BERNARD LONERGAN ET LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

 

Une introduction

 

Eileen de Neeve

 

 

Certains se surprendront de voir le nom de Bernard Lonergan associé à des écrits économiques.  Ses grandes oeuvres, L’insight. Étude de la compréhension humaine et Pour une méthode en théologie, lui ont valu une place sur les rayons de philosophie et de théologie. Mais qu’est-ce qui a bien pu l’attirer vers cette « science funeste » qu’est l’économie?

Dans une entrevue donnée à l’Institut Thomas More, Lonergan avouait qu’entre 1930 et 1944 environ il avait consacré une grande partie de ses heures de loisir à l’élaboration d’une théorie économique.[1] Pour répondre au questionnement suscité chez lui par la Grande Crise, il voulait approfondir le phénomène des rythmes de l’activité économique humaine et déterminer les comportements et les politiques nécessaires au maintien d’un équilibre des systèmes économiques en constante évolution. Les conclusions de ses explorations personnelles sont résumées dans deux manuscrits de l’époque, « For a New Political Economy » (1942) et « An Essay in Circulation Analysis » (1944).   

Après la Deuxième Guerre mondiale, cependant, les économistes se désintéressent de l’alternance des expansions et des dépressions pour se pencher sur la croissance de l’après-guerre et mettre au point des outils mathématiques, dans l’espoir de prédire l’avenir de l’économie. Les manuscrits de Lonergan sur la dynamique de l’économie sont mis aux oubliettes pour quelques décennies.  Au cours des années 1970, la croissance économique faiblissant, un intérêt nouveau se manifeste pour l’étude des cycles économiques .  Les travaux de Schumpeter et Hayek, que Lonergan a lus précédemment, sont cités un peu partout.  Ce tournant de la pensée économique incite Lonergan, parvenu à la retraite, à reprendre ses recherches dans ce domaine. De 1979 à 1983, il donnera à Boston College des séminaires sur la macroéconomique, fondés sur son « Essay in Circulation Analysis » et ses explorations en cours.

Les résultats de ces deux périodes d’études économiques ont été publiés par University of Toronto Press, dans les Collected Works de Lonergan, sous les titres For a New Political Economy (volume 21), dans une édition préparée par Philip McShane, en 1998, et Macroeconomic Dynamics:  An Essay in Circulation Analysis (volume 15), dans une édition préparée par Patrick H. Byrne, Charles C. Hefling, Jr. et Frederick G. Lawrence, en 1999.   Le volume 15, comme l’indique son titre, présente le manuscrit de 1944 et certains prolongements que Lonergan a élaborés dans les années 1970 et 1980. Ce livre situe également les idées de Lonergan dans l’histoire des théories économiques. 

Le volume 21, For a New Political Economy, présente les écrits de Lonergan en économie datant des années 1940.  Le manuscrit de 1942 qui constitue la première partie porte le titre donné au volume entier. Lonergan y aborde de manière discursive ses théories économiques dans leur contexte social.

 

Dans le premier chapitre, intitulé : Pourquoi? Quoi? Comment?, Lonergan explique que les sciences se développent grâce à l’interaction entre, d’une part, des données observées et mesurées et, d’autre part, « l’activité constructrice de l’esprit ». Il donne l’exemple des sciences physiques pour montrer que les sciences se développent en évoluant dans le sens de généralisations toujours plus grandes, ce que n’a pas réussi à faire la science économique.  Lonergan entreprend son étude en affirmant : « Nous estimons que c'est par une généralisation scientifique de l'ancienne économie politique et de l'économie moderne que nous obtiendrons la nouvelle économie politique qui nous est nécessaire. »

 

Dans le deuxième chapitre, Le processus pur, Lonergan situe l’activité économique à l’intérieur de l’activité humaine en général, en notant que toute activité, sauf l’activité « purement culturelle », présente un facteur économique; les livres, une fois écrits, doivent être imprimés et vendus. Lonergan explique la relation entre le développement des moyens de production et la production de biens et de services que ces moyens rendent possible; un agriculteur doit travailler plus fort pour ajouter un champ à sa ferme et il ne tirera profit de cette entreprise qu’au moment où le nouveau champ donnera une première récolte. Pour Lonergan, ce «  délai de construction » est un élément fondamental de l’innovation et de la croissance économiques, qui sous-tend les phases de l’économie. Il emploie les notions de rendement croissant et de rendement décroissant pour distinguer le rôle que jouent dans la production les nouvelles idées transformatrices et l’exploitation intégrale de ces idées. L’incidence des rendements croissants et des rendements décroissants définit les phases de développement, qui sont distinguées par les taux de croissance relative dans la production des biens d’équipement et des biens de consommation. Étant donné sa nature plus générale, l’analyse de la dynamique de la production que propose Lonergan précède l’étude de l’économie d’échanges et de l’argent, qu’il aborde au chapitre suivant.

 

Le chapitre 3 mise sur la distinction entre la production d’outils ou de procédés, que nous ne consommons pas, et la production de biens et de services destinés à notre consommation, et pour lesquels sont nécessaires les outils et les procédés. Lonergan concentre son attention sur la production en vue de la vente, ce qui exige une compréhension de la propriété, de la valeur d’échange par opposition à d’autres types de valeurs, des marchés où nous achetons et vendons, et de l’argent nécessaire aux transactions. Il exclut, à ce stade, la production d’objets artistiques ou la production découlant de la « bienveillance humaine ». 

Tout en soulignant l’« excellence » de l’économie de marché, Lonergan en cerne les limites. En soi, l’économie de marché entraîne une inégalité de revenus, en raison de l’inégalité des aptitudes et des situations personnelles des humains.  Lonergan appelle la science économique à attribuer une fonction aux « forces de la bienveillance humaine » dans l’économie d’échange. 

Il conclut ce chapitre en proposant une explication du rôle de l’argent, des variations de sa valeur causées par l’inflation et la déflation, de l’évolution de sa quantité en fonction de la croissance de l’économie.

 

            Le chapitre 4 part du lien établi au chapitre 3 entre la production, les marchés et l’argent, qui crée le processus d’échange. Lonergan présente le processus dynamique d’échange en une série d’équations qui définissent les relations entre ce qui est produit (DA’, DA”) et le niveau des prix (P) et la quantité (DQ) globaux. Séparant les deux secteurs de production – d’un côté, les édifices et l’équipement, de l’autre, les biens et services que nous consommons - , Lonergan ajoute des équations concernant les revenus (DI’, DI”) qui nous permettent de dépenser aux chapitres de la consommation et de l’investissement (DE’, DE”). 

Lonergan applaudit à l’idée de Léon Walras qui conçoit les marchés comme des équilibres d’échanges, mais il la trouve incomplète puisqu’elle ne tient pas compte des phases des rythmes de production qui se concrétisent avec le temps, dans le déploiement de la croissance et du développement. Pour Lonergan, chaque phase a son propre équilibre. Il définit quatre phases:  « capitaliste », lorsque prédomine la croissance de l’investissement, « matérialiste », lorsque la consommation croît plus vite que l’investissement. Il mentionne une troisième phase, « culturelle », mais l’assimile à la phase matérialiste. La croissance prend fin lorsque l’économie revient à la phase « statique » expliquée par l’équilibre général de Walras.

Ce sont les gens qui choisissent où ils dépensent, soit côté consommation, soit côté investissement. Les choix des gens comptent dans l’équilibre de l’économie au fil de son développement. Les équations de Lonergan montrent que les croisements des revenus entre les secteurs de production doivent s’équilibrer pendant que croît l’économie. Lonergan affirme l’existence d’une structure mécanique objective de l’activité économique. Nous devons comprendre cette structure mécanique, et notre comportement économique doit s’y adapter avec le temps, de sorte à empêcher son effondrement.

 

Le chapitre 5 est intitulé « l’équilibre de la structure mécanique ». L’idée de l’équilibre du marché relie la dépense des revenus tirés du travail à la valeur d’échange (prix x quantité) des marchandises vendues, et aux revenus des commerçants (des producteurs) tirés de ces ventes. Les recettes des producteurs servent, en retour, à embaucher des employés, à payer les intérêts sur des prêts, à verser des dividendes à des actionnaires et à réinvestir des profits.  Ces transferts d’argent (l’objet factice de Lonergan) au moment de l’échange constituent des éléments dans une circulation qui cherche à être continue et équilibrée. 

Dans son analyse de la circulation monétaire, Lonergan désigne cinq « soldes » associés à l’argent.  Ces soldes sont illustrés dans son diagramme de flux circulaire. Une même personne peut détenir de l’argent ou un crédit à l'intérieur de ces cinq soldes. Nous distinguons les soldes par les usages que nous faisons de l’argent.  Les cinq soldes se déploient comme il suit. Deux soldes des revenus deviennent une demande de biens de surplus (de production) et de biens de base (de consommation).  Deux soldes des recettes des producteurs servent à la dépense de la production en vue de créer la fourniture de biens et de services de surplus et de base.  Le cinquième solde concerne la fonction de redistribution de Lonergan (les banques, les gouvernements, les sources du crédit international) par laquelle de l’argent nouveau et du crédit nouveau sont ajoutés dans la circulation par des entrepreneurs et des gouvernements qui, par leur entreprise et leurs politiques, font croître l’économie. L’argent et le crédit se retirent quand les gens perdent confiance en la santé future de l’économie, ou quand les gouvernements adoptent des budgets où ils cherchent à réduire leurs dépenses ou leur dette.

Mais comment les producteurs (les commerçants) diviseront-ils leurs dépenses, entre les secteurs de base et de surplus?  Conservant cette distinction entre la production des biens de production ou en capital et la production des biens de consommation,  Lonergan utilise les symboles algébriques T ‘ et T” comme multiplicateurs de commerçants. Dans une économie statique, les dépenses dans chaque secteur égalent les recettes dans ce secteur d’une période à une autre, de sorte que les multiplicateurs de commerçants égalent l’unité. Le multiplicateur de commerçants dans le secteur de surplus  T” sera supérieur à l’unité durant une phase d’expansion de surplus. Au cours d’une phase d’expansion de base, le multiplicateur de commerçants du secteur de base T’ sera supérieur à l’unité. Dans une expansion, lorsque les dépenses totales excèdent les recettes précédentes, la différence doit être constituée des flux d’argent et de crédit produits par la fonction de redistribution.  

De même, comment les consommateurs diviseront-ils leurs dépenses entre la consommation et l’épargne/investissement? Lonergan utilize les symboles algébriques G pour designer ses multiplicateurs de distributeurs : G” et G’.   « Ces taux expriment les niveaux de la demande effective potentielle »  Les G sont fonction de la distribution des revenus. Les groupes de revenus supérieurs épargneront et investirons davantage. L’épargne et l’investissement augmentent au cours d’une expansion de surplus, mais non au cours d’une expansion de base.  La distribution des revenus doit donc varier en conséquence. Cependant, la demande effective réelle dépend des multiplicateurs de consommateurs C’ et C”.   Lorsque ces variables sont supérieures à l’unité, il y a un excès de demande, et lorsqu’elles sont inférieures à l’unité, se produit un déclin économique. Dans une expansion équilibrée, les multiplicateurs de consommateurs égalent l’unité et la demande est fonction des multiplicateurs de distributeurs.

Lonergan analyse ensuite la façon dont les multiplicateurs de commerçants augmentent ou demeurent constants dans les phases d’une expansion, mais diminuent dans un déclin économique. Les multiplicateurs de commerçants « dénotent des variations de l’offre ». Les croisements monétaires entre le secteur des producteurs (surplus) et le secteur des consommateurs (base) se contrebalancent dans la situation d’équilibre. Cependant, dans une expansion, ils croissent et leur équilibre peut se rompre. « Le processus économique peut être ruiné par la stupidité du capital ou la stupidité des organisations ouvrières, par l'exigence de profits élevés ou l'exigence de salaires élevés dans une phase économique où de telles demandes ne se justifient pas. »

Tous les multiplicateurs font partie d’un ensemble. Violer la connexion entre eux, c’est détruire le système. La continuité, par contre, est maintien de l'organisation, stabilité des ensembles et des configurations des relations
dynamiques qui constituent le bien-être économique d'une société. » « Le processus économique ne se déploie qu'à l'intérieur des limites de l'équilibre des diverses phases. »
 

 

Au chapitre 6, Lonergan explique différents modes de réaction d’une économie dynamique. Premièrement, il examine la questions des prix au cours des différentes phases d’une expansion de la production et du crédit nécessaire. Les prix montent au cours de la phase d’outillage ou de surplus. Dans la situation d’équilibre, les prix reviendront à leur valeur initiale à la suite de l’expansion de la production des biens de consommation durant la phase de base. 

Deuxièmement, Lonergan se penche sur la façon dont les déséquilibres des flux financiers internationaux (y compris ceux qui ont trait au commerce des biens) et les déséquilibres des budgets gouvernementaux (revenus fiscaux et dépenses) peuvent influer sur l’offre et la demande des marchés, ainsi que sur la production et les revenus qui les alimentent. 

Troisièmement, Lonergan se demande pourquoi l’économie ne réussit pas à atteindre de fait l’équilibre du marché après une phase d’expansion économique. Il constate qu’il est difficile de reconnaître et d’accepter la fin d’une phase de profits extraordinaires, et que le prolongement d’une telle phase peut être exagéré par des flux de surcroît d’argent et de crédit. Toutefois, c’est dans la configuration des prix que réside pour Lonergan la difficulté principale. Les variations normales des prix à travers les phases d’une expansion ne sont pas comprises. Par conséquent, quand les prix arrêtent de monter, les compagnies les plus fortes ont tendance à se défendre en prenant «  beaucoup plus que leur juste part des revenus globaux ». 

Les compagnies plus faibles constatent qu’elles subissent des pertes et qu’elles devront peut-être mettre congédier des employés. Le chômage et les pertes de revenus entraînent une chute de la demande et amorcent un déclin économique. «  Pour résoudre une telle crise l'État doit subventionner les activités industrielles
indispensables, assumer les avoirs gelés, et adoucir les effets de la débâcle,
sinon ce sera l'effondrement total ». Pour Lonergan, ces problèmes traduisent « une faille radicale dans la théorie classique des prix ». « La théorie classique isole l'individu et le confine à ses intérêts les plus étroits, les plus bas, pour laisser à des réalités telles que les organisations ouvrières et les grèves, les conseils d’administration imbriqués, les monopoles et les lockouts, l'intervention de l'État, le lobbying, les droits de douane et les subventions, le nationalisme, les armes, l'impérialisme économique et les guerres, le soin de régler de manière injuste, stupide et parfois brutale les problèmes qui pourraient être résolus grâce à une bonne théorie des prix et à un système de prix adéquat. »

Enfin, le chapitre explique comment une économie en expansion exige une harmonie entre sa nouvelle demande d’argent et de crédit, d’une part, et les contrôles exercés par le système bancaire national, d’autre part. Lonergan analyse les désavantages d’un système qui fonde l’argent sur une marchandise telle que l’or et évoque un «  point de vue qui identifie l'argent а un système de comptabilité publique », qu’il faudrait élaborer et appliquer, de sorte qu’il existe « un argent dont les lois coïncident avec les lois du processus économique objectif ». Lonergan voit la possibilité d’une économie en expansion qui ne s’engage pas nécessairement dans des déclins périodiques. 

 

 

 

 



[1] The Question as Commitment. A Symposium, Thomas More Institute Papers/77, p. 110.