vient la valeur sociale suivie par la valeur culturelle, et enfin, appartenant à un degré plus élevé, nous remarquons la valeur personnelle qui n'est dépassée que par la valeur religieuse132. Sur la valeur personnelle il écrit: "La valeur personnelle, c'est la personne en tant qu'elle se dépasse, qu'elle aime et qu'elle est aimée, qu'elle est source de valeurs pour elle-même et dans son milieu, qu'elle constitue une inspiration et un modèle pour d'autres"133. De même, dans A Second Collection il affirme que la valeur personnelle se réfère à une personne "qui se donne à la tâche de réaliser les valeurs dans sa propre vie et de promouvoir leur réalisation dans la vie des autres"134. Ainsi, avec la découverte qu'il lui appartient de décider pour lui-même ce qu'il veut faire de lui-même et, par là, de faire de sa personne un être authentique ou inauthentique, l'homme perçoit la valeur d'être quelqu'un qui se dépasse au plan moral; de cette façon il engendre la valeur non seulement de sa propre personne en devenant un être authentique, un être de qualité, mais également autour de lui, dans le monde dans lequel il vit. À la base de la conversion morale se trouve donc un amour des valeurs en général: "Ainsi la conversion morale va-t-elle, par delà la valeur vérité, aux valeurs en général"135. Avec l'apparition de ce nouvel horizon, que se passe-t-il au niveau de l'exigence de la responsabilité, de la notion transcendantale de valeur? Nous pouvons trouver un élément de réponse dans un texte de Method in Theology: Cette liberté verticale (la liberté qui choisit l'horizon dans lequel elle veut évoluer) s'exerce implicitement lorsqu'on répond positivement aux motifs qui acheminent vers une authenticité toujours plus grande, ou lorsqu'on méconnaît, au contraire, ces motifs et qu'on se laisse glisser vers une identité de moins en moins authentique. Et cette même liberté verticale s'exerce explicitement lorsqu'on répond à la notion transcendantale de valeur en déterminant ce qu'il serait valable et approprié de faire pour soi-même et ce qu'il serait valable et approprié de faire pour son prochain. On se donne alors un idéal de l'homme et de son accomplissement et l'on se consacre a cet idéal.136 Lonergan fait remarquer que l'orientation vers les valeurs peut être implicite ou explicite. La conversion morale explicite prend la forme d' une réponse à l'exigence de la notion transcendantale dans le nouveau contexte marqué par la perception de la valeur personnelle: est-il valable de faire de sa vie une vie orientée vers la réalisation des valeurs dans sa propre personne et autour de soi? La délibération qui suit devient un examen critique de l'idéal de l'homme et de son accomplissement auquel on veut se consacrer. Notons que cette délibération se réfère à des plans d'action concrets, car l'option fondamentale pour la valeur se fait à travers les possibilités d'engagement qu'offre une culture, comme le souligne Lonergan: Il n'est pas possible de concevoir, d'engendrer et d'élever des enfants en dehors d'une communauté humaine, de mêne, il faut que chaque individu puisse se référer à un bagage de significations communes pour grandir en expérience, en compréhension et en jugement, et parvenir ainsi à découvrir par lui-même qu'il doit décider pour lui-même quoi faire de lui-même.137 La délibération aboutit à un jugement de valeur. Ce jugement affirme normalement que ce but qui oriente toute la vie vers la réalisation de la valeur dans sa personne et autour de soi est vraiment bien, qu'il représente ce qu'il y a de plus important et qu'il ne doit être abandonné sous aucun prétexte. Un tel jugement est fondamental, non seulement parce qu'il guide la liberté dans son option fondamentale, mais également parce que, en jugeant positivement le nouvel horizon, il est à la source de tous les autres jugements de valeur qui suivront. C'est ce point qu'affirme Lonergan lorsqu'il écrit: "C'est dans une telle liberté verticale implicite ou explicite que se trouvent les fondements des jugements de valeur"138. Enfin, dans la mesure où un sujet est vraiment responsable, ce qui est vraiment bien devient une valeur terminale, la valeur choisie par la liberté. Cette valeur qui est ainsi choisie, c'est la valeur personnelle. Or nous avons vu que,corrélativement à la valeur terminale,on trouve la valeur originaire qui fait le choix. De plus, Lonergan affirme que dans la mesure où une personne opte pour l'authenticité, qu'elle choisit d 'être source de valeur pour sa propre personne et autour d'elle la valeur terminale et la valeur originaire coïncident: Puisque l'homme peut connaître et choisir l'authenticité et le dépassement de soi, les valeurs originaires et les valeurs terminales peuvent coincider. Quand chaque membre de la communauté veut l'authenticité pour lui-même et la promeut de toutes ses forces chez les autres, alors les valeurs originaires, celles qui chosissent, et les valeurs terminales, celles qui sont choisies, se recouvrent et s'imbriquent.139 Nous remarquons donc que la valeur personnelle et la valeur originaire se réfèrent à la même réalité et c'est ainsi que nous pouvons affirmer que, dans la conversion morale, les valeurs originaire, terminale et personnelle coïncident. Mais cette conversion explicite semble assez rare aux yeux de Lonergan, car l'exercice verticale de la liberté implique un haut niveau de lucidité. À ce sujet il écrit: En outre, une décision délibérée affectant l'horizon de quel-qu'un constitue une réalisation remarquable. La plupart des gens, en effet, se laissent dériver vers un horizon communément accepté, sans se rendre compte qu'il existe un grand nombre d'horizons. Ne faisant pas usage de leur liberté verticale, ils n'abandonnent pas l'horizon dont ils héritent, pour passer à un autre dont ils auraient découvert la supériorité.140 Notons enfin que cette décision qui engage la vie ne peut être prise une fois pour toutes; l'horizon fondamental doit être rechoisi continuellement au cours de la vie: Au cours de cette vie on ne dépasse jamais ce point critique. C'est une chose pour un individu que de décider ce qu'il fera de lui-même, i.e. un catholique, un religieux, un jésuite, un prêtre, mais c'en est une autre d'exécuter la décision. Les résolutions d'aujourd'hui ne prédéterminent pas les choix libres de demain, ou de la semaine prochaine, ou de l'année prochaîne, ou ceux qui surviendront dans dix ans. Ce qu'on a réalisé demeure toujours précaire: cela peut chanceler, s'effondrer et être anéanti. Ce qu'il faut encore réaliser peut apparaêtre toujours plus ample et plus profond. Le fait de relever ce défi amorce un développement qui a pour conséquence de dévoiler un défi nouveau et encore plus sérieux.141 2/ La conversion morale et le dépassement de soi La conversion morale entraîne un changement de vie, un être nouveau. Elle est le point de départ dans le dépassement de soi moral ou réel. Ce dépassement provient de la fidélité à l'exigence de la notion transcendantale qui peut étre formulée sous forme d'un précepte: sois responsable! Et c'est lui qui est à la source de la bienveillance et de la bienfaisance, bref de l'amour vrai. "Ce dépassement de soi au niveau moral, écrit Lonergan, c'est la possibilité de la bienveillance et de la bienfaisance, de la collaboration honnête et de l'amour vrai; c'est la possibilité d'échapper complètement aux limites qui enferment l'animal dans son habitat, pour devenir une personne dans une société humaine"142. Notons que ce dépassement de soi s'exerce au sein d'une communauté humaine de telle sorte que "les individus n'agissent pas uniquement pour répondre à leurs besoins, mais ils coopèrent afin de répondre à leurs besoins respectifs"143. Enfin le dépassement de soi moral est une orientation vers la valeur et tout ce qui est vraiment bien, et implique donc l'exclusion des orientations contraires, de tout ce qui l'empêche d'atteindre son objet: De mêne que l'orientation constitue, pour ainsi dire, la direction du développement, ainsi la conversion est un changement de direction, un changement pour le mieux. On se libère alors de ce qui est inauthentique pour grandir en authenticité. On renonce aux satisfactions nuisibles, dangereuses et trompeuses. Les craintes d'inconfort, de douleur, de privation ont moins d'emprise sur quelqu'un et risquent moins de le détourner de sa voie. On perçoit des valeurs qu on n'entrevoyait pas auparavant. On change ses échelles de préférence. Les erreurs, les rationalisations et les idéologies tombent et se détruisent, permettant ainsi au sujet de s'ouvrir aux choses telles qu'elles sont et à l'homme tel qu'il devrait être.144 3/ La conversion morale et l'horizon Le dépassement de soi moral entraîne un changement radical d'horizon. L'horizon ancien, qui se limitait à ce qui sert les intérêts et les besoins individuels, ou encore à ce qui est plaisant, satisfaisant ou agréable, se désintègre avec l'apparition du monde nouveau, le monde des valeurs. Aussi la personne doit-elle reconstruire peu à peu sa vision morale du monde. Elle comprend maintenant la signification véritable de la responsabilité personnelle et elle est en mesure de bien saisir la parole de ses contemporains et de la tradition culturelle qui s'y réfèrent, car il existe en elle un nouveau point de référence fondamental, i.e. le niveau responsable de l'intentionnalité consciente; dès lors "émergent dans la conscience, écrit Lonergan, l'importance de la valeur personnelle et la signification de la responsabilité personnelle."145 Enfin cet horizon fonde la véritable vie communautaire, car elle permet à des hommes qui partagent une même expérience d'avoir une orientation de vie et des engagements semblahles ou complémentaires; inversement, sans un mêne horizon fondamental, la vie communautaire est radicalement impossible. Pour Lonergan les personnes ne sont pas unies par un lieu géographique déterminé mais "par une expérience commune, par des saisies communes ou complémentaires, par de semblables jugements de réalité ou de valeur, par de semblables orientations de vie"146. Nous avons maintenant terminé notre esquisse de la conversion intellectuelle et morale et, par là, de l'anthropologie de Lonergan en rapport avec la conversion. Pour passer à l'analyse de la conversion religieuse, il nous faut au préalable préciser son contexte religieux. C'est ce qui justifie notre prochain chapitre. Mais avant d'amorcer ce travail, jettons un regard rétrospectif sur l'ensemble de ce premier chapitre. Notre démarche a consisté à répérer les éléments anthropologiques de la conversion. C'est ainsi que nous avons commençé par analyser l'horizon, car la conversion provoque un changement radical d'horizon. Cette analyse nous a conduit à chercher le facteur qui expliquait les différences fondamentales d'horizon et, par là, leur changement radical. Et c'est dans la notion de dépassement de soi que nous avons trouvé la réponse à nos interrogations. Restait à savoir comment une personne optait pour ou contre le dépassement et cela nous a entraîné vers le sujet existentiel et la structure du choix responsable. Au terme, nous avons pu aborder la question de la conversion et, en utilisant les éléments anthropologiques que nous avions trouvés et en faisant la démarche inverse, analyser les deux types de conversion humaine. Tout ceci fournit non seulement le contexte anthrologique de la conversion religieuse, mais lui donne un point de comparaison. _________________ 1 Method..., p. 237-238. 2 Ibid., p. 235-236. 3 Cette notion d'horizon s'apparente à celle qu'on trouve chez les phénoménologues. Notons qu'elle s'enracine dans l'effort des penseurs modernes pour pénétrer l'esprit humain et la dimension subjective de la connaissance. David Tracy dans son livre The Achievement of Bernard Lonergan (New York, Herder and Herder, 1970) confirme ce fait en affirmant que l'arrière-plan de la réflexion sur l'horizon provient_de l'analyse de l'intentionnalité et est ainsi associé à des noms comme Husserl, Heideger, Merleau-Ponty, de Waelhens, Ricoeur, Coreth, Rahner et Lonergan (Ibid., p. 8). Ces noms, encore selon Tracy, appartiennent à deux mouvements, le mouvement phénoménologique et le mouvement de la méthode transcendantale. Ces mouvements partagent une proche que caractérisent deux traits principaux: d'une part, on s'est centré sur une analyse du sujet humain (ce que Rahner appelle: le tournant anthropologique) pour essayer de thématiser en particulier le dynamisme de l'intentionalité consciente (dont l'origine se trouve dans les efforts de Husserl pour faire de la philosophie l'horizon fondamental par le moyen d'une phénoménologie transcendantale); d'autre part, on s'est opposé à l'extrinsécisme comme au positivisme, au pragmatisme comme à l'idéalisme (Ibid, pp. 8-9). Ainsi nous pouvons dire en peu de mots que l'analyse de l'intentionnalité et donc, si l'on veut, de la dimension subjective de la connaissance, fournit le contexte de la notion d'horizon chez Lonergan. Il ne s'agit donc pas du contexte de l'analyse linguistique comme on le retrouve, par exemple, chez un Georges Tavard lorsqu'il utilise la notion d'horizon dans son livre intitulé: La théologie parmi les sciences humaines; de la méthode en théologie (Paris, Beauchesne, 1975). 4 Method..., p. 237. 5 A Second..., p. 69. 6 Method..., p. 236. 7 Method..., p. 236. 8 Idem. 9 Idem. 10 Method..., p. 235. 11 Sur le perspectivisme voir Method..., p. 214-220. Notons que Lonergan fait droit aux tenants du perspectivisme et s'oppose au positivisme historique, à ces tenants de ce qu'il appelle "le principe de la tête vide"; pour Lonergan on ne peut connaitre qu'a partir de présupposés, et c'est pourquoi il affirme que plus les connaissances d'une personne sont étendues et profondes, plus elle est en mesure de bien comprendre le passé. 12 Method..., p. 235. 13 Method..., p. 235. 14 Ibid., p. 236. 15 Voir la section sur les croyances dans Method..., p. 41-47. 16 Sur la distinction entre culture et société voir entre autres choses l'article "The Absence of God in Modem Culture", A Second Collection, p. 101-102. Notons que le visage d'une société est facile à percevoir, il suffit de remarquer la façon de faire des gens. L'explicitation des traits d'une culture est plus difficile, car en plus de savoir ce qu'il faut faire il faut également être capable de répondre a la question: pourquoi on doit faire comme ça? Par exemple, dans la Bible nous avons un récit de la création de la femme montrant qu'elle est l'os des os de l'homme. Ce récit est une explicitation culturelle d'une façon de faire, l'institution du mariage. En affirmant que la femme est l'os des os de l'homme, l'auteur donne la signification et la valeur d'un comportement social que tous avaient sous les yeux, et ainsi se trouve à le justifier: "C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s 'attache a sa femme, et ils deviennent une seule chair" (Gn 2,24). 17 Method..., p. 246. 18 A Second...., p. 162. 19 Method..., p. 237. 20 Ibid., p. 269. 21 Voir Bernard Lonergan, Insight: a study of human understanding, New York, Longmans, 1957, en particulier p. 13-19. 22 Voir A Second..., p. 69, 142, 154, 162; Method..., p. 162, 195, 268. 23 Method..., p. 237. 24 Method..., p. 163. 25 Ibid., p. 237. 26 Ce rôle fondamental de l'horizon explique pourquoi Lonergan assigne à l'une des fonctions de la théologie la tâche d'objectiver l'horizon de la conversion religieuse, afin de bien comprendre par la suite les affirmations doctrinales. 27 Method..., p. 237. 28 Parler de présupposés représente une autre façon de parler du rôle fondamental de l'horizon; ces présupposés sont essentiels pour avancer vers d'autres questions et d'autres réponses. En guise d'exemple citons ce que Lonergan dit lui-même des présupposés pour comprendre l'unité de la théologie systématique et de la philosophie de Dieu: "Je me suis fait l'avocat de l'unité de cette fonction constituante de la théologie qu'est la systématique et de la philosophie de Dieu, non pas en m'appuyant sur n'importe quel présupposé, mais en m'appuyant sur une signification bien précise du mot unité et sur certains présupposés concernant la signification de l'objectivité, le contenu de la discipline de base, la relation entre la discipline de base et les autres disciplines, la nature d'un système et le concept de théologie (Philosophy..., p. 50). 29 Method. .., p. 237. 30 Ibid., p. 247. 31 Ibid., p. 222. 32 Idem. 33 Ibid., p. 237. 34 A Second..., p. 162. 35 Method..., p. 104-105 36 Par exemple la loi de la chute des corps dont parle Galilée n'est pas liée au fait qu'il ait vécu en Italie au XVIe siècle. Même si la découverte vient de lui, elle vaut pour toutes les époques et tous les lieux, elle est universelle. 37 Il ne faut cependant pas oublier ce que nous avons dit dans la section sur l'horizon. Car si la vérité a un caractère universel, sa compréhension et son affirmation sont relatives à un contexte, et les contextes, eux, varient. C'est ainsi que Lonergan peut écrire: "Mais quand s'accroit la compréhension d'une vérité, c'est toujours de la même vérité qu'il s'agit. Il est toujours vrai que deux et deux font quatre. Pourtant, cette vérité a été connue dans des contextes tout à fait différents, par exemple chez les anciens Babyloniens, les Grecs ou les mathématiciens modernes. Mais elle est mieux comprise par les mathématiciens modernes qu'elle ne l'était par les Grecs et, selon toute vraisemblance, elle était mieux comprise des penseurs grecs que des Babyloniens" (Method..., p. 325). Puisque le même problème se présente au sujet de l'historicité des dogmes, notons également ce que Lonergan nous dit: "Car les dogmes sont des énoncés. Les énoncés ont une signification uniquement dans leur contexte. Ces contextes sont toujours en évolution et ils se rattachent les uns aux autres, surtout par mode de dérivation et d'interaction... Ce qui est vrai de façon permanente, c'est la signification qu'a le dogme dans le contexte ou il a été défini" (Method..., p. 325). 38 Pour Lonergan c'est la visée du questionnement, c'est l'intentionalité de l'esprit humain qui permet le passage du sujet à l'objet, qui fonde donc l'objectivité de la connaissance humaine. De même, seule l'analyse de l'intentionalité permet de résoudre en profondeur le problème sujet-objet que se pose la philosophie depuis Descartes. 39 Voir Method..., p. 12. Il s'agit d'une notion, car le mouvement de la visée se réfère à un inconnu connu qu'on peut anticiper, dont on peut donner certains traits. Le mot transcendantal possède une signification à la fois thomiste et kantienne: d'une part, il s'oppose à catégorial (l'objet visé n'est pas déterminé, mais à déterminer); d'autre part, cette visée de l'esprit humain constitue la condition a priori et nécessaire de toute connaisssance. Nous aurons l'occasion au cours de notre analyse d'apporter d'autres précisions. 40 Method..., p. 6. 41 Method..., p. 7. Au cours des lignes qui suivent le mot sujet aura le sens de l'agent qui est à la source d'un ensemble d'opérations liées entre elles. Et comme il existe quatre ensembles d'opérations, nous parlerons de quatre sujets. Nous sommes conscients de ne pas refléter ici le vocabulaire propre de Lonergan. Mais nous préférons ce vocabulaire pédagogique qui met l'accent sur quatre types d'opérations et montre les diverses significations du "soi" dans l'expression dépassement de soi. Une fois cette précision apportée, nous pouvons nous tourner vers le vocabulaire propre à Lonergan. 42 Voir à ce sujet les articles "The natural Desire to see God" et "Openness and Religious Experience" dans Collection. 43 Method. .., p. 13. 44 Pour exprimer le fait qu'un niveau supérieur conserve, préserve un niveau inférieur tout en allant au-delà et en le complétant, Lonergan utilise le mot aufhebung, emprunté de Hegel, mais auquel il donne le même sens que celui qu'on trouve chez Rahner. Voir Method..., p. 241. 45 A Second..., p. 128. 46 Method..., p. 7. 47 Sur la structure euristique voir Insight, entre autres les pages 36-37 où Lonergan donne l'exemple du "x" en algèbre. 48 C'est ainsi que les notions de nature, de justice, de loi naturelle sont toutes des notions euristiques. Parler de la nature d'une chose c'est se référer à ce qui sera connu quand les données concernant cette chose seront connues; aussi, alors que la question ne change pas, la réponse change avec la progression dans la compréhension des données (Lonergan donne l'exemple de la nature du feu telle que conçue à travers les siècles). De même, en ce qui concerne la justice, nos contemporains parlent de droit à l'éducation, de droit à des services hospitaliers, de droit au salaire minimum, de droit aux garderies comme de choses qui sont toutes dues. Ceci aurait sûrement surpris les hommes justes de l'antiquité. Pourtant il s'agit de la même recherche de la justice, du même objet, de la même question, mais avec des réponses différentes. 49 Method..., p. 18. 50 Method..., p. 9. 51 Il n'y a donc pas de conscience empirique quand il n'y a pas d'opérations sensibles comme dans le cas du sommeil sans rêve ou du coma. De même, il n'y a pas de conscience intellectuelle quand une personne ne pose pas de questions, etc. 52 Désormais le mot sujet inclut toutes les opérations intentionnelles et se réfère donc à l'agent unique et suprême des activités intérieures et extérieures. Pour désigner les diverses séries d'opérations, nous parlerons de niveaux différents à l'intérieur du sujet. 53 Method..., p. 13. 54 A Second..., p. 222. 55 Method..., p. 282. 56 Par exemple nous pouvons remarquer comment dans Insigbt le chapitre sur l'éthique tout comme celui sur la métaphysique s'articule avec la théorie cognitive du début. 57 Voir entre autres les pages 18, 20 de Method in Theology. 58 Method..., p. 18. 59 Ces appels intérieurs que sont les quatre exigences fondamentales sont vraiment objet d'expérience; c'est par l'exercice répété de l'attention et par la connaissance que ces quatre appels se font entendre avec de plus de force et de clarté. 60 Method..., p. 121. 61 Ibid., p. 351. 62 On peut étre surpris que l'expression désir pur et désintéressé de connaître ait disparu dans les écrits récents de Lonergan, en particulier dans Method in Theology, alors qu'elle était si fréquente et jouait un rôle si fondamental dans Insight. L'explication serait celle-ci: la découverte de la notion transcendantale de valeur est récente chez Lonergan et c'est elle qui assure maintenant la rectitude des opérations intentionnelles plutôt que le pur désir. Voir l'introduction de A Second Collection où on rapporte que Lonergan est d'accord pour identifier le pur désir de connaître au pur désir de la valeur. 63 Method..., p. 359. 64 Method..., p. 236-237. 65 A Second..., p. 162. 66 Collection, p. 213. Notons que les deux pôles se conditionnent mutuellement. 67 Method..., p. 141. 68 A Second..., p. 220. 69 Voir A Second..., p. 79. 70 Method..., p. 31. 71 A Second..., p. 81. 72 Method..., p. 36. 73 Ibid., p. 35. 74 Ceci ne signifie pas que cette lumière vient uniquement de sa propre conscience morale. Mais même lorsqu'elle vient d'autres personnes, elle est engendrée par leur propre conscience morale. 75 Il peut arriver bien sûr que cette source d'objectivité qu'est le questionnement se tarisse prématurément. Le problème vient alors d'un contre-agent comme l'égoïsme qui ne veut pas se laisser intégrer par la recherche de la vérité morale, et non pas du questionnement lui-même. 76 Ceci n'empêche pas les cas pathologiques chez qui les sentiments moraux sont complètement déformés. 77 Method..., p. 37-38. 78 Dietrich von Hildebrand, Christian Ethics, New York, David McKay, 1953. 79 Method..., p. 30. 80 Ibid., p. 30-31. 81 Idem. 82 Method..., p. 31. 83 Ibid..., p. 32. 84 Voir D. von Hildebrand, op. cit., p. 318-337. 85 Voir Method..., p. 66. Voir également A Second. .., p. IX. 86 Method..., p. 66-67. 87 Sur les relations entre les différents niveaux de l'homme ainsi qu'entre les différents sentiments, voir Method..., p. 64-65. Notons que Lonergan mentionne surtout la relation entre l'objet et le niveau affectif. Par ailleurs, il est très clair aujourd'hui combien un objet peut affecter le niveau organique: c'est le cas des maladies psychosomatiques; par exeniple l'aversion pour un objet peut provoquer des irruptions cutanées. 88 Method..., p. 64. 89 Method..., p. 66. 90 Method..., p. 9. 91 Ibid..., p. 38. 92 Ibid..., p. 65. 93 A Second..., p 221 94 Il ne faut pas voir dans la distinction entre la notion transcendantale de valeur et la perception de la valeur une séparation. Car même la délibération que suscite la notion transcendantale de valeur peut être entourée d'une atmosphère hautement affective et, dans la mesure où pour une personne la vérité morale est importante, la valeur cherchée et trouvée est alors un objet auquel aspire toute l'affectivité. Comme l'a déjà fait remarquer Lonergan, l'homme peut non seulement découvrir ce qui est vraiment bien, mais également s'y porter de tout son être. 95 Method..., p 36 96 Ibid..., p. 38. 97 Method..., p. 51. 98 A Second..., p. 169. 99 Ibid..., p. 83. 100 Method..., p. 50. 101 Method..., p. 122. 102 Ibid., p. 35. 103 A ce sujet il est intéressant de noter que la section sur la croyance dans Method in Theology suit immédiatement celle consacrée au jugement de valeur. 104 A Second..., p. 223. 105 Method..., p. 32-33. 106 D. von Hildebrand, op. cit., p. 241-243. 107 Method..., p. 105. 108 A Second..., p. 236. 109 Method..., p. 122. 110 Ibid..., p. 105. 111 Method..., p. 237-238. 112 Voir Joseph de Finance, Essai sur l'agir humain, Rome, Presses de l'université grégorienne, 1962, p. 282-292. 113 Method..., p. 270-271. 114 Ibid., p. 271. 115 Method..., p. 221. 116 Ibid., p. 238. 117 Pour Lonergan le mythe "provient d'un désir non domestiqué de comprendre et de formuler la nature des choses" (Insight, p. 543). Il possède un aspect positif, car il est à la source de la science et de la philosophie. Mais comme il ne maîtrise pas le monde de la signification, il tombe dans les nombreux pièges qui se présentent sur sa route. 118 Il ne faut pas classer dans cette catégorie uniquement les empiristes. Car même ceux qui croient à la nature spirituelle de l'esprit humain parlent d'un "regard spirituel" par lequel on découvre l'essence des choses. Voir par exemple la critique sévère faite par Lonergan sur la pensée de E. Gilson dans Collection, p. 202-220. 119 Method..., p. 25. 120 Method., p. 241-242. 121 Ibid., p. 38. 122 Method..., p. 239-240. 123 Ibid., p. 231-232. 124 Ibid., p. 201. Voir également R.-I. Marrou, De la connaissance historigue, Paris, Seuil, 1954, p. 54. 125 Method..., p. 239. 126 Avant de quitter ces considérations sur la conversion intellectuelle, il n'est pas sans intérêt de nous demander: d'où vient la difficulté de la conversion intellectuelle? En effet il peut sembler à première vue exagéré d'insister tant sur le dépassement de soi et de faire d'une théorie cognitive l'objet d'une conversion. Ne suffit-il pas de poursuivre sa recherche du sujet connaissant comme en science on poursuit méthodiquement une investigation et arrive ainsi à des résultats sûrs, acceptés par la plupart. Pourtant l'observation nous oblige à avouer que le monde philosophique est divisé. Pourquoi la découverte et l'acceptation de soi comme sujet connaissant est-elle si difficile et exige une véritable conversion? Lonergan ne pose pas directement cette question, mais il nous donne à plusieurs reprises différents aspects de ce problème. Nous en avons relevé un certain nombre et c'est ainsi qu il nous semble possible de faire quelques affirmations. En premier lieu, le mythe cognitif a son origine dans l'enfance avant même l'apparition de l'àge de raison (Method..., p. 214): l'être humain vit d'abord dans le monde de l'immédiateté ou n'existe que ce qui peut être vu, écouté, touché, senti, ressenti. Ses critères pour distinguer entre le "réel" et "l'imaginaire" se révelent très pragmatiques (A Second..., p. 38): est réel ce qui peut être appréhendé maintenant par les cinq sens. C'est à ce monde de l'immédiateté qu'appartient d'abord l'être humain. En deuxième lieu, le monde de l'immédiateté possède un autre avantage que celui d'être le premier à faire son apparition: il offre un "sens rassurant de la réalité présente" (lbid., p. 28), un monde facile où ne se rencontre pas "la tâche ingrate et épuisante de soulever des questions, de chercher, de maintenir la possibilité de douter" (Ibid., p. 28-29), un monde donné sans effort où il suffit que les sens fonctionnent normallement. En troisième lieu, le monde médiatisé par la signification se voit par contre hypothéqué par le fait d'apparaître plus tard dans la vie de l'enfant, de "procéder de manière beaucoup plus sophistiquée" (Ibid., p. 38) pour distinguer le réel de l'imaginaire, de ne découvrir son objet qu'au terme d'un long et difficile effort par lequel on questionne, cherche, saisie, formule, doute, vérifie. Et cet objet qui se révèle finalement ne peut être que pensé, et donc apporte une nouvelle frustration à la sensibilité. En quatrième lieu, la purification de la théorie cognitive et des critères d'objectivité hérités de l'enfance donne lieu à une crise, si bien que certains s'accrocheront toute leur vie au réalisme naïf" (Ibid., p. 30), ou encore essayerons de s'en libérer, mais en se fourvoyant dans diverses formes d'idéalisme ou de phénoménalisme (Idem). Quoi qu'il en soit, il existera toujours chez une personne des "tendances régressives vers les sentiments et les façons de faire infantiles" (Ibid., p. 38). En cinquième lieu, l'explicitation de soi comme sujet connaissant est très difficile. Car le processus dynamique de l'intentionnalité consciente n'est d'abord que "latent et implicite" (Christology today, innédit, p. 7), il est "vécu" (Idem) avant de pouvoir être thématisé. Même si une personne pose des jugements vrais, il lui est très difficile "d'objectiver les critères par lesquels elle sait que ses affirmations sont vraies" (Method..., p. 303). De plus, comme le rappelle constamment Lonergan, il ne suffit pas d'avoir lu Insight pour s'appropier comme sujet connaissant (Ibid., p. 260), mais il faut élever sa propre consicence, i.e. faire soi-même l'expérience de soi comme sujet attentif, intelligent, rationnel, puis comprendre les opérations de hase et leurs relations dynamiques, poser un jugement sur ce qui a été compris, enfin agir en conséquence. En sixième lieu, à cette difficulté de la thématisation vient se joindre l'oubli fréquent de tout l'effort d'apprentissage qu'a du déployer une personne pour connaître ce qu'elle connaît maintenant, l'oubli que toutes ces choses qui lui semblent maintenant "évidentes" sont le fruit de plusieurs petites découvertes antérieures et non pas d'une intuition immédiate. C'est ainsi qu'elle oublie le moment où, enfant, elle a découvert ce qu'est une chaise et pense qu'il suffit de la regarder pour savoir ce qu'elle est. C'est ainsi, nous dit Lonergan, que son monde est un monde pictural où la relation originelle de l'activité cognitive avec l'image se fait par le regard (Collection, p. 236); "il existe alors quelque chose comme l'oubli de l'être" (Idem). Et pour paraphraser le mythe de la caverne dont nous parle Platon, nous affirmerons qu'il existe un besoin de quitter les ombres pour se tourner vers la lumière, "un besoin d'une conversion intellectuelle ex umbris et imaginibus in veritatem" (Idem). Il nous faut remarquer que l'absence de conversion intellectuelle ne ternit pas la qualité morale d'une personne. De plus, l'affirmation qu'il manque à une personne une conversion intellectuelle comporte quelque chose de moins grave et moins accusateur que l'affirmation qu il lui manque une conversion morale. Aussi Lonergan se permet-il de jouer au dialecticien et d'oser dire d'un certain nombre de personnes qu'il leur manque une conversion intellectuelle. Qui sont ces personnes au banc des accusés? Parmi les plus anciens il faut citer quelques pères de l'Eglise, tels Tertullien, Irénée, Clément d'Alexandrie (Philosophy of God..., p. 25-26). On doit surtout mentionner les tenants des diverses philosophies qui vont de l'empirisme à l'idéalisme en passant par le réalisme naïf. À cette liste noire viennent enfin se joindre des noms aussi prestigieux que ceux de Gilson (Collection, p 202-220), Barth et Bultman (Method..., p. 318), Schonenberg (Christology today), Leslie Dewart (A Second..., p. 11-32). 127 Method..., p. 240 128 Collection, p. 242. 129 Method..., p. 9. 130 Ibid., p. 121. 131 Ibid., p. 38-39. 132 Method..., p. 31-32. 133 Ibid., p. 32. 134 A Second..., p. 169. 135 Method..., p. 241-242. 136 Ibid., p. 40. 137 Method..., p. 79. 138 Ibid., p. 40. 139 Ibid., p. 51. 140 Ibid., p. 269. 141 Collection., p. 242-243. 142 Method..., p. 104. 143 Ibid., p. 52. 144 Idem. 145 Ibid., p. 38. 146 Method..., p. 50-51. |