Sebastian Moore Le feu et la rose ne feront qu'un Traduction de Pierrot Lambert Traduction de The Fire and the Rose are One, Londres, Darton, Longman & Todd/ New York, Seabury Press, 1980. Certains chapitres de ce livre, exposant des débats concernant d’autres théories, ont été omis. Avec l'attrait de
cet Amour, avec la voix de cet Appel Nous ne cesserons pas notre
exploration Et le terme de notre quête Sera d'arriver là d'où nous étions
partis Et de savoir le lieu pour la
première fois. À travers la grille inconnue,
remémorée Quand le dernier morceau de terre à
découvrir Sera celui par quoi nous avions
commencé; À la source du plus long fleuve La voix de la cascade celée Et les enfants dans le pommier Non sus parce que non cherchés Mais perçus, à demi perçus dans le
silence Entre deux vagues de la mer. Vite, ici, maintenant, toujours - Une simplicité complète (Ne coûtant rien de moins que tout) Et toute chose sera bien Toute manière de chose sera bien Lorsque les langues flamboyantes S'infléchiront dans la couronne Du nœud ardent et que le feu Et la rose ne feront qu'un. T.S. Eliot Le présent ouvrage marque un
tournant dans une recherche où je me suis investi depuis plus de vingt ans,
concernant la signification que peut bien avoir pour nous la crucifixion de Jésus. Deux questions commandent le propos
de ce livre. Premièrement : Comment reconnaissons-nous
Jésus à cette heure terrible de son existence? Cette question en suscite bien
d'autres. Quels éléments de notre expérience pouvons-nous reconnaître, et par
eux nous reconnaître, dans le drame que vit Jésus? Ces éléments correspondront
certes aux traits caractéristiques de notre être. Mais comment repérer cette
correspondance? Par un effort d'introspection? Par une réflexion sur l'histoire
de Jésus? Ou encore par une considération de l'interaction entre notre
introspection et l'histoire de Jésus, dont la clef réside dans une foi
implicite? Deuxièmement : Où convient-il d'examiner l'interaction entre
l'histoire en soi et l'expérience humaine saisie par la compréhension
réflexive? Est-ce que je devrais prêter attention à ce qui se passe lorsque je
(ou un autre chrétien, ou peut-être particulièrement quelqu'un ayant connu une
expérience chrétienne aussi poussée que Thérèse d'Avila) contemple Jésus en
croix? Est-ce que je devrais chercher à me représenter ce qui s'est passé
lorsque les différents groupes d'intérêts politiques du temps de Jésus se sont
frottés à ses exigences? Ou devrais-je chercher à faire mienne l'expérience
vécue par les disciples de Jésus? Le lieu d'interaction par excellence, la
personne ou le groupe que mon imaginaire devrait privilégier, ce sera celui ou
celle me permettant de saisir, dans ce qui s'est passé là, les traits les plus
profonds, les plus durables de notre nature. Un tel ciblage est indispensable
si je veux vraiment être en mesure de reconnaître ce qui s'est passé. Voilà donc les deux questions :
1) Que devons-nous cerner en nous-mêmes qui nous permette de reconnaître Jésus?
et 2) Où chercher ces éléments dans ce qui s'est passé jadis, dans ce qui se
passe aujourd'hui? Ces deux questions m'ont travaillé, très confusément,
pendant le plus clair de ma longue recherche. Ni l'une ni l'autre n'étaient
formulées de façon appropriée. Et la distinction entre elles n'était pas tracée
de manière adéquate. Ces questions ont fini, Dieu sait comment, par se
retrouver ensemble, par se croiser, et par devenir conjointement opératives. Si
le cœur a ses raisons que la raison ignore, l'esprit aspire obscurément à un
ordre qui est la dernière chose qu'il soit en mesure de cerner, de désigner et
de maîtriser. Lentement, très lentement, mes deux questions ont émergé de leur
zone d'influence occulte pour être finalement différenciées et abordées d'une
manière quelque peu ordonnée. À la première question ma réponse
fut : travaille, travaille sans relâche, jusqu'à ce que tu aies cerné et
désigné un désir humain universel, un désir dont une absence totale de
satisfaction rendrait notre existence invivable, et dont la satisfaction totale
nous procurerait une béatitude parfaite. Travaille jusqu'à ce que tu aies cerné
et désigné un trait universel qui soit la contrepartie de ce désir. Je suis principalement redevable sur
ce plan à Ernest Becker (The Denial of
Death[2]),
qui fait ressortir des évidences comme seuls les génies savent le faire. Becker
m'a fait prendre conscience du sens aigu de la valeur personnelle qui
caractérise toute existence humaine. « Chacun de nous éprouve un
irréductible intérêt pour sa propre personne ». L'élément positif que je
cherchais devait être ce sens de la valeur personnelle dans sa forme pleinement
développée, qui est le désir « d'être moi pour quelqu'un ». Et je
suis parvenu à la formule suivante : « La seule proposition
humaine incontestée est celle-ci : ‘ Chacun d'entre nous désire
être désiré par quelqu'un qu'il désire ’ ». L'élément négatif serait tout à fait
l'opposé de cette aspiration à une telle plénitude du moi. Dans un ordre
d'idées absolument indépendant, j'avais été fasciné depuis longtemps par la
notion de la culpabilité comme sentiment extrême d'abandon, d'isolement,
d'exclusion. Tout à coup, j'ai saisi le lien. Ce sentiment d'abandon, tellement
incrusté chez chacun de nous, est de fait
le sentiment de ne pas être pour quelqu'un, de manquer à quelqu'un; ce
sentiment est, autrement dit, l'élément « contradictoire », le
mouvement anti-éros, que je cherchais. Nous reconnaître dans l'histoire de
Jésus, ce serait voir à l'œuvre, dans une confrontation ultime, notre désir
radical et sa nécrose, notre culpabilité radicale. L'histoire serait celle de
la libération du désir d'une telle promiscuité morbide. Par la suite, j'ai fait une
découverte, peut-être la plus essentielle de toute cette recherche. Pourquoi
voulons-nous nous reconnaître en Jésus? N'est-ce pas là une forme raffinée de
narcissisme? Pour répondre à cette question, il nous faut explorer plus à fond
cette fascination que notre être exerce sur nous, et qui crée notre désir
d'« être soi pour quelqu'un ». Si nous examinons cette fascination,
non pas, comme Becker a été forcé de le faire, en nous cantonnant dans
l'agnosticisme obligé des Lumières, mais plutôt en abordant le sujet de manière
plus simple et plus intégrale, une question peut surgir. Si je suis étonné,
captivé par mon être, à tel point que je reconnais dans cette passion une
dimension constante de toute existence humaine, quel sentiment devrais-je
éprouver réellement face à celui-là qui sait et qui veut ce qui ne peut que
m'étonner et me captiver? Un sentiment de « dépendance »? Allons
donc! Voilà une désignation bien banale, bien insipide pour un tel sentiment. Si je pouvais au moins être en
contact avec ce sentiment en moi! En contact avec cette soif de l'entendre,
« lui », me dire que j'ai du prix à ses yeux, tout comme dans mes
relations interpersonnelles j'expérimente ce désir tellement essentiel
d'« être désiré par quelqu'un que je désire ». Nous le désirons,
« lui », avec toute la passion de notre existence. L'étanchement de
ce désir sera le Oui du Bien-Aimé. C'est la culpabilité, notre sentiment
profond d'isolement et d'abandon, qui émousse ce désir, en nous faisant douter
et désespérer de jamais nous savoir aimés dans notre réalité cosmique. Ma christologie ressemblait à la
déesse Minerve, pleinement développée dès sa naissance. Jésus, notre existence
libre de toute culpabilité, est capable d'entendre sans interférence la voix du
Bien-Aimé. Tu es mon bien-aimé; tu as toute ma faveur. Avec ce secret, qui
façonne tout son être au monde, Jésus élève ses interlocuteurs pour qu'ils
entendent dans leur cœur, dans leurs relations interpersonnelles et dans le
monde de la nature le Oui du Bien-aimé. Avec l'échec de sa mission, et sa fin
tragique sur une croix, il les précipite de cette hauteur dans le vide originel
créé par la mort de Dieu. Mais au-delà de ce vide terrible, de ce fossé dans le
temps, il leur réapparaît; alors, il
est Dieu, il est la vie, il est l'envoi de l'Esprit, il est ce Oui du Bien-aimé
sur lequel la mort, la grande justification humaine de la culpabilité, n'a plus
d'emprise. Mais qui Jésus élève-t-il? Qui
précipite-t-il dans le vide? À qui apparaît-il? Voilà reformulée notre deuxième
question, à laquelle il n'y a qu'une réponse possible, puisqu'un seul groupe a
connu les trois expériences de l'exaltation, de la désolation et de la vie
éternelle : les disciples de Jésus. Les conditions d'une appropriation
psychologique intégrale de l'histoire de Jésus étaient réunies. Cette
entreprise m'a mené à des résultats si étonnants que s'est imposé à moi le
titre plutôt outrecuidant donné au présent ouvrage. Comment qualifier ces
résultats? Disons qu'ils sont tout à fait l'opposé de conclusions
réductionnistes. Ces résultats, c'est avant tout le recouvrement de la foi en
la divinité de Jésus en tant que
thérapie majeure opérée dans notre esprit par l'Esprit Saint. Cette foi a
toujours été vivante chez le catholique que je suis, mais théologiquement elle
existait pour moi dans cette osmose étrange avec les formulations provenant des
premiers conciles qui constitue l'un des pires maux affligeant la théologie contemporaine,
et dont les symptômes se manifestent autant dans les milieux conservateurs que
dans les cercles progressistes. Ayant libéré ma foi en la divinité
de Jésus d'une dépendance presque exclusive, sur le plan de la signification, à
l'égard de la formulation de Nicée, j'ai commencé à apprécier cette formule, à
la fois quant à ses limites et quant à sa nécessité pour le croyant. Il n'y a
rien là de paradoxal. Limitée à la sphère intellectuelle, cette énorme vérité à
propos de Jésus s'écorche, devient un sujet douloureux, rébarbatif, tout comme
son habitat intellectuel (« hellénistique »). Mais lorsque cette
vérité est redécouverte, qu'elle apparaît comme la vérité qui libère le cœur
pour Dieu, la formulation conciliaire devient le témoignage approprié de
l'intellect touchant cette libération du cœur. En outre, si mon cœur est en
harmonie avec la vérité de Dieu, je deviens plus intelligent. Une sorte de
myopie révérencielle se dissipe. Celui dont j'ai expérimenté dans ma vie une
action qui ne peut venir que de Dieu doit
être Dieu. Cette vivification mutuelle de
l'intelligence spéculative et du cœur est essentielle à la tradition
théologique catholique. Puissions-nous la retrouver! Nous y travaillons. Nous
sommes sur la bonne voie lorsque nous cherchons à conjuguer les expériences
vécues de la relation à Jésus ressuscité et les formulations de Nicée. Si
pendant des siècles nous avons fait fond sur le désaveu de cette alliance de
l'esprit et du cœur, qu'avons-nous à faire d'autre que de tout reprendre? À quoi
cela servirait-il d'ajouter un étage à la tour de Pise, outre la démonstration
d'ingénierie avancée? Ce que nous cherchons, c'est une nouvelle modernité, une
floraison d'une sagesse millénaire avivant notre conscience de nous-mêmes dans
le monde où nous vivons. Je dois reconnaître ici l'apport essentiel de Bernard
Lonergan : à son école j'ai appris à découvrir cette précieuse conscience,
aussi indéniable chez qui la possède que l'enchantement suscité par un andante
de Mozart. Certes, nous devons nous attendre à ce que la transformation de la
personne dans le Christ se manifeste tout autant dans l'intellect que dans le
cœur, et tout spécialement dans un intellect ayant acquis une aptitude accrue à
jalonner les mouvements du cœur. Cette reconnaissance nouvelle, cette
appropriation de l'expérience qui a entraîné la création du Nouveau Testament
ont eu aussi pour effet de susciter une conscience inédite du rôle vital de
l'Esprit Saint. Du moins ont-elles révélé le vertigineux déséquilibre provoqué
en théologie par la quasi-absence de l'Esprit Saint. Le présent ouvrage, je
l'espère, représente un plateau, et non un simple marchepied; et un plateau
assez vaste pour embrasser l'horizon de quelques lecteurs. Je tiens à remercier une foule
d'amis, à l'Université Marquette et ailleurs, de leur appui soutenu à mes
travaux singuliers. Ces amis ont fait naître en moi envers les États-Unis un
attachement que les mots ne sauraient exprimer. Par ailleurs, je tiens à dire
spécialement ma gratitude envers un ami anglais, Peter Harvey, de Queen's
College, Birmingham, qui au fil de plusieurs lectures a repéré dans mon
manuscrit maintes faiblesses sur les plans de la forme ou de la logique de
l'exposé. Ainsi a-t-il épargné aux lecteurs bien des obscurités inutiles. C'est
un privilège que de pouvoir compter sur un censeur aussi sympathique. Sa
présence est un véritable renfort permanent. PREMIÈRE PARTIE
- ÉROS 1. Repères dans
l'histoire de la théologie La théologie est une recherche de
compréhension de l'expérience religieuse, poursuivie à travers les siècles.
L'étymologie du mot « théologie » renvoie à un discours (du grec logos, parole) sur l'expérience de Dieu
(Theos). De même, la biologie est une
recherche constante de compréhension (logos,
la poursuite d'un logos au sujet) de
la vie (du grec bios). Nous
distinguons quatre phases dans l'histoire de la théologie. 1. La période patristique. Celle des
Pères de l'Église. En gros, il s'agit des huit premiers siècles de l'Église.
Les Pères font appel à tout l'art du récit, à l'imaginaire et à des éléments
mythiques, pour raconter l'histoire du salut. Dans son grand ouvrage, La Cité de Dieu, saint Augustin essaie
d'interpréter l'histoire de l'humanité à la lumière de l'histoire du salut. De
telles entreprises exploitent l'imaginaire, la poésie et les éléments mythiques
de la culture gréco-romaine. Cette culture véhicule des mythes. Un mythe est
l'expression, sous forme de récit, d'une dimension fondamentale de l'expérience
humaine. Le mythe du dieu de la végétation, Tamuz ou Adonis, traduit
l'expérience du cycle de la mort et du retour de la vie. Le mythe d'Orphée et
de son séjour aux Enfers incarne le désir de magnifier à la fois le monde des
vivants et le monde des défunts. Le Christ sera représenté comme le véritable
Adonis, le véritable Orphée. Cette phase, qui se caractérise par la
christianisation des anciens mythes païens, est la période où prennent forme
les grands textes liturgiques. La période où l'Église offre maintes versions
différentes de la grande histoire qu'elle veut raconter. 2. La période scolastique. Une
nécessité nouvelle se manifeste, celle du questionnement, du discours
rationnel. Le récit soulève un questionnement. Que signifient les mots
« Dieu », « péché », « salut »,
« grâce »? C'est l'époque (douzième et treizième siècles) où les
textes d'Aristote pénètrent en Occident grâce aux Arabes. La construction d'un
univers rationnel, qui avait fait la grandeur de la Grèce antique (aux
quatrième et troisième siècles avant Jésus-Christ), est relancée dans le
contexte de l'histoire chrétienne du salut. La nouvelle entreprise produit ce
que l'on appellera la « synthèse médiévale ». Parmi ses grands
architectes ressort la figure de saint Thomas d'Aquin. Les auteurs de
cette période pratiquent l'art de la distinction, si chère à la raison. Ils
distinguent par exemple la connaissance de Dieu que produit la réflexion sur le
monde et la connaissance de Dieu que procure la révélation. Ou encore, la
démarche morale purement humaine et le cheminement moral faisant appel à la
grâce. Cette phase de la pensée chrétienne exerce encore une action profonde
sur tous les catéchismes. 3. La période marquée par le
surgissement d'une question capitale. Il ne s'agit plus de présenter l'histoire
fondatrice, ni d'en tirer la signification pour un esprit rationnel. La
nouvelle question traduit une problématique différente : « Que
signifie cette histoire aux fins de la conscience de soi à laquelle est appelé
l'être humain? » Qu'est-ce que la « perdition » ou le « salut » représente en fait comme expérience? Cette période est celle de
l'avènement du moi. De Luther. De l'entrée en scène du monde moderne. Cette troisième phase se complexifie
à l'extrême, car la conscience de soi est inépuisable. Le modèle commun du moi
chrétien, le chrétien type, cède finalement la place à des configurations
particulières. L'expérience humaine est différenciée : les noirs, les
femmes, les peuples opprimés, ainsi de suite, présentent un vécu spécifique. De
cette différenciation naîtront divers types de théologie : théologie de la
libération (tiers monde), théologie politique (notre monde), théologie
féministe. Cet avènement de la conscience de
soi chez des groupes de plus en plus nombreux finit par atteindre un point de
saturation. Notre conscience ne peut prendre en compte tous les cas
d'oppression, toutes les questions de justice qui réclament son attention.
L'ensemble du mouvement de libération doit tôt ou tard trouver une nouvelle
unité, en profondeur. Nous entrons alors dans une phase nouvelle. 4. Cette nouvelle phase qui émerge
péniblement est centrée sur la recherche d'une unité profonde de l'ensemble de
l'expérience humaine. La recherche d'un état d'être auquel tous les humains
aspirent. Becker s'inscrit dans cette phase de notre culture. Il est à noter
que la théologie emprunte les voies de la culture; le théologien, la
théologienne est un homme, une femme de son époque et de son milieu. Pour ma part, j'essaie de faire
œuvre théologique à l'intérieur de cette quatrième phase. Je cherche à raconter
l'histoire originelle non pas en faisant appel aux mythes, non pas en faisant
ressortir les implications rationnelles de cette histoire, non pas en en
faisant une lecture différenciée pour des formes distinctes de l'expérience
humaine, mais en y lisant l'histoire du moi réel de chaque être humain.
J'interpréterai donc l'expérience des disciples de Jésus comme l'histoire du
moi réel, en ses trois étapes : celles de l'éveil à l'étonnante réalité de
Dieu (le printemps galiléen), de la mort de Dieu (la crucifixion) et de la
renaissance (la résurrection). Les présents repères à l'intérieur
de l'histoire de la théologie risquent bien sûr d'irriter l'historien, tant ils
sont simplifiés. Il ne faut y voir qu'un effort en vue de dégager, ne serait-ce
que dans une perspective impressionniste, certaines caractéristiques dominantes
de chaque grande phase de l'histoire de la pensée chrétienne, pour nous
permettre de nous situer dans cette histoire. 2. Le besoin
fondamental commun à tous les humains Nous devons d'abord établir une
première distinction, entre la sensation et le sentiment. La sensation est une
réaction à une stimulation externe, alors que le sentiment tient de la
conscience de soi. Pour illustrer le net contraste entre ces deux réalités,
quoi de mieux que d'opposer une liste d'états-sensations et une liste
d'états-sentiments dressées par une classe de cinquante personnes au cours d'un
exercice de cinq minutes? Le fait que presque tous les états énumérés dans la
liste des sentiments appartiennent nettement à une catégorie distincte de la
liste comparable des sensations montre qu'il suffit d'un effort d'introspection
pour que se manifeste la distinction de ces deux mondes de notre expérience.
Les listes sont intéressantes : Sensations brûlure
démangeaison fourmillement faim chaleur froid moiteur souillure douleur fatigue
réplétion raideur picotement ivresse épuisement indisposition nausée soif
abattement engourdissement étouffement faiblesse satiété irritation gueule de
bois énergie lourdeur somnolence fringale élancement martèlement malaise
frissonnement exténuation sécheresse dégoût étourdissement surexcitation
douceur rudesse netteté mollesse inertie lenteur vigueur luminosité
assouvissement Sentiments mécontentement joie
colère excitation exaspération morosité jubilation énergie malaise impuissance
agitation étonnement nervosité allégresse tristesse désespoir déception gaieté
agacement inquiétude attirance amour confiance en soi ennui satisfaction
embarras impatience dérision lassitude chagrin bonheur intoxication solitude
dépression bouleversement hostilité jalousie étrangeté tendresse aliénation
enthousiasme mélancolie tendance autodestructrice violence terreur ressentiment
ambition découragement contentement ébahissement gêne décontraction trouble
peur anxiété désarroi perplexité crainte frayeur assurance hésitation jovialité
rejet fureur reviviscence renaissance indifférence passivité enthousiasme
curiosité insouciance égarement vitalité exclusion mansuétude bonté franchise
stupidité méchanceté contrainte confusion honte affection respect créativité
félicité paix soulagement amitié détresse honneur expansivité puissance haine
terreur plaisir fierté optimisme apathie insatisfaction vide plénitude aversion
préoccupation abattement irritation ivresse Notez la nette différence dans la
couleur, dans l'imagerie éveillée par chacun des ensembles de mots. Cette
distinction étant établie, nous allons nous concentrer sur les sentiments. Y
a-t-il un sentiment que tout être humain désire éprouver, et dont le besoin est
le besoin fondamental, universel de toute l'humanité? Oui : le bonheur, répond la
philosophie traditionnelle. Tous les humains veulent être heureux, mais il est
intéressant de voir comment les gens décrivent le bonheur. Si on les interroge,
ils diront par exemple « Je suis heureux/se quand tout va bien, quand
il n'y a rien qui m'inquiète ». Autrement dit, nous avons tendance à
concevoir le bonheur comme une absence d'écueil, de menace. Est-il possible
d'envisager un état-sentiment qui ne dépende pas de l'absence de choses
déplaisantes, mais qui nous habite même quand ça va mal? C'est ce sentiment-là
que nous cherchons, celui dont tout être humain voudrait avoir l'expérience,
puisque la vie est remplie d'écueils et d'accidents, comme nous le savons très
bien. Or le sentiment que chaque être humain veut connaître, je crois, c'est
celui d'avoir une valeur personnelle, d'être quelqu'un, quoi qu'il arrive. Le besoin d'être heureux semble plus
évident que le besoin de se sentir important. Mais c'est ce dernier besoin qui
a un poids véritable, c'est lui qui fait de nous ce que nous sommes. Une
personne peut connaître une vie si malheureuse qu'elle en oublie presque le
désir du bonheur, mais jamais elle ne pourra cesser de vouloir avoir une valeur
à ses propres yeux. L'idée traditionnelle faisant du
bonheur le grand besoin universel est trop vague. Elle ne touche pas au nerf de
l'expérience humaine qu'est le besoin de sentir que l'on est quelqu'un, que
l'on n'est pas rien, que l'on n'est pas sans valeur. Le terme
« nerf » est approprié ici. Le besoin d'être quelqu'un fonctionne
souvent de façon analogue au nerf d'une dent : on le sent quand il fait
mal. Le foyer d'une souffrance psychologique signale souvent la préoccupation
essentielle d'une personne. Cette chanson, du film Nashville, It don't worry me, It
don't worry me, You
may say that I ain't free, But
it don't worry me. (Ça ne me fait
rien, Ça ne me fait rien, Vous allez dire : « Tu
n'es pas libre », Ça ne me fait rien.) constitue une
parodie du bonheur comme insensibilisation du nerf de la conscience humaine. Ernest Becker a mis en lumière ce
besoin essentiel qu'a l'être humain de sentir qu'il est quelqu'un, qu'il a une
valeur. Lorsqu'un être atteint à la conscience de soi - comme ce fut
le cas lorsque l'évolution a culminé à l'apparition de l'être
humain - cette nouvelle conscience veut forcément posséder une valeur
propre. L'instinct de survie, transposé chez
l'être humain, devient le sens de la valeur personnelle. « Je suis
là », disons-nous souvent; ce qui veut dire : « Je suis là, et vous ne pouvez pas
m'ignorer ». Becker analyse à cet égard l'assurance du soldat au front,
fort du sentiment qu'aucun projectile ne saurait l'atteindre. Il se sent trop
important pour disparaître. Becker ajoute : « Tout ce qu'ont à
nous dire les génies dans le domaine religieux et dans le monde de la
psychanalyse converge vers une chose : la peur que chaque personne a
d'admettre tout ce qu'elle déploie pour gagner l'estime de soi ».
Autrement dit, j'attache beaucoup plus d'importance à ma personne que je ne
suis prêt à vous l'avouer. Toute la difficulté du travail de counselling, et la
raison pour laquelle les bons conseillers sont rares, tient à la difficulté que
chaque personne éprouve à s'avouer à elle-même, et à plus forte raison à avouer
à un conseiller, à quel point elle est importante à ses propres yeux. Lorsque
le conseiller vient près de cerner cette vérité, l'intéressé esquive.
« Dans le fond, ça ne va pas si mal. Je m'en fais une montagne, mais ce
n'est pas un problème si terrible. Je suis capable de mener ma vie même si je
n'ai pas quelqu'un à côté de moi qui m'aime et tout le reste ». Voilà un
faux-fuyant bien humain. Si le besoin de se sentir quelqu'un,
d'être assuré de sa valeur personnelle, constitue le besoin humain fondamental,
la prochaine tâche qui nous incombe sera de voir comment ce besoin se développe
et se manifeste avec toutes ses dimensions dans la croissance personnelle. 3. Allons plus
avant dans notre recherche Sur le pont de l'adolescence, aux
abords de l'âge adulte, le besoin de se sentir important se manifeste sous une
forme qui déborde le besoin d'attention de l'enfance. À cet âge intervient une
découverte capitale : le besoin de se sentir important trouve une
satisfaction plus intégrale, plus intense, dans l'expérience de l'attrait que
l'on éprouve pour une autre personne. Celui ou celle à qui l'amour advient
éprouve avec une intensité inconnue jusque-là le sentiment de posséder une valeur,
un statut personnel, d'être vraiment quelqu'un. L'expérience de l'amour suscite
une autre découverte : ce nouveau sentiment d'attrait, et le sens accru de
la valeur personnelle qu'il nourrit, renferment le désir intense que la
personne aimée soit en retour attirée par soi. Si c'est le cas, le besoin de se
sentir important trouvera une satisfaction accrue, la satisfaction la plus
intense, la plus délicieuse que l'on ait jamais connue. Donc, nous pouvons
établir trois stades de satisfaction du besoin de se sentir important : 1. le
plaisir qu'éprouve le petit enfant quand on le reconnaît; 2. le
plaisir qu'éprouve le jeune homme ou la jeune fille du fait d'être en amour; 3. le
plaisir qu'éprouve le jeune homme ou la jeune fille du fait que l'être aimé est
en retour attiré par lui/elle. À chaque phase, le besoin
fondamental atteint un niveau de satisfaction inédit. Plus un besoin est satisfait, plus
nous en saisissons la nature. Cette corrélation ressort dans l'expérience
amoureuse, procurant le sentiment merveilleux de jouir de ce que l'on a
toujours obscurément voulu posséder. Mais cette constatation ne contredit-elle
pas la remarque inscrite plus haut, selon laquelle nous n'expérimentons notre
besoin de nous sentir importants que lorsqu'il n'est pas satisfait, à l'instar
du nerf d'une dent dont seule la douleur nous rend conscients? Une distinction
s'impose en fait entre la présence d'un besoin, dont nous prenons conscience
lorsqu'il n'est pas satisfait, et sa pleine signification, dont la connaissance
est fonction de la satisfaction. Maslow commet une grave erreur lorsqu'il
affirme qu'un besoin cesse d'être conscient une fois satisfait. Le besoin de se
sentir important, qui provoque cris et pleurs chez l'enfant laissé seul un
moment dans son parc, ne manifeste son sens profond que dans la réciprocité du
regard amoureux. Nous abordons maintenant le dernier
volet de notre raisonnement. Les yeux de l'être aimé s'illuminent de bonheur du
fait qu'il perçoit une valeur nouvelle dans sa
propre existence. Une conclusion capitale s'impose : le besoin
suscitant les pleurs de l'enfant dans son parc trouvera en définitive sa
satisfaction dans l'expérience de procurer du bonheur, de la joie, à une autre personne. Autrement dit, le
désir foncier de vivre de l'être humain, son besoin de se sentir important, sa
soif profonde de conscience de soi, trouve sa pleine signification, sa pleine
satisfaction, comme acte d'amour procurant du bonheur à autrui. Toute philosophie établissant une
opposition irréductible entre épanouissement personnel et vie tournée vers les
autres est donc dans l'erreur. Notre épanouissement personnel passe
obligatoirement par une contribution au mieux-être d'autrui. Cet axe reconnu, nous devons en
tirer une implication importante concernant la nature de la croissance. Il ne
faut pas considérer la croissance comme une simple affaire de transformation,
d'acquisition d'éléments nouveaux, à l'instar de l'évolution d'un chantier de
construction. Nous devons considérer la croissance comme l'actualisation
progressive de dimensions existentielles présentes dès l'aube de la vie. Ou
comme la clarification graduelle d'une finalité. Le besoin qui survient à
l'orée de l'adolescence n'est pas nouveau, mais constitue plutôt une
explicitation du besoin original. Le besoin de sentir que mon existence importe
à une autre personne ne vient pas simplement succéder au désir ardent,
mobilisateur, d'être et de savoir que j'existe, mais révèle la pleine
signification de ce désir. Le même principe se déploie de manière plus facile à
imaginer dans le phénomène de l'érection infantile, source d'un plaisir dont le
sens, dont la réalité ne sont intégralement perçus que plus tard, dans
l'attrait éprouvé pour une autre personne. L'attrait ne vient pas s'ajouter à
la stimulation génitale, comme un nouveau matériau dans l'édification d'une
maison. De même, le besoin de sentir que nous avons de l'importance aux yeux
d'une autre personne ne vient pas se juxtaposer au besoin de percevoir notre
propre valeur. Les philosophes ont forgé un mot pour désigner cette idée
captivante de la montée progressive d'un besoin vers une forme d'assouvissement
inattendue qui en révèle la signification : l'intentionnalité. Le désir
primal de me sentir bien vivant est porteur d'une intentionnalité : il vise
à intensifier du même coup le désir de vivre de quelqu'un d'autre. Je ne verse
pas dans le cliché à l'eau de rose si je dis que chacun de nous est, dans
l'expérience intime de son être, un don fait à autrui, qu'une existence
consciente est un don, un présent, que mon sentiment profond de ce que je suis
enrichit autrui. Ainsi sommes-nous parvenus à définir le besoin humain
essentiel dans la clarification qui s'opère à l'intérieur de la croissance
personnelle : il s'agit du besoin d'être
soi pour quelqu'un. Comme cette notion jouera un rôle
central dans le présent ouvrage, il convient de bien l'asseoir dès maintenant.
Un mot tout d'abord au sujet des définitions. Une bonne définition possède deux
qualités : premièrement, elle doit être brève et ne pas comporter de mots
superflus; deuxièmement, elle doit embrasser tous les éléments essentiels de la
chose définie. Notre définition est brève, certes, mais ne laisse-t-elle pas de
côté quelque chose d'essentiel, c'est-à-dire le fait que la satisfaction de mon
besoin passe par l'attrait exercé sur moi par une autre personne? Il ne suffit
pas que l'on soit là pour l'autre, que l'on contribue à enrichir son existence.
En fait, la définition inclut cet élément. « Être soi » dans une relation se traduit en moi par une
plénitude, par le sentiment heureux de mon existence. Dans la situation que
nous sommes en train d'examiner, je suis, j'existe en la présence d'une autre
personne. Or, se sentir heureux, comblé, en la présence d'une personne, c'est
ressentir de l'amour pour cette personne. Nous pourrions attaquer notre
définition par l'autre bout en nous disant : « Si je sens toutes
les dimensions de mon être en la présence d'une personne, si je perçois mon
existence comme un don à cette personne, mais qu'elle se dérobe, le besoin que
j'éprouve reste en plan. Il manque à la définition retenue cet élément
essentiel au déploiement intégral du besoin humain fondamental : que
l'autre éprouve une attirance envers moi ». Eh bien non, il ne manque rien
à notre définition. La charnière que représente le mot « pour » est
importante. « Je suis moi pour elle » signifie que la personne aimée
perçoit expérientiellement mon être comme étant « pour elle », comme
un enrichissement dans sa vie. La charnière « pour » renvoie à la
fois à mon expérience et à la sienne. Elle exprime à la fois ce que je ressens
et ce que l'autre ressent. Je commence à être moi pour une
personne lorsque j'éprouve une forte attirance envers elle. Je me sens plus moi
qu'hier, et ce « plus moi » pointe en direction d'une personne
spéciale. Cet « être moi pour » atteint sa complétude lorsque l'autre
personne me dit qu'elle est attirée vers moi. Une conclusion vitale peut être
tirée. Le besoin qui est le ressort principal de chaque personne ne manifeste
sa signification véritable que lorsque se crée entre deux personnes une
relation d'amour réciproque, formant le noyau de la communauté humaine. J'ai utilisé le cadre de la
sexualité, parce qu'il illustre plus facilement mon propos. Mais la même
démarche se déploie dans l'amitié. Dans une amitié je deviens progressivement
moi pour l'autre. Dans le cas de l'amitié nous ne nous exprimons pas de façon
aussi intense et dramatique; mais dans une relation à caractère sexuel nous
devons nous interroger de cette façon au sujet de la réciprocité désirée. La
dynamique de l'interaction apparaît donc beaucoup plus nettement dans la
relation à caractère sexuel. Certes, que la réalité à l'origine de la famille
et de la perpétuation de l'espèce humaine soit le miroir idéal pour la découverte
de notre être profond n'a rien de surprenant. Somme toute, le besoin humain
universel, en sa forme achevée chez l'adulte, est le besoin d'« être moi
pour quelqu'un », le mot « pour » renvoyant à la fois à
l'attirance que j'éprouve envers l'autre et à l'attirance que l'autre éprouve
envers moi. J'avance cette définition avec une certaine assurance. Je ne pense
pas pouvoir énoncer une proposition moins contestable que celle voulant que
chacun souhaite exercer une attirance chez l'être qui l'attire. Ce désir
concerne tout le monde, de Hitler à Jésus. Je ne connais pas de proposition
plus universellement admise que celle-ci : chacun de nous désire
inspirer du désir à un être qu'il désire.
4. La question qui
s'adresse à Dieu L'intérêt vital que nous portons à
notre propre personne fait écho à la rumeur d'une source profonde, qu'il nous
reste à explorer. La conscience que j'ai de moi-même comporte une dimension
qu'aucun être hors moi ne peut aborder : je suis conscient du fait que j'existe,
que j'aurais pu ne pas être, que jadis je n'existais pas. Mais pourquoi est-ce
que j'existe? Pourquoi est-ce que quelque chose existe, plutôt que rien?
Pourquoi ce monde, auquel mon être est lié? Pourquoi l'expérience, qui me rend
le monde présent? Cette question, c'est dans une solitude irréductible que je
dois l'affronter. C'est la question
de mon être. C'est bien plus qu'une question intellectuelle. La véritable source de l'intérêt
vital que chaque être humain porte à sa propre personne, de la fascination
qu'exerce perpétuellement sur lui son propre moi, de sa recherche intense d'une
poursuite signifiante de sa vie, est l'ignorance dans laquelle il se trouve
quant à l'origine et à la destination de son existence. Cet intérêt vital tient
d'une immense curiosité. L'être humain s'étonne de son être parce qu'il
s'étonne d'exister. Cette question le hante de plus en plus, parce qu'il n'y
trouve réponse ni en lui-même ni dans son monde. Et qui dit curiosité non
rassasiée dit curiosité perpétuelle. Bien sûr, aucun d'entre nous ne
passe des heures à s'interroger dans la posture du Penseur de Rodin, le visage
tendu et le poing sous le menton. Ce serait ridicule. Mais l'incertitude
radicale au sujet de l'origine de notre être nous travaille intérieurement, sous
la couche de notre conscience ordinaire. Elle nous pousse à bien affirmer notre
valeur, à nos propres yeux et face au monde. Cependant, notre culture
contemporaine nous rend très difficile tout contact avec cette insécurité
radicale que nous portons en nous. Maints dispositifs techniques nous protègent
des catastrophes naturelles qui rappelaient à nos ancêtres la dépendance de la
vie humaine par rapport à une réalité supérieure. Mais l'anxiété est toujours
là. Eric Voegelin souligne que
l'histoire culturelle de l'humanité traduit un balancement entre le sens d'une
origine inconnue et celui d'une fin inconnue[3].
Voegelin soutient que l'être humain se tient essentiellement dans cet
« entre-deux » obligé. C'est pourquoi toutes les cultures connues ont
donné naissance à une profusion de récits, de mythes, au sujet de notre origine
et de notre destinée, questions qui nous préoccupent tout autant que la
nourriture, le vêtement et le gîte. La thèse principale de Becker
corrobore le propos de Voegelin. Becker établit non seulement que nous portons
un intérêt vital à notre propre personne, mais que cet intérêt traduit un
effort constant - et toujours infructueux ‑ d'occultation
du secret de nos origines par un faux sentiment d'autonomie absolue. La
« négation de la mort » est négation de notre dépendance à l'égard
d'un mystère qui nous échappe entièrement. L'intensité et l'universalité de
notre effort de négation mesurent notre insécurité fondamentale. Je me permets d'avancer un
complément à ces thèses. Si l'intérêt vital que nous portons à notre personne
et notre recherche passionnée de signifiance tiennent fondamentalement à notre
débat intérieur concernant le mystère de nos origines, et si nos relations
interpersonnelles nous indiquent que l'intérêt vital à l'égard de notre propre
personne trouve son sens, son assouvissement, dans notre conscience d'être
importants aux yeux de quelqu'un, est-ce que l'intérêt vital que nous portons à
l'égard de notre personne ne doit pas trouver en fin de compte son sens et son
assouvissement dans la conscience d'être
important aux yeux d'une réalité inconnue qui est la source de notre être?
Autrement dit, l'être humain, dans toute la fascination que son moi exerce sur
lui, dans toute son affectation, dans toutes ses attitudes de recherche de
l'attention d'autrui, pourrait bien, sans s'en rendre compte, manifester face
au mystère suprême le même type de comportement que le Bossu de Notre-Dame, qui
fait sonner les cloches lorsqu'il découvre qu'il est en amour avec une femme
d'une grande beauté. Lorsqu'une personne nous enflamme,
nous nous mettons parfois à fanfaronner, à trop parler et à perdre la tête. Il
se peut bien que cette réalité inconnue, absolument impossible à saisir, que
nous avoisinons depuis toujours, soit en fait un foyer ardent et que nous
risquerions d'être embrasés si nous découvrions que nous avons de l'importance
aux « yeux » de cette réalité. L'immense panoplie de la culture et
des réalisations humaines constitue peut-être en fait une forme de vénération sans
déploiement de la dimension verticale. Si l'intérêt vital que nous portons à
l'égard de notre être tient à un débat intérieur concernant le mystère de nos
origines, ne représente-t-il pas l'intérêt vital de l'amant qui attend une
manifestation d'intérêt de la part de l'être aimé? Certes, c'est ce que toutes les
religions enseignent. La religion présuppose, et prétend satisfaire, un besoin
que nous avons de nous savoir aimés par le mystère qui nous tourmente. Or cette
affirmation que Dieu nous aime pourrait bien être une invention des mouvements
religieux. Ce que la profession chrétienne a d'unique à cet égard, c'est que la
foi en l'amour de Dieu est née chez les disciples de Jésus après seulement que
l'exécution de leur maître eût produit chez eux une désillusion totale à
l'égard de toute religion. Jésus ressuscité surgit au-delà du dispositif
complexe et immense du fantasme humain. Mais il est trop tôt pour développer
cette idée, qui sera reprise à la fin du présent ouvrage. La crainte que l'amour de Dieu ne
soit qu'un scénario de facture humaine se dissimule dans le monde religieux. La
psyché moderne, privée des légendes anciennes au seul profit des explications
scientifiques, se trouve en bien plus mauvaise posture que la conscience
religieuse saisie de crainte devant la
possibilité que l'histoire sur laquelle elle s'appuie soit en fin de compte
une invention humaine. L'explication scientifique ne se présente même pas comme
tenant d'une révélation. Comme elle est un produit de la pensée, elle ne nous
est pas d'un grand secours face à notre insécurité métaphysique. Un film comme Rencontres du troisième type illustre bien la solitude terrible que
crée ce vide psychique; ce désir de croire que, dans ces immensités
galactiques, nous ne sommes pas seuls. Certes, le grand vaisseau spatial qui se
pose sur terre impressionne par la technologie sophistiquée dont il est le
témoin, mais son apparition répond à des désirs beaucoup plus primitifs, elle
satisfait à des besoins immémoriaux de l'auditoire. On a envoyé récemment dans
l'espace, entre autres messages de la terre, un enregistrement du chant d'une
baleine, à l'intérieur d'une capsule lancée pour un voyage de 1,2 milliard
d'années, dans l'espoir fou que ces chants soient entendus par une oreille
lointaine. Au bout de ce grand silence froid! Ce que nous avons établi jusqu'ici
dans ce chapitre, c'est que le besoin d'« être moi pour quelqu'un »
constitue, en sa forme la plus profonde, un besoin religieux. L'une des erreurs
les plus répandues touchant la question de Dieu - une erreur commise
spécialement par les esprits religieux ‑ est de penser que notre
relation avec Dieu se met à exister seulement quand nous commençons à croire en
lui, à prier ou à nous mettre en rapport avec lui d'une manière consciente. En
réalité, avant même que nous soyons tournés vers Dieu dans la foi, dans la
prière ou par la pensée, et même si nous n'accomplissons jamais ces démarches
religieuses, notre existence baigne dans ce que l'on pourrait appeler une
relation psycho-organique avec Dieu. J'utilise cette étiquette pour désigner
notre anxiété profonde, non reconnue en général, concernant notre origine et
notre destination. Cette anxiété, que nous l'appelions « trouble devant
notre état de créature », à l'instar de Becker, ou « curiosité
inquiète concernant le début et la fin », comme le fait Voegelin, ou
encore « fuite devant Cerbère », avec le poète Francis Thompson,
constitue certes une relation avec
Dieu, et de fait une relation très forte. La religion s'adresse à cette
conscience anxieuse. La vie de Jésus investit cette anxiété de manière tout à
fait unique. Cette anxiété que traduit une question telle
que : « Est-ce que le mystère suprême, qui fait de moi cette
créature anxieuse, attachée à elle-même, cette créature qui se cherche, est-ce
que le mystère suprême s'intéresse à moi? » Cette anxiété, à mon sens,
pourrait se comparer à celle de l'amoureux dont le cœur est tourmenté par une
incertitude quant aux sentiments de l'être aimé. La comparaison paraîtra
peut-être boiteuse. Mais le questionnement au sujet des sentiments d'un être
aimé n'est-il pas dans notre vie la forme d'inquiétude la plus poignante que
nous connaissions? Et ce genre de questionnement, n'est-il pas vraisemblable
que nous le retrouvions aux frontières de notre existence? Comment se présente la question
religieuse? Pourquoi est-ce que je me pose des questions au sujet de Dieu? La
question religieuse, je peux la formuler de la façon
suivante : « Ai-je du prix aux yeux de Dieu? » Mais cela
n'a pas assez de relief. Je proposerais une question plus
percutante : « Est-ce que mes histoires de cœur ont une portée
ultime? » Cela peut paraître bien romantique, du genre union nuptiale
scellée au Paradis, ainsi de suite. Ce n'est pas ainsi que je l'entends, mais
plutôt au sens de : « Est-ce que, avec mes histoires de cœur,
j'ai une signifiance ultime? » Est-ce qu'il existe une réalité suprême qui
intéresse en tous points le moi dont je prends conscience dans le déploiement
de ma passion de vivre? Nous goûtons la vie. Nous
l'expérimentons. Nous la risquons. Nous y investissons une part de plus en plus
importante de nous-mêmes. De tout cet investissement, et des risques qui y sont
associés, les histoires de cœur constituent à tout le moins l'allégorie par
excellence. Mais cette allégorie nous donne-t-elle une idée juste de la réalité
ultime? Est-ce que l'univers peut être représenté de cette façon, ou bien
est-ce que cette recherche qui nous occupe tant, nous les humains, constitue
notre exception, notre marginalité? La seule forme vraiment sérieuse que peut
revêtir la question religieuse aujourd'hui est la
suivante : « Est-ce que dans la conscience de soi de l'être
humain, lorsqu'elle s'épanouit dans l'amour, se répercutent, bien timidement
certes, mais enfin se répercutent tout de même, les reflets d'une origine qui
“ agit ”, de manière infinie et en suscitant tout ce qui existe, de
la même façon que l'amour agit? » La question « Est-ce que j'ai
de la valeur? », que pose l'être amoureux, et qui commande une réponse
dans un langage propre aux amoureux, ne concerne-t-elle pas une expérience trop
exquise pour que les résonances dont elle est chargée n'aient pas de source
réelle? Peu avant sa conversion religieuse,
Eliot a formulé cette interrogation, qui représente la question religieuse
véritable, avec les accents tragiques d'une possible déception : Est-ce ainsi Dans l'autre
royaume de la mort : Veillant seuls À l'heure où nous
sommes Tremblants de
tendresse Les lèvres qui
voudraient baiser Esquissent des
prières à la pierre brisée[4]. La question « Avons-nous du
prix aux yeux de Dieu? » constitue la question religieuse. Depuis
toujours, et à jamais. Mais pour que cette question surgisse en nous avec tout
le caractère d'urgence qu'elle doit avoir, il faut qu'elle soit posée à la
façon dont l'amoureux interroge l'être aimé. Nous nous connaissons trop
nous-mêmes, nous avons trop vécu pour ne pas être attirés énormément par la
théorie voulant que l'expérience humaine soit celle d'une conscience en marge
de l'univers. Seul un Dieu qui démentit l'idée de cette marginalité est
crédible. Le seul Dieu qui démentira cette idée sera celui dont nous
interrogerons les sentiments comme nous le faisons pour une personne
aimée : « M'aimes-tu? » La
question humaine, c'est la question posée à l'être aimé. Cette question
magnifie la conscience de soi qu'a l'être humain. Si la question centrale de
cette conscience de soi concerne un être aimé suprême, cela signifie que cette
conscience de soi a un sens suprême. Je ne sollicite aucunement ici du
lecteur un acte de foi envers cet être aimé suprême. Je l'invite simplement à
se demander si l'ensemble de l'expérience humaine, axé sur le désir
d'« être soi pour quelqu'un », n'est pas foncièrement centré sur
l'interrogation d'une réalité suprême que les hommes et les femmes, dans leurs
relations humaines, connaissent terriblement bien. La véritable question religieuse
peut être abordée autrement : « Qui suis-je? » ne
pourrait-il pas vouloir dire au fond : « Pourquoi
suis-je? », une question qui n'a de portée que si elle s'adresse à la
cause de mon existence? La conscience de soi en tant que telle, à son plus
haut degré d'élévation, n'adresse-t-elle pas à la cause de l'existence la seule
question sérieuse qu'elle connaisse, c'est-à-dire la question qu'une personne
pose à l'être aimé lorsqu'il y va de la signifiance même de son existence?
Si Dieu existe, il nous a faits. Or l'idée d'avoir été façonné par
quelqu'un est une idée tellement énorme, d'une portée si absolue, qu'elle me
submerge pour ainsi dire. Cette idée semble situer les choses à un niveau tout
à fait différent de celui où je me place lorsque je parle d'« être moi
pour quelqu'un ». C'est bien beau l'histoire du potier et de l'argile,
mais on ne peut tout de même pas étirer la métaphore et soutenir que ce qui
compte pour l'argile ce sont les initiatives qu'il prend, les efforts qu'il
déploie pour avoir une signification et pour en donner une à d'autres entités,
et que c’est là la clé d’une possible relation avec le Potier! Ce problème
indique de manière éloquente qu'aujourd'hui la question religieuse doit
intégrer une conception du Dieu qui façonne, qui constitue, comme étant un
« Oui » inimaginable, possible, exaltant, à une question dont la
personne consciente de soi apprend progressivement à reconnaître en elle-même la correspondance intime. Aujourd'hui,
la question religieuse est, tout simplement, mystique. La religion de
convenance n'a plus cours. La question religieuse doit produire une
transformation, sinon elle n'est rien du tout. La question religieuse concerne
la possibilité ou la non-possibilité d'une existence transformée de manière
permanente. Jamais auparavant n'avions-nous eu à
chercher Dieu en faisant appel à ce qui correspond si intimement à notre moi, à
nous servir de notre moi comme d'un instrument d'exploration. Il est fascinant
de constater que, même si la notion d'un Dieu qui façonne semble engloutir la
forme suprême de la quête de signification, cette notion nous semble plutôt
naturelle lorsque nous sommes déçus ou désabusés de la vie. Dans ces
moments-là, nous nous percevons, non pas comme le déploiement d'un phénomène
miraculeux, mais plutôt comme un simple donné factuel, et ce donné, nous en
attribuons, aisément et sans enthousiasme, la paternité au créateur. La
métaphore du potier est manifestement inadéquate, puisque c'est dans les creux
de notre vie spirituelle qu'elle apparaît pertinente. Lorsque nous aborderons
la question de la culpabilité, nous verrons que celle-ci consiste précisément
dans cette attitude servile (« Après tout, c'est Toi qui m'as
créé/e ») à l'égard de Dieu. Et plus loin, nous chercherons à exprimer la
soif de Dieu dans l'optique où la vie est conçue comme le déploiement d'un
phénomène miraculeux, où le moi n'apparaît pas comme simple donné factuel, et
nous nous efforcerons en fait de cerner le phénomène miraculeux entre tous dans
la psychologie humaine qu'est la conscience de soi de Jésus. Les années 1970 ont vu apparaître ce
qu'on a pu appeler la génération du moi. Pour les critiques religieux de cette
génération, la question « Qui suis-je? » exprime une préoccupation
égocentrique et il faut l'écarter au profit de la question « Pourquoi
est-ce que j'existe? ». Ils ne comprennent pas que la question
« Pourquoi est-ce que j'existe? » tient de la question « Qui
suis-je? », et tire de cette filiation une intensité mystique inédite. Les
critiques peuvent chercher à revenir à la forme « submergeante » de
la question de Dieu, et ainsi ignorer les nouveaux éléments de signification,
d'impact évangélique, que la notion de Dieu commence à revêtir en cette période
troublée. Ces significations nouvelles apparaissent à la faveur d'une
introspection neuve, audacieuse, permettant de découvrir, à l'intérieur de
notre appétit de vivre, un investissement émotif dans la cause de notre existence,
qui n'est comparable qu'à l'investissement formidable de notre cœur dans un
visage aimé. Si Dieu existe, il est notre
créateur; or cette notion, « notre créateur », est une sorte de
creuset métaphysique qui se remplit progressivement, au fil des apports de
conscience de soi dont la culture humaine s'enrichit dans ses avancées
sporadiques. Mon propos n'est pas d'évacuer la
notion de Dieu créateur, ni de considérer Dieu comme une force qui
« trouve son expression » chez l'être humain. En outre, il n'y a pas
de place dans ma pensée pour le Dieu de la théologie et de la philosophie du
« process », qui se transforme parallèlement à notre propre
développement. Le Dieu dont l'acte de création a été décrit avec bonheur comme
une limitation auto-imposée par amour, le Dieu qui meurt pour que nous
puissions vivre de sa vie, représente un profond mystère que nous ne pouvons
comprendre en fonction de nos concepts de processus et de transformation. La
théologie du « process » tient de l'anthropomorphisme, dont elle a
perdu cependant la beauté primitive. Elle a toujours évoqué pour moi la couleur
grise. La souveraineté de Dieu, dans la conception que j'en ai, est absolue.
Mais il s'agit de la souveraineté du bien-aimé. Cette souveraineté sur nous,
nous la reconnaissons partiellement, où que nous investissions, en l'activant,
le sens de notre moi. Cette souveraineté devient totale dans ce mouvement
authentique et heureux de simplification de notre être où nous reconnaissons
que l'œuvre d'auto-façonnement de notre personne traduit en fait un désir
impétueux, un torrent qui s'élance vers l'inconnu, une impatience d'entendre la
voix de ce bien-aimé mystérieux. L'auteur de La nuée de l'inconnaissance exprime comme une percée de la nuée
l'appropriation, dans la foi, de ce torrent du désir. 5. Une conclusion
renversante Plus nous considérons la question
religieuse sous cet angle, plus se dégage une conclusion étonnante : cette
base est absolument essentielle pour qu'il soit possible de parler de Dieu.
Croire à l'existence de Dieu c'est croire que l'expérience de ne pas être son
propre créateur se cristallise autour de la recherche, chez autrui, de la
signification de mon être, dont le paradigme est le regard que Dante porte sur
Béatrice. Ne pas croire à l'existence de Dieu c'est croire que cette expérience
de dépendance reflète, non pas cette dynamique centrale, mais simplement le
sentiment d'être le produit de mes parents, des processus cosmiques, et le
reste et le reste. Autrement dit, chez le non-croyant, le sens de la dépendance
et la soif de signification ne s'épousent pas. « Ce sans quoi je n'existerais
pas » peut désigner le processus de l'évolution, ou l'histoire des
fréquentations de ma mère, que je présume conformes aux patterns de son milieu
social. « Ce sans quoi je n'existerais pas » n'évoque Dieu que chez
un cœur en attente, que la présence d'un être aimé fait palpiter, et qui en
espère la parole de vie, la permission de vivre. C'est avec le cœur que l'on cherche
Dieu. C'est pour le cœur que Dieu est Dieu. C'est dans une démarche de
confiance profonde dans les voies de son cœur que l'être humain trouve Dieu.
C'est pourquoi Dieu dit : « Je serai pour lui un père et il sera
pour moi un fils »[5].
La quête de Dieu, l'attachement à sa parole ont leur source dans une
correspondance intime avec Dieu, dans une filiation divine du cœur, ce pilote
indéfectible au centre de notre être. « Ce n'est pas de pain seul que
vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». Notre dépendance
en soi, notre dépendance physique par rapport à l'univers, ne devient un filon
existentiel que si elle prend la forme d'une dépendance quant à la
signification. Il y a, d'une part, ma dépendance à l'égard de ce qui n'est pas
moi; il y a, d'autre part, ma soif de signification. Ernest Becker dégage ces
deux réalités de notre existence, il constate qu'il existe un lien entre elles,
mais il ne parvient pas à cerner ce lien. Il considère que nous recherchons la
signification en supprimant notre sens de la dépendance. Aveuglé qu'il est par
le rationalisme de notre culture, il n'arrive pas à discerner la simplicité
désespérante du lien entre le sens de la dépendance et le désir de
signification; ces deux mouvements s'épousent pour former la dépendance quant à la signification :
cette dépendance que nous apprenons à connaître lorsque nous tombons en amour,
lorsque nous expérimentons la nécessité de l'écoute, lorsque nous apprenons
toutes les autres voies de l'humilité. Luther affirme que Dieu
est proprement ce en quoi le cœur humain trouve son repos. Si le repos est
approprié, le Dieu découvert est approprié. Si le repos est inapproprié, le
Dieu découvert est inapproprié. Formule bien frappée, mais qu'est-ce que le
repos approprié? Le repos est approprié lorsque le cœur qui trouve la
signification lui assurant le repos est le cœur qui connaît humblement la
dépendance totale de l'être humain dans notre monde. Le cœur est notre guide
lorsqu'il confère sa propre signification au fait, par ailleurs implacable, de
notre dépendance totale à l'égard de ce qui n'est pas nous. Cette compréhension de Dieu, si
intensément interpersonnelle, ne dénote-t-elle pas une polarisation
individualiste? Non, bien au contraire. La quête de Dieu, la perception de Dieu
qui se déploient dans cette démarche de compréhension font appel à ce qui en
moi est recherche de croissance en relation avec les autres, de vie en relation
avec les autres, d'édification en relation avec les autres. Par contre, un
théisme confus, centré sur un Dieu qui n'est en réalité qu'une force cosmique
animée, offre à toutes les formes d'individualisme le terreau protégé de
l'impersonnalité. Ce genre de serre chaude n'est-il pas contraire à
l'enseignement de la Bible, qui veut que ce qui est entendu dans le secret soit
proclamé sur les toits? Un mystique allemand, Angelus
Silesius, disait un jour : « Si Dieu cessait de penser à moi, il
cesserait d'exister ». Cette affirmation ne tient pas d'une projection de
l'égoïsme, mais exprime de façon lumineuse ce que signifie être Dieu, et
traduit l'intuition innée du bien-aimé qui appelle chacun par son nom.
« Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a
aimés », dit saint Jean. Cet amour premier se manifeste dans le fait que
l'amour est l'atmosphère dans laquelle nous nous trouvons, dans laquelle notre
être se déploie, dans laquelle nous identifions obscurément l'inconnu infini au
bien-aimé qui captive notre âme. Saint Augustin a cette
phrase : « Noverim me,
noverim te ». Aide-moi à me connaître. Aide-moi à te connaître. Deux
connaître indivisibles. Si ce n'était du cœur, le sens de
notre totale dépendance nous anéantirait. Or quand ces deux dimensions sont
jointes, le cœur trouve dans le sens de notre totale dépendance une cause
d'amour plus radicale que toutes celles pouvant lier deux personnes. Lorsque je
vis une relation spéciale avec quelqu'un, la dépendance qui en ressort concerne
un apport nouveau dans ma vie, mais non pas ma vie elle-même. Ma quête
essentielle de signification, la quête du Graal en laquelle mon cœur investit
sa confiance, concerne la réalité sans quoi je n'existerais tout simplement
pas, et y trouve le thème de l'amour suprême. Seul le cœur s'affaire à
découvrir la pierre précieuse que représente notre totale contingence physique
et à la polir pour qu'elle réfracte la lumière de l'être intégral. De ce foyer de toute humanité nous
nous sommes écartés pour dériver vers une prospection rationaliste perpétuelle,
d'une part, et vers une affectivité myope, privatisée, d'autre part. Le fossé
qui s'est creusé entre l'esprit et le cœur est tellement profond, tellement
consacré par le temps, que l'on se demande s'il est possible de le combler
intelligiblement. Or c'est Dieu qui peut combler ce fossé, en nous enseignant
la vérité merveilleuse que nous sommes appelés à accueillir dans
l'humilité : malgré toutes les significations humaines qui font la
richesse de nos bibliothèques et de nos colloques, nous connaissons une
dépendance quant à la signification, analogue à la dépendance de l'amoureux à
l'égard de la déclaration d'amour de l'être aimé. C'est ce message vital, cette
permission de posséder une signification ultime, reçue de la bienveillance de
Dieu, qui nous montre que l'esprit et le cœur ne feront qu'un. 6. Sommes-nous
naturellement amoureux de Dieu? Le besoin fondamental de tout être
humain, comme nous l'avons vu, trouve chez moi sa pleine satisfaction lorsque
je sais qu'une autre personne éprouve une attirance pour moi. Cette
constatation déclenche le deuxième grand bond en avant du cœur, auquel tout
être humain aspire. Cela étant dit, je suis prêt à
avancer que dans une conversion religieuse c'est justement ce deuxième grand
bond en avant du cœur qui se produit, par rapport à Dieu. La personne qui vit
une telle conversion acquiert la conviction absolue qu'il y a réciprocité entre
Dieu et elle dans l'amour et dans l'appréciation personnelle. Tout cela est ridicule, direz-vous
(je l'espère). L'essentiel d'une conversion religieuse est la transformation
d'une personne qui auparavant ne se
souciait guère de Dieu. Voilà ce qu'est la conversion religieuse : le
fait de tomber amoureux de Dieu. C'est du premier grand bond du cœur qu'il
s'agit, pas du deuxième. Bon. Pour appuyer ma thèse, je dois montrer que l'être
humain, dans sa phase pré-religieuse, est « amoureux de Dieu ». Rien ne nous tient tant à cœur que
ce que nous avons obtenu par pure chance. Nous avons reçu la vie par pure
chance. Aussi nous est-elle terriblement précieuse. Nous cherchons en hésitant
à élargir la fascination que notre être exerce sur nous, à la réorienter vers
tout ce qui pourrait renfermer le secret de notre existence. C'est là que se
pose la question que j'adresse à cette réalité autre : « Tout me
dit que je suis important, mais je ne sais même pas pourquoi j'existe. Je ne
pourrai jamais écarter le soupçon sournois qui me murmure intérieurement que je
m'en laisse accroire au sujet de mon importance, tant que tu ne me diras pas
que j'ai de l'importance pour toi. Est-ce que réellement j'ai de l'importance à
tes yeux? » La personne qui a posé une telle
question et qui reçoit la réponse : « Oui, tu as du prix à mes
yeux, je t'ai créé/e par amour » connaîtra certes le deuxième grand bond
en avant du cœur. Notre existence pré-religieuse, comme nous l'avons vu, est
centrée sur une préoccupation, enracinée dans la fascination que notre être
exerce sur nous, quant au mystère de nos origines. Cette préoccupation entraîne
le premier grand bond en avant du cœur, à l'égard du mystère. Nous sommes d'une race qui est
« amoureuse de Dieu », d'une race travaillée par le sens de la valeur
des êtres, et par une exploration tâtonnante du mystère. Nous sommes d'une race
qui connaît naturellement le premier grand bond du cœur, à l'égard du but de
notre existence. Toutes les grandes religions cherchent à susciter le deuxième
grand bond du cœur, à nous inculquer la conviction que nous avons de
l'importance aux yeux de celui qui est souverainement important pour nous
puisqu'il est la raison de notre existence.
Lorsqu'une personne me fascine, il
s'agit d'une fascination autre que celle qu'exerce sur moi la raison de mon
existence. Or le mystère suprême de mon être au monde peut éveiller en moi des
résonances tellement plus profondes! Est-ce que cette histoire d'amour avec le
mystère suprême n'est pas ce qui donne forme à toutes nos relations? Si je sens
une amplification de ma valeur lorsque je découvre que j'ai de l'importance aux
yeux de quelqu'un qui compte pour moi, n'est-ce pas en raison d'une alliance
psychique naturelle entre moi et cet être important dont j'ai reçu l'existence?
Notre existence nous vient d'autrui; notre être est orienté vers autrui. 7. Y a-t-il une
relation affective naturelle entre l'être
humain et Dieu? Dans une exploration des relations
humaines, nous avons relevé comme donnée factuelle notre besoin de nous sentir
quelqu'un. La question de Dieu se pose lorsque, au-delà de cette simple
constatation, nous nous demandons pourquoi ce besoin existe, et d'où il vient.
Cette fascination qu'éprouve chaque personne à l'égard de son être propre,
cette fascination qui modèle son agir et son activité, tient à l'ignorance où
elle se trouve quant à l'origine, au pourquoi et à la destination de son
existence. Mais comment une telle ignorance peut-elle être la source de la
fascination que chacun éprouve à l'égard de son être propre? Voilà une question
difficile. Pour tenter d'y répondre, il nous
faut avoir une idée aussi précise que possible de cette ignorance. Quel
sentiment provoque en moi réellement le fait de ne pas savoir pourquoi
j'existe? Voilà toute une question, puisqu'elle vise à mettre en lumière un
sentiment profondément enfoui, et recouvert par tous nos dispositifs naturels
d'adaptation au monde. Le pourquoi de mon existence excite
ma curiosité. Mais attention! Est-ce que je peux vraiment parler de cette
façon? C'est de moi que je parle, de ce moi dont je m'occupe tant, dont j'ai
tant à m'occuper, de ce moi qui cherche par tous les moyens à se protéger.
Est-ce que je peux, en parlant d'une réalité aussi précieuse que ce moi,
employer un mot aussi neutre que « curiosité » pour décrire le
sentiment que suscite chez moi l'ignorance de l'origine, du but de mon
existence, de ma destinée? Imaginez-vous que vers deux heures
du matin une lumière vous réveille. Un groupe d'hommes en uniforme entoure
votre lit. On vous intime l'ordre de vous habiller, on vous passe des menottes,
on vous pousse dans une voiture qui vous amène jusqu'à un train aux fenêtres
aveuglées, bondé d'inconnus, prisonniers de l'arbitraire comme vous. Dans ce
train qui s'enfonce dans la nuit, que ressentirez-vous? Qu'éprouverez-vous à
l'égard de ce qui vous attend? De la « curiosité »? Allons donc!
Imaginez la terrifiante expérience vécue par l'étudiant de l'Université
Marquette, que présente le film Midnight
Express. Ou à un enfant juif mis dans un camion à bétail où s'entassent
trente malheureux inconnus. De tels enfers, où certains verront
une parabole de l'homme moderne arraché à la tradition religieuse et perdu dans
un univers qui lui est étranger, ne sont évoqués ici que pour susciter une
réflexion sur l'anxiété que provoquerait chez nous une exposition véritable au
sentiment d'ignorance face au pourquoi de notre existence. S'il peut être
terrifiant pour moi d'ignorer ce qui m'arrive dans une situation donnée, à plus
forte raison je vais avoir des motifs d'angoisse si j'ignore ce qui m'attend
dans mon existence même. Bien sûr nous ne ressentons pas cette terreur, Dieu
merci! Mais je pense qu'elle doit être présente. Nos sentiments profonds, dont
la présence n'est pas manifeste, sont les facteurs qui influent réellement sur
notre comportement. Si on venait me réveiller au milieu
de la nuit pour m'amener, je serais tout à coup plus conscient que d'habitude
de mon être et de l'attachement que je porte à ma vie. Une telle préoccupation
à l'égard de moi-même serait centrée sur l'ignorance de mon sort. L'ignorance
intensifie la conscience de soi. Est-ce que l'ignorance plus profonde, celle
concernant notre être même, ne suscite pas une conscience de soi d'une
intensité supérieure? Je crois pouvoir avancer que l'intérêt passionné à
l'égard de soi-même, qui caractérise l'être humain, tient au fond de cette
forme plus intense d'intérêt à l'égard de soi-même. La conviction absolue de
notre valeur se fonde sur la préoccupation que nous avons quant à notre origine
et à notre destinée. Autrement dit, la conviction de notre valeur personnelle
tient à une question adressée à l'origine inconnue, à l'auteur de notre être. Cette question nous concerne et
concerne notre qualité de vie plus intimement que toute autre question. Il
s'agit donc d'une question brûlante, dont notre vie dépend. Dans cette
« question à l'inconnu » se retrouvent tous les éléments de la
question au bien-aimé : le sentiment qu'il y va de ma vie et que l'autre
détient toutes les cartes. Se pourrait-il que la question à l'inconnu constitue
la forme suprême de la « question au bien-aimé » sur laquelle sont
axées mes relations interpersonnelles les plus importantes? Se pourrait-il que
cette « forme suprême » soit ce qui fait de nous foncièrement des
êtres tournés vers autrui? Cela voudrait dire que Dieu, le
mystère ultime, est le « bien-aimé » au cœur de l'être humain
antérieurement à toute expérience typiquement religieuse. Cette affirmation paraît
excessive? Songez à ce qui s'est produit dans les pays d'où l'on a chassé
l'Église, par exemple à la naissance des États marxistes. On pensait simplement
asseoir l'autonomie morale d'une société en la libérant du clergé et de ses
directives. Avec le recul du temps, nous voyons bien que de telles évolutions
entraînaient en réalité la constitution d'une entité « autre » propre
à rendre la vie signifiante, qu'il s'agît du Progrès, de l'Histoire, de la
destinée manifeste, du Parti ou du Millénaire. Les humains qui lançaient de
tels mouvements voulaient se sentir aimés, trouver un appui dans l'existence.
Ils cherchaient l'autre qui les sécuriserait en leur
affirmant : « Oui, ta vie a de la valeur à mes yeux ». Ils
cherchaient auprès de sources nouvelles une parole qu'ils n'entendaient plus de
la bouche de l'Église. Nous nous investissons moralement en
Dieu, ou du moins dans la question de Dieu, bien plus que nous n'aimons le
penser ou l'admettre. Cet investissement moral en Dieu constitue la clef de
notre compréhension de nous-mêmes et de l'intelligence de la religion. Cet
investissement est pré-religieux. La religion est la réponse, accueillie dans
la foi, de l'inconnu, à la question : « Est-ce que j'ai de la
valeur à tes yeux? » Si nous n'arrivons pas à comprendre que cette
question traduit notre interrogation personnelle et constitue notre dimension
d'humanité la plus essentielle, nous ne saisirons jamais dans la réponse de la
religion l'assouvissement de tout notre désir de signification. Ce dont nous avons
le plus besoin en théologie aujourd'hui c'est de découvrir et de désigner cet
investissement moral pré-religieux en Dieu. Le présent chapitre se résume en trois thèses : Thèse 1 Il y a chez l'être
humain une dépendance d'ordre érotique à l'égard du mystère suprême constitutif
qui est pré-religieux, universel, conscient au sens radical du terme, et qui
façonne toute vie et toute culture humaines. Thèse 2 L'intensité de
l'intérêt des humains à l'égard de leur être tient précisément au fait qu'ils ne
renferment pas en eux-mêmes la raison, le but ou la signification de leur
existence. L'intérêt qu'ils portent à leur être propre se traduit par un
questionnement devant être adressé à quelqu'un d'autre. Thèse 3 Ainsi se trouve
élargie la thèse 1. Toutes les relations personnelles sont façonnées par cette
dynamique primordiale qui prolonge l'intérêt à l'égard de soi-même en un
rapport à l'autre. L'intérêt que je nourris à l'égard de moi-même, la
conviction absolue de ma valeur, je dois les tourner vers le mystère qu'est
l'autre pour éprouver le sentiment de cette valeur; pour éprouver le sentiment
de ma valeur dans la collectivité humaine, j'ai donc besoin d'entrer en
relation avec des personnes qui possèdent une telle valeur. 8. La logique
sous-jacente à mon propos Étape 1 La question
« Pourquoi est-ce que j'existe? » n'est pas une question d'ordre
intellectuel, elle n'exprime pas la simple curiosité, mais elle traduit un
sentiment, un sentiment très fort, qui me touche à la racine même de mon être. Les questions qui
expriment des sentiments, contrairement aux questions intellectuelles,
s'adressent à quelqu'un. Ce sont des questions que nous posons au sujet de
choses que nous avons besoin de connaître. Étape 3 Donc, la question
« Pourquoi est-ce que j'existe? » s'adresse à quelqu'un. Le seul
« quelqu'un » capable de répondre à cette question serait la réalité
suprême qui pose toutes choses dans l'existence, si une telle réalité suprême
existe. Étape 5 Donc, la question
« Pourquoi est-ce que j'existe? » s'adresse à cette réalité suprême. Étape 6 Or, la question
« Pourquoi est-ce que j'existe? », adressée à cette réalité suprême,
signifie en fait « Quelle valeur ai-je à tes yeux? », et cette
question en renferme une autre : « Est-ce que j'ai de la valeur
à tes yeux? ». Étape 7 Or, la
question « Est-ce que j'ai de la valeur à tes yeux? » est la
question adressée au bien-aimé. Étape 8 Donc, la réalité
suprême est le bien-aimé. En résumé : La question traduisant
le mieux, à notre connaissance, nos enjeux vitaux, s'adresse, dans les
profondeurs de notre être, à la Vie elle-même. Il ne s'agit pas là d'une preuve de
l'existence de Dieu. Il s'agit plutôt d'une preuve de l'investissement moral
pré-religieux et universel de l'être humain dans la question de Dieu. 9. Une autre façon
d'établir notre démonstration Ou comment la « question
adressée au Bien-aimé » devient la « question adressée à
Dieu » : 1. Nous
demandons constamment à autrui de nous dire qui nous sommes. La détermination
de mon « identité » exige l'intervention d'autrui, car mon identité
est ce qui fait de moi un être possédant une valeur unique, et je ne saurais
connaître cette valeur si j'ignore l'évaluateur. Je veux que mon existence ait
de la valeur - et c'est là la chose dont je dois être assuré, dans
mon être personnel ‑ mais cette valeur est fonction d'une
appréciation. Je suis donc tourné vers d'autres êtres, qui sont des
appréciateurs potentiels, pour leur demander : « Qui
suis-je? » 2. Une
fois que nous avons bien compris que le désir, le besoin humain essentiel, est
le besoin d'« être moi pour quelqu'un », il appert que la question
« Qui suis-je? » est une question adressée à autrui. Cette question
endigue une énergie affective dont la libération est essentielle à l'expérience
intégrale de mon être personnel. La question « Qui suis-je? »
déclenche une autre interrogation, qui lui confère son intensité
dramatique : « Pourquoi est-ce que j'existe? ». « Qui
suis-je? » signifie, en fin de compte, « Qui suis-je pour toi? » 3. Cette
question, c'est en vain que je la poserais à la plupart des personnes que je
rencontre. En fait, je ne la pose presque jamais. L'enfant, lui, pose cette
question à tout le monde. Son petit moi fragile cherche de tous côtés des
appuis; ce dont il a besoin, en fait, c'est de l'énorme assurance essentielle à
tout être humain, l'assurance d'avoir une raison d'être dans ce vaste monde
indifférent. 4. La
question « Pourquoi est-ce que j'existe? », je la pose à une personne
qui a de l'importance pour moi; je la pose en fait avec urgence, et un certain
à-propos. Une personne aux yeux de qui j'ai de l'importance saura pourquoi
j'existe; elle saura que j'existe pour être la personne que je suis pour elle.
Certes, elle ne saura pas vraiment pourquoi j'existe, mais elle sera beaucoup
plus en mesure de me dire pourquoi j'existe qu'un simple passant croisé dans la
rue. 5. La
question « Pourquoi est-ce que j'existe? », c'est à la cause de mon
être que je la pose en y mettant la plus grande urgence. Car l'urgence,
l'attente, qui président à une question, sont fonction du besoin de réponse et
de la capacité de répondre de l'être interrogé. Or cette capacité est
absolument présente chez Dieu. En somme, notre raisonnement porte
que la question « Pourquoi est-ce que j'existe? » est par nature la
question au bien-aimé, à l'autre qui a de l'importance pour moi; et puisque
l'être le plus approprié à qui adresser cette question est Dieu, Dieu est le
bien-aimé, l'être qui a de l'importance, pour l'âme humaine. 10. La singularité
de notre rapport à Dieu Ce que je désire connaître plus que
tout, c'est la valeur de mon être, la signification de mon existence. C'est là
où je suis dans l'ignorance la plus radicale à l'égard de ces dimensions que
mon besoin de savoir est le plus vif. Or je suis dans l'ignorance totale quant
à ma valeur au regard du but suprême de mon existence sur cette planète. Donc,
ce que j'ai besoin de savoir par-dessus tout, c'est si je possède une
signification aux yeux de la puissance qui me fait exister. Or le seul contexte
où j'expérimente vivement et douloureusement ce désir de connaître ma valeur
est le contexte des relations humaines et ce, même si mon ignorance, mon besoin
de savoir, est bien plus grand en fait dans le contexte de mon but suprême.
D'où un singulier déséquilibre : mon besoin de connaître ma valeur, je le
ressens le plus vivement là où il est le moins fort, et je le ressens le moins
vivement là où il est le plus fort. Ainsi, l'une des raisons pour lesquelles
les gens ne prennent pas conscience de leur besoin de percevoir la voix de
Dieu, c'est qu'ils ne voient pas le lien entre le besoin de sentir que Dieu
leur parle et le besoin d'entendre la voix de l'élu/e de leur cœur. Le lieu de
l'ignorance maximale doit coïncider avec l'expérience du désir de savoir. La
dynamique humaine exige que notre besoin le plus important devienne notre état
de manque le plus radical. Le
développement religieux intégral produit un être dont le besoin le plus
important est devenu l'état de manque le plus radical. 11. Certaines
implications de notre relation
affective pré-religieuse avec Dieu Derrière la perception que j'ai de
mon être se profile en moi un investissement passionné dans l'inconnu qui me
connaît. C'est cette dimension qui rend intéressantes à mes yeux certaines
personnes que je rencontre. Chacun d'entre nous trouve certaines personnes
intéressantes : ces personnes incarnent une invitation à la vie et à la
croissance. Ces « personnes intéressantes » revêtent, à mes yeux,
l'attrait primordial de l'autre qui
détient le secret de mon existence. Pour bien asseoir cette idée, je
vais procéder en trois temps. Premièrement, je vais essayer d'en montrer la
vérité. Deuxièmement, je vais expliquer en quoi elle cadre et en quoi elle ne
cadre pas avec le schème de Becker. Troisièmement, je vais exposer certaines de
ses conséquences. Premièrement, cette idée est-elle
vraie? Supposons que vous compreniez parfaitement tout ce qu'il y a en vous.
Vous sauriez pourquoi vous ressentez tout ce que vous ressentez. Vous sauriez
exactement ce qui en vous est attiré et par quelles qualités vous êtes attiré/e
chez les personnes qui vous intéressent. Vous pourriez revoir vos rêves dans
tous leurs détails et les interpréter de manière limpide. Vous pourriez
élucider chacune de vos expériences. Vous seriez tout à fait transparent/e pour
vous-même. Mais une telle transparence serait-elle un bienfait? En fait, ce
serait bientôt l'ennui total. Et même pis, votre vie ne serait plus votre vie.
Elle aurait pour vous tout juste l'intérêt qu'a une voiture, un poste radio.
Votre être ne vous importerait plus du tout. L'essence de votre être aurait
disparu. Car l'élément de mystère en vous est ce qui fait l'intérêt de votre
vie. Par contre, vous ne pouvez pas vivre dans le brouillard absolu. Ce serait
également l'ennui total si certaines personnes et certaines situations ne
semblaient pas offrir un indice de ce que vous êtes en réalité. La vie est un
mélange subtil d'ignorance de soi et de recherche de personnes intéressantes.
Ce mélange se fonde sur la perception que chacun a de soi, sur le sentiment
d'être en « dialogue » avec cet « autre » qui, peut-être,
connaît tous les êtres. Voilà l'état que j'appelle soif pré-religieuse d'être
accepté par Dieu. Deuxièmement, venons-en à Becker.
Becker cerne les deux éléments principaux de la situation globale : le
sens de la singularité personnelle et le sens de la dépendance totale à l'égard
d'un mystère total. Mais pour lui le premier élément s'oppose absolument au
second. L'être humain se construit, oriente sa vie, développe sa personnalité
tout en sachant qu'il provient d'un zygote, à l'instar de maintes espèces
animales. Sa personnalité tient du « mensonge », c'est-à-dire d'une
négation systématique de son état de créature. L'intégration psychologique
réussie permet d'apprivoiser ce mensonge. Le schizophrène est incapable, quant
à lui, d'intégrer ce mensonge, dans l'agitation que provoquent simultanément en
lui les exigences de la vie civilisée (le mensonge) et l'afflux des ténèbres et
du mystère au cœur de son être. Il serait tentant de repousser du
revers de la main la thèse de Becker. Mais attention : l'être humain ne
consacre-t-il pas une part très importante de sa vie à nier son état de
créature? Prenez par exemple le gros entrepreneur qui se construit un empire au
prix de sa sensibilité, de sa tendresse, de son émerveillement naturels. Est-ce
qu'une bonne partie de votre vie et de la mienne ne correspond pas à ce genre
de comportement? Une question cruciale se pose
ici : Qu'est-ce que je fais au juste lorsque je nie mon état de créature?
J'esquive ma relation avec l'être qui embrasse tout. Cette relation constitue
ma dimension la plus profonde. Elle fait de moi ce que je suis. Seule une
reconnaissance progressive et une acceptation de cette relation me permet
d'accéder à la santé spirituelle et psychique. Ma relation avec l'être qui
embrasse tout n'est pas de l'ordre de l'affrontement d'une menace absolue qui risque
de détruire ma personne même. C'est le secret du sens de ma valeur justement
qui me pousse à larguer les amarres et à m'élancer vers le mystère dont je
reçois l'être. Becker ne se demande jamais si cet
être inconnu ne recèle pas des potentialités bénéfiques pour nous. Il ne voit
que les potentialités négatives, menaçantes. Becker n'est jamais en mesure de
décrire concrètement le remède au mal qu'il dépeint avec force conviction. L'élément positif de notre dialogue
avec cet être inconnu s'insère dans la trame globale de notre expérience
ordinaire, car c'est ce dialogue, et non pas un mouvement de fuite, qui
constitue le piment essentiel de notre vie. L'autre, c'est le bien-aimé.
Quiconque a vécu un grand amour connaît la gamme des sentiments qu'inspire un
être aimé - jusqu'aux octaves de l'hostilité, de l'aversion, du
mensonge et de la colère - , et qui correspond très bien à
l'expérience de notre relation avec Dieu. Les Psaumes ont toujours constitué le
grand modèle de la prière, justement parce qu'ils expriment tout l'éventail de
ces états affectifs. Si nous voulons parvenir à unifier
ce que Becker perçoit comme séparé, nous devons considérer notre dialogue avec
« l'inconnu qui nous connaît » comme la source de l'assurance que
nous avons de notre singularité et de notre valeur personnelles. À cette fin,
nous allons esquisser une allégorie. Prenons deux personnages, Jean et Marie.
Jean se comporte de façon étrange à l'égard de Marie, qu'il rencontre de temps
à autre dans des soirées. Marie représente ici l'inconnu, le mystère de notre
être, notre condition d'êtres voués à la mort. Il arrive que Jean dise des
choses cruelles à propos de Marie. On l'a vu se lever et quitter les lieux à
l'arrivée de la jeune fille, comme si cette présence le menaçait. Quel
diagnostic faut-il poser devant ce comportement? Becker
dirait : « Marie constitue une menace pour Jean. Jean estime
qu'elle mine totalement sa personnalité. Et pourtant, il ne peut éviter de la
rencontrer dans ses allées et venues ». En dépassant Becker, nous pouvons
émettre un tout autre diagnostic : « Jean est en amour avec
Marie, et il résiste à cet amour ». Ignorer Becker, c'est ignorer le
problème humain. Les éléments négatifs sont nombreux et variés à l'intérieur de
notre relation positive avec l'être qui embrasse tout. Mais il s'agit de
percevoir ces éléments dans le contexte global qu'évoque notre allégorie de
l'amour que Jean éprouve envers Marie. Ce contexte global est celui d'une
dépendance érotique (constituée par le désir) à l'égard de l'être inconnu qui
nous connaît, dépendance érotique qui est pré-religieuse, universelle,
consciente dans les profondeurs de notre for intérieur, et qui façonne toutes
nos pensées, toutes nos actions. Saint Paul conclut son grand hymne à
l'amour (1 Co 13) par une brillante description de l'état de plénitude
religieuse que produira l'étanchement de la soif pré-religieuse de Dieu.
« À présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai
comme je suis connu ». Cette description de la Contrée céleste concerne la
vision définitive, qu'il faut qualifier de « post-religieuse » plutôt
que de « religieuse ». Troisièmement, l'idée nouvelle que
nous présentons comporte les cinq conséquences que voici : 1. La conversion religieuse,
c'est-à-dire l'expérience de la certitude d'être aimé de Dieu, sera perçue, non
pas comme l'amorce de la relation avec Dieu, mais plutôt comme une évolution
dans la relation avec Dieu, aboutissant à l'assouvissement de l'éros; cet
assouvissement, assuré en moi par la conviction d'une réciprocité dans l'amour,
se produit dans ce cas-ci au centre de mon être, où se constitue originellement
le besoin d'avoir du prix aux yeux de celui-là qui a du prix à mes yeux. La
conversion religieuse, l'accueil de la réponse du bien-aimé, n'entraînera un
assouvissement total, une libération de toutes les énergies personnelles, que
chez une personne qui interroge Dieu, dans une démarche de conscience de soi,
comme une personne amoureuse interroge un être aimé. L'assouvissement religieux
est fonction de la relation affective pré-religieuse entre l'être humain et
Dieu. Le message d'amour de Dieu à l'être humain est réponse à la question que
l'existence humaine même adresse à Dieu. L'être humain est tout entier dans
cette question posée au mystère constitutif suprême : « Ai-je
une valeur à tes yeux? » Tout le comportement, toute l'activité, bons ou
mauvais, de l'être humain, accusent cette dimension foncière. Si nous ne
parvenons pas à découvrir la question adressée à Dieu dans les abysses de
l'expérience humaine, la parole de Dieu ne sera jamais pour nous parole de vie;
en fait, elle ne sera jamais pour nous parole de Dieu. 2. L'inefficience générale de la
religion organisée, à notre époque, tient à l'absence chez elle d'un propos
intéressant la conscience de soi pré-religieuse de l'être humain. La religion
organisée associe tellement exclusivement l'idée de Dieu avec la phase
explicitement religieuse de l'aventure de la relation avec Dieu, qu'elle n'aide
absolument pas les gens à reconnaître la réalité de Dieu dans l'expérience
qu'ils ont d'eux-mêmes, dans les dimensions de leur vécu. Et pourtant, c'est
cette réalité primordiale de Dieu dans la vie humaine qui est le fondement de
la reconnaissance religieuse de Dieu. Le niveau non religieux et le niveau
religieux souffrent tous deux de cette maldonne. Au niveau non-religieux,
l'être humain se voit privé de ses possibilités les plus riches de
compréhension de soi liées à son dialogue pré-religieux avec le mystère. Quant
aux esprits religieux, ils n'ont de Dieu qu'une idée superficielle, associée
aux désignations théologiques, mais qui ne s'enracine pas dans les profondeurs
d'une expérience humaine universelle. Une telle superficialité a pu faire dire
à certains : « S'il y a un Dieu, ce sont les croyants qui vont
être surpris ». 3. La théologie chrétienne oscille
depuis un siècle entre deux extrêmes, que représentent respectivement
Schleiermacher, le grand théologien de l'aspiration religieuse de l'être
humain, et Barth, le grand théologien de l'amour de Dieu comme réalité
descendant sur l'humanité depuis l'au-delà. Sous la perspective d'un désir
pré-religieux de Dieu, cette polarisation nous paraît traduire une fausse
opposition. La puissance et la gloire de l'Évangile, qui proclame que Dieu nous
a aimés le premier, tiennent précisément à cet étanchement de notre soif
pré-religieuse de Dieu. L'Évangile est bonne nouvelle parce qu'il annonce le
« Oui » du bien-aimé. 4. Un théologien suédois, Anders
Nygren, dans un livre qui a connu un grand succès, Éros et Agapè, avance que l'idée purement évangélique de l'amour
divin, ou Agapè, concerne un amour
qui nous advient d'au-delà de nous-mêmes, et auquel nous ne pouvons répondre
que par la foi, et non par l'amour humain. Nygren soutient que tous les écrits
des mystiques chrétiens concernant l'amour de l'être humain pour Dieu
traduisent une dégradation de cet enseignement de la tradition. Là encore, se
cristallise une fausse opposition entre la soif pré-religieuse de Dieu et
l'amour évangélique manifesté par Dieu à l'être humain, amour qui assouvit en
fait ce besoin foncier. C'est dans la foi, il est vrai, que nous accueillons le
message d'amour de Dieu, mais ce message est essentiellement invitation à
l'actualisation de toutes les énergies affectives de l'être humain. Dans la
foi, l'être humain perçoit la réponse du bien-aimé, il entend la bonne nouvelle
qui transforme toute sa vie. 5. L'idée présentée permet de
comprendre de manière plus radicale les enjeux de la Révolution française et de
tous les mouvements des « droits de l'homme », qui ont constitué
l'époque moderne. Les propagateurs de ces mouvements croyaient libérer
l'humanité de la relation avec Dieu, en écartant l'Église et en provoquant la
chute de l'Ancien Régime. En fait, ils ne faisaient que modifier le contenu de
cette relation, en l'orientant vers un Dieu apparemment plus favorable à
l'humanité, logé à de nouvelles enseignes : les Lumières, le Progrès,
l'Histoire, l'Âge d'Or, le Destin manifeste. Le vide spirituel de notre époque
tient à l'écroulement de tous ces dieux. Notre diagnostic s'impose
manifestement une fois compris le caractère foncier du besoin d'approbation de
la part de Dieu. Essayer de se défaire de ce besoin en fermant des églises, par
exemple, c'est comme s'imaginer que l'abolition du mariage comme institution va
empêcher les hommes et les femmes de compter sur la fidélité d'une compagne ou
d'un compagnon de vie. L'accueil fait au pape lors de sa récente visite au
Mexique témoigne assez éloquemment de l'inefficience d'un effort systématique
d'élimination de la religion, déployé pendant cinquante ans. 12. La question qui
s'adresse à une personne aimée se fonde sur la
question qui s'adresse à Dieu Ce qu'il y a d'étrange à propos de
la question qui s'adresse à Dieu, c'est qu'au premier abord elle semble être
nettement moins réelle que la question qui s'adresse à une personne aimée,
alors qu'elle est beaucoup plus réelle si l'on y réfléchit un tant soit peu. À
une personne aimée, je demande un regard sur moi qui soit témoin d'une vie
amplifiée, d'une signification accrue, d'un plus-être; à l'être mystérieux que
j'interroge à une autre profondeur, je demande si mon être possède une signification quelconque dans sa
vision de l'univers. Il n'est pas facile de se voir déployer un tel
questionnement, mais je pense que c'est bien une réalité de ma conscience. Nous avons comparé ce qui semblait
moins réel à ce qui apparaissait plus réel, et maintenant nous disons :
Est-ce qu'en réalité ce n'est pas l'inverse qui est vrai? L'interrogation qui
s'adresse à une personne aimée n'est-elle pas dynamisée et modelée par
l'interrogation qui s'adresse à Dieu, et qui traduit le cœur même de la vie
personnelle? N'est-ce pas parce que nous sommes des interrogateurs de Dieu que
nous interrogeons d'autres personnes ayant de l'importance à nos yeux? N'est-ce
pas parce que nous sentons obscurément que ce qui importe dans notre vie se
trouve dans les mains de Dieu, que nous expérimentons, à certains moments
privilégiés, notre dépendance à l'égard d'une personne importante détenant la
clef de notre vie? Les mystiques atteignent à une
conscience très vive de cette réalité profonde. Ce sont des gens qui, pour
ainsi dire, n'ont guère besoin de guillemets lorsqu'ils qualifient le bien-aimé
mystérieux. S'ils ont recours à l'analogie de l'union sexuelle pour décrire
l'union de l'esprit humain avec Dieu - ce qu'ils font
souvent - ils se livrent à un véritable rapprochement de ces deux
réalités. Lorsque nous renversons ainsi les
perspectives, le besoin pré-religieux de Dieu apparaît comme la réalité qui
façonne tout le comportement et l'activité des humains. Une telle perception de
notre rapport à Dieu comme étant une dynamique qui marque de son empreinte tous
les aspects de la vie humaine est de nature à révolutionner la dimension
religieuse et à lui donner une pertinence tout à fait nouvelle dans nos
sociétés. Une telle perception jetterait un éclairage nouveau, par exemple, sur
la problématique la plus sombre, la plus épineuse qu'ont à affronter les
chrétiens aujourd'hui, celle des relations entre la foi chrétienne et
l'engagement politique. La privatisation de la religion coupe tout lien entre
le religieux et le politique, et tous les efforts ultérieurs d'investissement
dans la politique, déployés par le monde religieux, sont gauchis. Ce sont là
des tentatives de retour d'un exilé : tentatives de retour clandestin,
comme dans le cas des mouvements chrétiens actuels en faveur des droits de la
personne, ou tentatives de réapparition publique comme dans les cas de
complicité entre l'Église et un régime totalitaire en vue de la restauration
d'une civilisation chrétienne. Nous devons scruter ce phénomène de la
privatisation de la religion, favorisé par le défaut de voir la religion comme
la reconnaissance d'une orientation préexistante vers le transcendant. Cette
non-reconnaissance est socialement et politiquement ruineuse. Le marxisme en
est un exemple éloquent, qui voit une faim inavouée de transcendance se
retourner voracement contre tout ce qui s'y oppose au sein de l'humanité. Le langage de la transcendance
serait devenu irrecevable au dix-neuvième siècle, selon une interprétation
devenue lieu commun. Le dix-neuvième siècle a été celui où la pensée et la
culture se sont affranchies de l'influence de l'Église; cette émancipation
remonte à la fin du siècle précédent, à l'époque de la Révolution française. Au
début du vingtième siècle, Freud accomplit un tel travail d'affranchissement
dans le domaine de la psychologie. Darwin, de son côté, avait fait de notre
spiritualité un dérivé d'une évolution biologique, alors que Marx en avait fait
un épiphénomène d'une réalité économique. Freud rive le clou de la spiritualité
en établissant qu'elle constitue un masque posé sur notre vie psychologique.
Sous l'influence de ces grands esprits, l'orientation vers le mystère a cessé
d'être considérée comme une dimension intégrale de l'expérience humaine.
Autrement dit, le besoin pré-religieux de Dieu a été radié de la culture.
Désormais, seule l'Église allait soutenir la perspective d'une vie humaine
centrée sur Dieu. Seule l'Église allait pratiquer le langage de la
transcendance. Avec cette conséquence, que le langage de la transcendance
allait prendre une tournure « ecclésiastique ». Une fois abandonné
par la culture, le langage de la transcendance devient un langage pieux. Il est
maintenant pratiquement impossible d'aborder la question de l'existence de Dieu
sans avoir l'air de verser dans le genre pieux. Nous nous trouvons toujours dans le
champ magnétique du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire d'une pensée qui évacue
le langage de la transcendance. Becker avance dans ce contexte un nouveau fer
de lance. Il a été saisi par l'idée que l'ensemble de la vie, de la culture et
de l'histoire humaines constituent en fait une lutte contre une réalité qui
nous dépasse et dont notre mort marque le triomphe final. Becker récupère la
dimension de la transcendance, la dimension de la vie humaine qui dépasse
l'être humain. Mais, bien sûr, il n'en récupère que le côté négatif, que
l'aspect menaçant. Une culture aussi radicalement anthropocentrique que la
nôtre ne saurait parvenir d'un coup à une vision centrée sur la transcendance.
Becker ne se dégage que partiellement de la matrice de la culture ancienne,
dont son propos porte l'empreinte. 13. Un coup d'œil
sur la pensée occidentale « … en dépit de plusieurs
siècles de tentatives diverses, aucune philosophie occidentale n'est jamais
parvenue à formuler une éthique de l'amour. « L'Autre » y est
toujours considéré en terme d'investissement : investir dans l'autre rapportera
un jour des dividendes au moi à la recherche de lui-même. Comme le disait l'un
de mes professeurs favoris, le regretté John Wild de Harvard, après une vie
consacrée à étudier et à envisager les problèmes éthiques : “ En
réalité, toutes les éthiques qui ont exercé une influence dans l'histoire de la
pensée occidentale n'ont guère été autre chose que des versions diverses du
culte du moi ” »[6] Ces propos sont du théologien Harvey
Cox. N'y a-t-il pas lieu de se questionner sur le fait qu'aucune philosophie,
aucune école de psychologie occidentale n'ait réussi à faire de l'amour son
principe central? Il est évident que nous, les humains, vivons ensemble, que
nous formons un ensemble, une société, et que toute description d'une activité
humaine de quelque importance doit faire état de ce fait. Il est aussi tout à
fait évident que le « vivre-ensemble » par excellence est la relation
amoureuse. Nous devrions donc nous attendre à ce qu'une philosophie, à ce
qu'une étude systématique de l'existence humaine, trouve son axe essentiel dans
cet exemple le plus éclatant du « vivre-ensemble » qu'offre
l'existence humaine. Par essence, nous vivons ensemble. Notre vie fait sens
lorsque ce vivre-ensemble atteint sa plénitude, c'est-à-dire lorsque nous
connaissons l'amour. Puisque la philosophie cherche à donner un sens à notre
vie, ne devrait-elle pas être amenée à se pencher sur cette aire de
l'expérience humaine où notre vie fait le plus sens, c'est-à-dire l'amour?
Alors, pourquoi ne le fait-elle pas? Il semble y avoir quelque chose à
propos de l'amour, quelque chose dans l'essence de l'amour, qui échappe à
l'esprit systématique, lequel s’esquive tel un poisson se retirant dans son
habitat fluvial. L'amour concerne moi et l'autre, à la fois. Le philosophe, ou
bien se concentre sur « le moi » et ses potentialités, laissant
l'autre dans l'ombre, aussi altruiste soit sa conception des plus hautes
réalisations du moi, ou bien se concentre sur « l'autre » et ses
attentes. Mais alors, dans ce dernier cas, même s'il insiste sur
l'épanouissement personnel que procure la satisfaction des attentes d'autrui,
il ne réussit pas vraiment à expliquer cette corrélation. C'est comme si deux
perspectives opposées, celle de l'hédonisme, d'une part, dans toute la gamme
des formes qu'il revêt, du sensuel au spirituel, et celle de l'altruisme,
d'autre part, se disputaient, telles deux chiens un os, cette réalité
insaisissable qu'est l'amour. Pour dépasser cette fausse
alternative entre le parti de l'égocentrisme et celui de l'allocentrisme, la
philosophie doit se poser la question suivante : Quelle est chez une
personne la dimension congénitale dont le développement se traduit
manifestement en l'épanouissement de la personne elle-même et, tout aussi
manifestement, en l'épanouissement de quelqu'un d'autre? L'adverbe
« manifestement » a tout son poids ici. Car chacun peut dire que dans l'amour il trouve son
épanouissement et contribue à l'épanouissement de l'autre. Chacun peut évoquer
l'expérience indéniable de l'amour. Mais cela ne suffit pas pour notre propos;
nous devons montrer, expliquer
comment fonctionne l'amour, en présenter la structure. J'ai parlé de « dimension
congénitale » : de quoi s'agit-il? D'une réalité qui, à l'évidence,
doit être de l'ordre du besoin ou du désir. J'ai soutenu tout au long des
chapitres précédents que le besoin fondamental de chaque être humain, ressenti
comme un désir incontournable, est le besoin de sentir que l'on a une valeur
personnelle, que l'on est quelqu'un d'unique. Ce besoin ne constituerait-il pas
le « chaînon manquant » entre l'épanouissement personnel et une
contribution à l'épanouissement d'autrui, qui rendrait possible une philosophie
de l'amour? Sentir que l'on a une « valeur personnelle » n'a de sens
que par rapport à autrui. Le désir d'être « heureux », « bien
dans sa peau » ou « en paix » renvoie à des états personnels qui
n'impliquent pas nécessairement l'intervention d'autrui. Par contre, le désir
de sentir que l'on est quelqu'un, que l'on a une valeur personnelle, implique
forcément quelque interaction, quelque échange interpersonnel. Le besoin de
sentir que l'on a une valeur, c'est le besoin d'être accepté. Si pour être
quelqu'un j'ai besoin de sentir que j'ai une valeur personnelle, la
satisfaction de ce besoin essentiel exige une forme d'acceptation de mon être,
réelle ou imaginée, de la part d'autrui. Avant de réfléchir sur l'amour, au
stade où nous examinons simplement le moi dans sa constitution fondamentale,
nous sommes déjà indirectement en train de penser à autrui. La valeur
personnelle est valeur personnelle « pour » ... À mesure
que j'accède à la maturité, cette valeur personnelle pour autrui signifie de
plus en plus littéralement une « valeur personnelle pour autrui ». Dans cette équation, la valeur personnelle
acquiert chez autrui un poids équivalent à celui qu'elle possédait en moi au
point de départ. L'accent s'est déplacé. À l'origine, j'ai besoin, pour
survivre psychologiquement, d'avoir une
valeur personnelle pour autrui. Quand j'accède à la maturité, j'ai besoin
d'avoir une valeur personnelle pour
autrui. J'ai besoin de compter dans la vie de quelqu'un, d'apporter quelque
chose à autrui. La satisfaction de ce besoin
constitue la disposition que nous appelons l'amour. Disposition qui
manifestement se traduit par une plénitude chez moi : j'ai une valeur personnelle pour autrui.
Disposition qui manifestement se traduit aussi par une plénitude chez
autrui : j'ai une valeur personnelle
pour autrui. La dimension de ma personne dont l'épanouissement est source
de plénitude à la fois chez moi et chez autrui est cette soif de sentir que
l'on a une valeur, qui, au début de la vie, se manifeste par une attente, une
dépendance à l'égard d'autrui, et qui, à l'âge de la maturité, devient un
apport à autrui, une plénitude procurée à autrui. Autrement dit, une personne est, dès
le début de sa vie, et par essence, dans une relation. Cette relation atteint
sa pleine maturité dans l'amour. Le désir le plus radical chez un être humain,
celui qui le façonne vraiment, est une relation avec autrui dont le
développement constitue l'émergence progressive d'une nouvelle focalisation.
L'autre, perçu au cours de l'enfance de manière indirecte, comme une présence
servant à l'affirmation du moi, devient, à l'âge de la maturité, une présence
directe, la présence d'un être qui s'affirme soi-même. L'autre qui vient à moi dans l'amour
est un être de chair et de sang, et non plus cet être flou qui m'applaudissait
au cours de mon enfance. Si les philosophies ne se sont jamais centrées sur
l'amour, c'est que leurs créateurs ont oublié cette première présence, cette
présence floue de l'autre dans le désir de sentir que l'on a une valeur
personnelle. Les philosophes commencent par concevoir le moi, l'individu, sans
l'autre. C'est pourquoi il leur est impossible de passer de ce moi-sans-l'autre
à l'autre sans être pris dans une alternative : ou bien l'on se concentre
sur le moi et on laisse l'autre dans l'ombre, ou bien on se concentre sur
l'autre et on laisse le moi dans l'ombre. Ils éviteraient cet imbroglio s'ils
pouvaient seulement se souvenir, et voir l'importance permanente, de cette
pulsion précoce de conscience de soi et de désir, manifestée en la présence, à
la fois essentielle et floue, d'un autre. Il se peut bien que la mémoire précise
de l'enfance soit le privilège de notre époque. Wittgenstein fait remarquer que
dans ses Confessions, lorsqu'il
décrit son apprentissage de la langue parlée, Augustin expose en fait la
transmission du savoir d'un adulte à un enfant, c'est-à-dire d'un locuteur
formé à un débutant, de celui qui sait déjà à celui qui ne sait pas encore. Nos grandes philosophies partent de
l'« individu ». Ce point de départ semble tout à fait valable, mais
l'« individu » ainsi conçu signifie « un moi séparé des autres ». Après tout,
dira le philosophe, il faut bien procéder avec méthode, et il semble tout à
fait approprié de cerner d'abord « quelqu'un », un individu, un moi.
Nous allons donc examiner cet individu, ses désirs, ses craintes, ses
possibilités, puis, plus tard, nous aborderons « l'autre » et les
relations interpersonnelles. Plus tard c'est trop tard.
L'« autre » est déjà présent au moi, et il donne sens au désir le
plus intime, au désir essentiel du moi. Si nous ne faisons pas référence
indirectement aux autres et à leur acceptation escomptée, notre propos
concernant l'esprit de tel enfant, de tel adolescent, de tel jeune adulte, de
telle personne âgée ne se focalise pas correctement sur l'être en question. Si
l'on construit une philosophie du moi sans établir une passerelle entre le moi
et autrui, on commet une autre erreur. On dira : « La pensée
centrée sur le moi ne réussit pas à intégrer l'autre. Il faut donc éviter de
prendre le moi comme point de départ. Il faut plutôt partir de la société ».
Mais voilà : en prenant les choses par l'autre bout vous ne réussirez pas
à intégrer le moi, vous commettez tout simplement l'erreur inverse. Il faut
prendre comme point de départ le moi, mais le moi réel, le moi dont le besoin
d'être lui-même se traduit par une soif d'être accepté par autrui. Le passage du moi à l'autre ne
présente pas de difficulté. L'autre est présent au moi : le moi ne saurait
parvenir à l'estime de soi sans l'autre. L'évolution de cet état original de
présence de l'autre, depuis la forme floue, indirecte, de l'autre perçu comme
soutien du moi, jusqu'à la forme définie, directe, de l'autre accueilli comme
une invitation lancée au moi, fait intervenir l'amour, la disposition du moi en
sa maturité. La parabole hégélienne du Maître et
de l'Esclave cadre magnifiquement avec ce schème. Le Maître est quelqu'un qui
est parvenu à un certain niveau de conscience de soi, et qui a donc besoin que
son moi soit affirmé; par contre, sa perception de l'autre en est restée à
l'étape de l'enfance où l'autre est considéré de manière floue,
indirecte, et perçu comme un soutien du moi. Pour Hegel, l'« autre »
dans la mentalité du Maître ne présente que l'altérité minimale nécessaire à
l'estime de soi du Maître. C'est précisément de cette « altérité minimale »
que nous revêtons l'autre, lorsque nous sommes nous-mêmes à l'état minimal,
tout petits. L'enfant asservit les autres, et cette relation est justifiable.
Le Maître poursuit cet asservissement, et cette disposition est injustifiable,
car elle marque une évolution non pas vers l'amour, mais vers la volonté de
puissance. L'atteinte de la maturité couronne
une transformation inverse, celle du pouvoir devenant amour, celle du petit
despote devenant un adulte amoureux. Cette transformation emprunte de
nombreuses formes. Par exemple, lorsqu'une personne devient amoureuse et que
l'être aimé ne répond pas à cet amour, l'être aimé a sur la personne qui l'aime
un pouvoir, et ce pouvoir ne peut se résoudre en amour que si l'être aimé
exerçant ce pouvoir répond à l'amour dont il est l'objet. La balance
pouvoir-amour est la balance d'une négociation, d'une oscillation perpétuelle
concernant un état de besoin centré sur l'autre. La passion sexuelle forme un pont
entre le pouvoir et l'amour. Elle confère à deux êtres, en les projetant
au-delà de leur moi, un pouvoir l'un sur l'autre dans la causalité du désir. Ce
pouvoir peut se transformer en tendresse, et vice versa. Il arrive par
conséquent qu'une passion sexuelle tendre et intense dégénère en une brutalité
cruelle, voire en une manipulation pernicieuse. Le sado-masochisme représente
la forme sexuelle contemporaine de la parabole hégélienne du Maître et de
l'Esclave. 14. Un autre coup
d'œil sur la pensée occidentale Les considérations qui suivent
prolongent celles du chapitre précédent : 1. Que cela nous plaise ou non, nos
systèmes de pensée occidentaux exercent une influence profonde sur le
façonnement de nos mentalités. Imprégnant notre culture de leurs multiples
transpositions sociales, politiques, esthétiques et religieuses, ils balisent
la conduite de notre vie. Ils exercent une fonction médiatrice entre la vie
privée et la scène publique objective. Tel sentiment que j'éprouve peut bien
avoir en mon for intérieur une grande importance : s'il ne passe pas la
rampe de la scène publique, son importance va s'estomper. L'expérience et le
langage sont intimement liés, en ce qui concerne les sentiments. Or la culture
exerce une influence prépondérante sur le langage, qui à la fois est façonné
par les esprits inventifs et en retour façonne leurs travaux. 2. Il est un besoin peu reconnu, qui
pourtant se manifeste dans la vie de tout être humain : nous désirons
par-dessus tout être désirés par un être que nous désirons. En somme, la disposition recherchée est
l'être-en-amour sous une forme ou une autre. 3. Aucune de nos grandes
philosophies n'est centrée sur l'amour. Aucune ne fait donc ressortir ce fait
absolument fondamental. 4. Nous avons donc là un exemple
criant de l'action inhibitrice de la culture sur la reconnaissance et
l'exposition, comme axe central de la vie humaine, d'une soif pourtant présente
chez tout être humain. Le besoin le plus universel n'est pas reconnu sur la
scène publique, alors qu'il devrait être le principe organisateur central de
notre culture. 5. En raison de cette anomalie,
l'être humain est écartelé entre une vie privée où le besoin d'être-en-amour a
une importance capitale et la scène publique où l'importance de ce besoin n'est
absolument pas reconnue. 6. Cette occultation d'un sentiment universel
au sein de la culture a pris une forme encore plus catastrophique avec la
dégradation de la philosophie dominante, qui adopte le parti du matérialisme.
Un déclin inévitable, puisque la reconnaissance de ce que nous désirons être
les uns pour les autres est la source première, indispensable, de la
reconnaissance de l'esprit. Une philosophie qui esquive cette reconnaissance,
aussi spirituel soit son langage, versera dans le matérialisme. À partir de
Hegel, le parcours qui aboutit à Marx devient inévitable. Mais là n'est pas le
propos de cet alinéa, qui vise à faire ressortir la ligne de partage actuelle,
chez tout être humain, entre son expérience privée et la culture qui façonne sa
vie. 7. La notion capitale du
christianisme est l'amour. L'Évangile est la proclamation du fait que notre
besoin d'être désiré par un être que nous désirons est satisfait par le Dieu
que nous désirons par-dessus tout puisqu'il est la raison même de notre
existence. En notre désirabilité aux yeux de Dieu, proclamée par l'Évangile, ce
besoin d'être en amour, constitutif de notre humanité, trouve son
assouvissement total. 8. Hélas, ce message destiné à
l'être humain dans les profondeurs de ce besoin essentiel s'adresse en fait à
un être humain prisonnier des mensonges d'une culture qui nie l'existence même
de ce besoin essentiel. D'où une comédie d'erreurs que pourrait représenter le
triangle suivant : Le propos de l'Évangile, c'est l'amour/L'aspiration de
tout être humain c'est de connaître l'amour/La conception de l'humanité que
véhicule notre culture n'intègre pas l'amour comme principe central. Comment allons-nous entendre le
message d'amour de Dieu, nous qui avons banni l'amour, notre Graal universel,
pour le reléguer dans un univers privé rempli de désirs silencieux? Avant
d'affirmer que l'Évangile est irrecevable pour l'homme moderne, demandons-nous
si cette culture qui l'emprisonne est bien recevable pour lui. C'est selon les
perspectives de cette culture, on le comprend bien, et non pour les esprits
malheureux qui en sont prisonniers, que l'Évangile est irrecevable. Évitons
l'erreur absurde d'une adaptation de l'Évangile aux canons de cette culture. Ce
danger nous guette bien plus que nous ne le pensons, car notre culture
occidentale, hostile à l'amour, offre sa propre version du moi qu'elle a
privatisé. La culture privatise, c'est-à-dire qu'elle garde privé ce qui, privé au départ, vise à devenir public :
il s'agit ici du besoin que vous ressentez, que je ressens, que tout le monde
ressent, d'être désiré par l'être que nous désirons. Le moi privé véritable
désire s'ouvrir à la dimension publique (l'Évangile dirait : désire entrer
dans le Royaume); mais le moi privatisé par la culture est confiné à
l'isolement. À ce moi isolé la culture adresse un message de réalisation de
soi. Fatalement, le ministre de l'Évangile sera tenté de présenter son message
d'une façon qui agrée au moi privatisé par la culture, en en faisant une forme
de réalisation de soi consacrée par une longue tradition, en faisant de Jésus
le mantra d'une technique de méditation et de croissance personnelle. Je le
sais, je suis tombé dans ce piège maintes et maintes fois. Ainsi promeut-on un christianisme
qui a fonction de bénir, de consacrer une culture marquée par une prépondérance
de l'égocentrisme, une culture qui détruit l'univers humain. Une véritable
spiritualité chrétienne, par contre, nous éveillera péniblement à la réalité
des êtres appauvris par cette culture, c'est-à-dire à la fois nous-mêmes et
toutes les personnes que nous contribuons à appauvrir. 15. Appréciation de
soi et affrontements Nous avons considéré la démarche
d'appréciation de soi dans son déploiement optimal, celui que permet l'amour.
Pour bien mesurer l'importance capitale de cette démarche, nous devons
également l'examiner dans un contexte d'affrontement. Pour amorcer cette
réflexion, je lance une question-choc : Dieu est-il du côté des pauvres? La réponse que je donnerai à cette
question dépend de ma perception du monde. Si pour moi les « riches »
et les « pauvres » forment deux catégories qui n'interagissent pas,
alors Dieu n'est ni d'un côté ni de l'autre. Si par contre j'estime que les
riches exploitent les pauvres, alors je dois dire que la justice, l'intégrité,
la bonté et la vérité infinies se trouvent du côté des exploités. Est-ce bien comme cela que je
perçois le monde? Le monde est-il ainsi fait? « Le monde » représente
une réalité d'une énorme complexité, mais je peux du moins dégager certains
principes. Pour autant que le monde est un réseau d'interdépendances dirigé
vers la seule recherche du profit, les pays riches auront tendance à devenir
plus riches et les pays pauvres, plus pauvres. Pour autant que les sociétés
multinationales sont régies, sans aucun contrôle extérieur, par le principe du
profit, elles vont forcément aller là où la main-d'œuvre est la moins chère.
Certaines études très sérieuses tendent à établir qu'il y a sur notre planète
un potentiel suffisant d'approvisionnement alimentaire; si la famine sévit en
certaines contrées, cela tient, non pas à des pénuries naturelles, mais plutôt
à des déplacements massifs de ressources de capital par le jeu incontrôlé de la
recherche du profit. En somme, une grande partie de la
pauvreté qui règne dans le monde est un préjudice causé par des humains à
d'autres humains. Et si nous croyons que Dieu est justice et vérité, nous
aurons assurément la conviction que Dieu s'identifie de manière spéciale aux
victimes. Devant le spectacle d'une agression commise contre une personne dans
la rue, les gens qui ont du cœur s'émeuvent; or Dieu a infiniment plus de
« cœur » que nous. Il va sans dire, bien sûr, que ni les gens qui ont
du cœur, ni un Dieu aimant ne voudraient voir la victime se venger
impitoyablement de son agresseur. C'est ainsi que la Bible présente Dieu. Les
prophètes d'Israël invectivent sans cesse les riches dont la puissance opprime
les pauvres impuissants. Cette évocation des prophètes nous
rappelle que l'oppression des faibles par les puissants est un phénomène
universel, vieux comme le monde. Sauf de rares exceptions, chacune des
civilisations, chacun des ordres humains que la terre a connus a été établi par
les puissants, par les grands de ce monde, et toujours au prix d'une certaine
forme d'oppression. Nous considérons qu'un ordre humain est bon quand les
puissants, dans les situations où rien ne menace leur pouvoir, peuvent se
permettre d'humaniser le système jusqu'à un certain point. Dans notre monde
corrompu règne ça et là une certaine magnanimité. Ainsi, la monarchie anglaise,
une fois les barons remis à leur place, a-t-elle pu créer dans le pays la Pax Domini Regis, la paix du Seigneur
Roi. Édouard III fait appel aux érudits de l'Ordre des Dominicains pour établir
des lois fondées sur la compassion et la justice. Pour bien saisir toute la question
de la justice sociale, nous devons nous rendre compte de l'ampleur de ce
phénomène mondial, immémorial, de l'oppression des faibles par les puissants.
Nul ne peut tenir un discours intelligent sur la justice sociale s'il n'a
d'abord approfondi le phénomène du pouvoir, à moins d'être un saint ou une
sainte, car les saints échappent aux règles communes. Hegel a mis en lumière la motivation
profonde qui se cache derrière ce phénomène. Il a découvert qu'au fond cette
motivation tenait, non pas de la cupidité, d'une simple avidité de posséder,
mais du désir d'une valorisation personnelle. Hegel suit le raisonnement
suivant. L'être humain veut avoir le sentiment de sa valeur personnelle. Il
veut avoir le sentiment que sa vie lui appartient, qu'elle a une valeur tout à
fait spéciale; or il constate bientôt que ce sens de sa valeur, il ne peut
l'obtenir en restant tout seul. Il a besoin d'autrui : sans la présence
d'autrui, sa vie n'a pas de sens. Cela ressemble fort au besoin d'« être
moi pour quelqu'un », dont nous avons constaté l'existence au cœur du
désir humain. Or chez Hegel il ne s'agit pas d'amour, mais plutôt d'une
stratégie déployée par une dimension de notre être qui refuse tout partage, du
moins dans les perspectives du présent. Cette stratégie est mise en œuvre
par la personne imaginaire qui dans la représentation de Hegel utilise l'autre
pour se munir d'un minimum d'« altérité » nécessaire au sens de sa
valeur personnelle. Elle considère l'autre avant tout comme le miroir qui peut
lui offrir le reflet de cette valeur. Bref, l'autre est l'esclave, la cour, le
prolongement de la personne initiale. Hegel propose donc sa fameuse image du
Maître et de l'Esclave, où Marx trouvera le modèle de sa notion de la lutte des
classes. Quelle portée énorme a eu ce chapitre de la Phénoménologie de l'esprit où Hegel développe cette idée! Ces pages
de raisonnement philosophique de haut vol sont à l'origine d'un mouvement qui a
touché plus de vies humaines que tout autre à notre époque. Et l'on dira que
les spéculations des intellectuels n'ont aucune incidence sur la société et
l'histoire! Dans l'échange Maître-Esclave,
l'Esclave n'a pas le sens de la valeur de sa propre vie. En fait, le sens de sa
valeur personnelle auquel il peut aspirer consiste
en une contribution à la valorisation du Maître. L'Esclave tire de cette
disposition certains avantages, car, pour l'empêcher d'acquérir un sens de sa
responsabilité ou de sa valeur personnelle, le Maître subvient à tous ses
besoins. L'Esclave n'a aucun souci à se faire : une situation de tout
repos! Or cet état de choses ne saurait durer. Chez l'Esclave point tôt ou tard
le sens de sa valeur propre. Il se met intérieurement à adopter la démarche
assurée du Maître. L'humain germe en lui. « Moi aussi, je peux », se
dit-il. Les changements subtils qui
apparaissent dans le comportement de l'Esclave inquiètent le Maître. Celui-ci
sent son pouvoir vaciller. Sa grande stratégie de promotion de sa personne
s'écroule. Il ne veut pas laisser la situation lui échapper. Il cherche à
maintenir sa souveraineté. Or, plus il tente de faire échec à la montée d'une
autonomie inédite chez l'Esclave, plus l'Esclave lui apparaît comme un centre
de valorisation consciente qui le menace. La conscience du Maître commence à se
focaliser sur l'Esclave et son agir, tout comme la conscience de l'Esclave au
départ se focalisait sur le Maître et son agir. Les rôles sont peu à peu
inversés. Chez le Maître se manifeste une certaine servitude. À la longue, si
le Maître cherche à maintenir sa domination, l'inversion des rôles est totale.
Le Maître est asservi à la nécessité d'asservir l'autre; quant à l'Esclave, il
est désormais le maître de la situation, il a remporté la bataille de la
valorisation personnelle. Ce dont parle Hegel réellement,
c'est du pouvoir, dont il examine
l'essence, l'émergence et le comportement. Le pouvoir, c'est le sens de sa
valeur personnelle qu'une personne ou un peuple cherche à faire valoir auprès
d'autrui par d'autres voies que celles de l'amour. C'est le sens de la valeur
personnelle déployé dans un climat de lutte et d'inégalité. C'est la valeur
personnelle se traduisant, non pas en un don fait à autrui, mais en un
affrontement. L'affrontement accuse diverses
significations ou, si vous préférez, il revêt plusieurs formes différentes.
Dans notre parabole initiale, il se traduisait par la domination du Maître
imposant à l'Esclave le sens de sa propre valeur. Le Maître force l'Esclave à
reconnaître son importance. Lorsque l'Esclave commence à prendre conscience de
son être propre, nous assistons à un nouveau genre d'affrontement :
l'Esclave n'en impose pas encore au Maître, mais il lui fait face, et il force
le Maître à le reconnaître. Mais si ce retournement de situation se poursuit
jusqu'au bout, c'est l'Esclave qui finit par s'imposer face au Maître. Entre sa première et sa dernière
phase, l'affrontement comporte une infinité de degrés. Or dans les situations
concrètes l'affrontement ne suit pas forcément tout le cycle mentionné. Il peut
se fixer dans un état de tolérance mutuelle très subtil, comportant toutes
sortes de marchandages tacites. Il est même possible que la stabilité assurée
par le marché conclu favorise un respect mutuel nouveau. Au terme de
l'affrontement se profile l'amour, la disposition véritable, absolument souhaitable
et tout à fait bénéfique que peut revêtir le sens de la valeur individuelle
dans les échanges interpersonnels. Nous assistons à une transformation du
pouvoir en amour. Le pouvoir est donc un phénomène très complexe, qui se présente
sous des formes variées. Nous pouvons tout de même en donner une définition. Le
pouvoir est l'imposition à autrui d'une attitude de considération à l'égard de
la valeur personnelle, dont le sens se trouve confirmé par ce respect obligé.
L'amour, par contre, est une concrétisation du sens de la valeur personnelle
dans une promotion mutuelle d'un épanouissement effectif. Le pouvoir et l'amour
constituent donc deux modes de déploiement du besoin foncier de cristallisation
du sens de la valeur personnelle. Il existe un troisième mode majeur, que nous
examinerons bientôt : la culpabilité. La vie humaine est complexe :
il faut toujours tenir compte des deux facteurs omniprésents que sont l'amour
et le pouvoir, dans l'analyse des situations vécues. Par exemple, il n'y a pas
d'union conjugale qui puisse connaître un développement optimal si les
conjoints ne portent pas constamment attention à ces deux facteurs, et ne
réussissent à passer lentement d'un état de pouvoir à une attitude d'amour. Une
interprétation des relations humaines en fonction de l'amour seul serait
simpliste. Une conception de la relation Maître-Esclave, décrite par Hegel,
comme étant un état de fait irréductible, est aussi simpliste. Voilà l'erreur
commise par Marx, pour qui le phénomène aboutira inévitablement à une inversion
des rôles, dans la « dictature du prolétariat ». Ce qui nous permet de souligner les
deux grandes simplifications, opérées respectivement par l'oppresseur et par
les porte-parole des opprimés. L'oppresseur a tendance à dire, du moins s'il
est chrétien : « La lutte des classes n'a pas de raison d'être.
C'est anti-chrétien. Ce qu'il nous faut, c'est l'amour, la
réconciliation ». C'est la peur qui le fait parler ainsi. Il pense que si
les opprimés acquièrent quelque pouvoir, ils vont bousculer des hégémonies,
inverser les rôles. Étrange paradoxe. L'oppresseur parle d'amour, mais il
s'appuie sur le principe anti-amour qui traduit une alternative
obligée : ou bien on aura la relation Maître-Esclave, ou bien la même
configuration inversée. Il ne comprend pas que l'acquisition d'un certain
pouvoir par les opprimés peut s'arrêter au point où elle force l'oppresseur à
reconnaître leurs doléances, et qu'elle peut déboucher sur une saine
négociation. C'est là essentiellement le fondement de la théorie des syndicats.
Les syndicats en abusent il est vrai, comme les capitalistes abusent de leur
pouvoir. Les porte-parole des opprimés
commettent une simplification consistant à n'envisager comme voie de solution
que la révolution totale, la destruction de l'ordre établi, le renversement de
la relation Maître-Esclave. Cette simplification se fonde sur la même erreur
que celle des oppresseurs : l'ignorance de la possibilité d'une évolution
depuis un affrontement dur, irréversible, vers une forme de résolution autre
qu'un conflit total, aboutissant à l'élimination de l'un des adversaires. L'erreur la plus funeste, commise à
gauche comme à droite, consiste à confondre affrontement et conflit. Le conflit
est à éviter, si possible, mais pas l'affrontement. La confusion tient à la
tendance générale, bien ancrée, à privilégier une conception purement négative
du pouvoir. J'ai demandé à des étudiants de définir le pouvoir; ils m'ont tous
donné des définitions négatives telles que « manipulation des esprits »,
« lavage de cerveau », « contrôle des médias », ainsi de
suite. Or le pouvoir est une réalité positive, indispensable à la société
humaine, même si on en abuse très souvent. « Abusus non tollit usum », l'abus n'exclut pas l'usage :
voilà un principe à ne pas oublier. Les propos célèbres d'Acton, habituellement
mal cités : « Le pouvoir a tendance à corrompre, le pouvoir absolu
corrompt absolument » sont utilisés à toutes les sauces, et découragent
toute réflexion sur ce phénomène explosif qu'est le pouvoir. Ce phénomène que
les Grecs appelaient dunamis. Le
pouvoir est le lien entre l'anarchie et l'amour, mais un lien qui présente une
énorme variété de formes. Le pouvoir est la manifestation des êtres dans une
appréciation interpersonnelle, dont l'expression achevée, se traduisant par une
véritable manifestation mutuelle, serait le fruit de l'amour. 16. Place à la
logique L'être humain, le moi humain,
désormais conçu comme un absolu, est-il le seul être spirituel qui existe?
Suis-je le seul absolu en ce monde? Si dans d'autres mondes il y a d'autres
êtres spirituels, représentent-ils, avec nous, le seul être spirituel existant? Si tel est le cas, alors je suis
Dieu. Or, pour autant que je sache, je
n'ai pas fait le monde. Donc, je ne suis pas Dieu. Donc, je ne suis pas seul. Voilà une petite séquence de
raisonnement logique qui a eu sur moi l'effet d'une bombe, et qui aura une
incidence aussi explosive sur notre culture. Si une telle conflagration nous
menace, cela tient à deux facteurs. D'une part, aucune culture n'a jamais
acquis autant que la nôtre la conviction que le moi représente un absolu. Nous
avons aujourd'hui une conscience exacerbée de la blessure infligée à l'humanité
par l'oppression et la manipulation des peuples. Nous avons un sens très vif de
l'absolu qu'est la personne, et qui nous interdit d'utiliser un être humain à quelque fin que ce soit, de porter sur
l'être humain un regard utilitaire. Mon moi, ce qui constitue mon identité, ne
dépend de rien ni de personne. Dans la confusion qui règne actuellement au
sujet des valeurs morales, la personne devient le seul absolu moral. Soit dit
en passant, le pape actuel est un fervent personnaliste. Le genre de pape qui
convient à notre époque. D'autre part, deuxième facteur d'un
contexte culturel explosif, notre culture, depuis l'effondrement il y a deux
siècles de l'Ancien Régime, exclut
systématiquement le transcendant de toute considération scientifique ouverte.
Notre culture a privatisé le sens religieux. Lorsque le personnalisme ambiant
suscite chez moi une question du genre : « Est-ce que, seul
absolu dans un univers d'entités relatives, je suis seul face aux
étoiles? », notre culture, avec son refus de la transcendance, me
répond : « Oui, tu es seul. Dieu est un mythe, un mythe qui n'a
plus cours ». La culture me renvoie donc à mon indépendance, à mon absolu.
Une explosion logique peut intervenir à tout moment, déclenchée par le
catalyseur que serait la conclusion : « Alors, je dois être
Dieu ». Voilà. La mèche est éventée, car bien sûr je ne suis pas Dieu. Restons à l'intérieur de la logique.
Évitons de sauter à la conclusion : « Donc, il y a un
Dieu », car alors toute l'expérience serait sabotée. La conclusion du
raisonnement est plutôt : donc, nous ne sommes pas seuls. Laissons cette
affirmation faire son chemin. Lentement, un nouveau concept de la personne
émerge, quelque chose comme un compagnonnage métaphysique. Une fois admise
cette nouvelle définition de la personne comme relation avec un autre qui est
infini, une restructuration intégrale de notre connaissance s'impose. Va-t-on
modifier le programme des facultés de psychologie? Parfois dans la vie, il arrive qu'un
peu de logique soit nécessaire : après tout, on ne peut avoir à la fois le
drap et l'argent. 17. La question et
ses diverses formes Il convient de résumer, puis de
prolonger le propos de la Partie I, où j'ai essayé d'énoncer une question qui
exprime le désir le plus profond l'être humain, le désir qui façonne
véritablement son existence. Je peux discerner trois formulations possibles de
cette question. 1. Si nous prêtons attention à la
conviction passionnée de notre valeur personnelle, qui anime toute l'entreprise
humaine, nous nous demanderons quel est le rapport entre cette conviction et
notre ignorance quant à nos origines, au but de notre existence, à notre
destinée. Cette ignorance, loin d'affaiblir la conviction de notre valeur
personnelle, en constitue en fait la fibre essentielle. Le sens que j'ai de mon
être devient sens de la valeur de mon expérience grâce à la certitude chez moi
que les autres ont eux aussi un tel sens de leur être. Le « nous »
est présent dans le « je », et le « je » dans le
« nous ». Cette interpénétration préside à la naissance du langage,
tant chez l'enfant que chez l'espèce humaine toute entière. La communication de
ce sens du moi s'apparente à une célébration, et qui dit célébration dit un
certain sens du mystère. Si le mystère est la trame même de l'estime de soi,
nous pouvons affirmer que la fascination exercée par ce mystère présent chez
l'être humain tient au mystère de notre existence, au désir ardent d'atteindre
le fondement de notre être. L'analogie qui nous permet de mieux saisir cette
fascination nous est fournie par l'exemple de l'attente amoureuse. Cette forme de la question, nous
pouvons maintenant la développer. Se percevoir comme un absolu, ce n'est pas la
même chose que d'avoir le sens d'être un individu, ni le sens d'être un membre,
un exemplaire d'une espèce. La perception de soi comme un absolu se concrétise
en une célébration dialogale de la vie humaine qui élève le sens de mon être
personnel aux dimensions du mystère. La vie ne devient fascinante qu'à ce
moment-là, ce moment dont la naissance du langage résume l'ontogenèse et la
phylogenèse, ce moment où il s'avère que le rêve dans lequel le moi prend
forme, les autres le portent également. Parce que nous la voyons présente chez
les autres également, l'expérience d'être un moi revêt cette qualité d'une
dimension absolue, unique, originale. L'intérêt suscite la communication. Au
moment de la naissance du langage, l'image qui retient l'attention est l'image
véhiculée par les sons et les gestes communs, donc l'image présente également
dans l'esprit d'autrui. Tant qu'il n'a pas été dénommé, ce
flot de vie conscient n'a pas cette qualité de fascination qu'il acquiert dès
le moment où il sort de l'intimité du moi pour entrer dans le monde du langage.
L'étonnante affirmation de soi d'un être créé comme réalité autonome au milieu
du monde ne devient possible ou signifiante que par l'accès au plein jour du
langage. Or c'est précisément à titre de réalité autonome au milieu du monde
que le moi se pose comme un absolu. En fait, l'absolu représente la position
essentielle. Oser affirmer qu'une réalité aussi étrangère à la nature, aussi
faible devant la nature que « moi », peut s'op-poser à cette donnée
de base, c'est se poser dans l'existence totalement, comme un en-soi. C'est
dans notre présence mutuelle, actualisée dans le langage, que je trouve la solidité,
le sens de l'objectivité, qui étaie l'op-position, au monde de la nature, du
« moi » comme un ordre d'existence, comme un monde en soi. Lorsque nous disons que le moi se
pose comme un absolu, nous évoquons toute l'entreprise humaine de communication
et de célébration, une entreprise merveilleuse, où le moi est glorifié comme un
être merveilleux. C'est dans sa participation à cette entreprise que le moi
sait qu'il représente une valeur irréductible, absolue. Hors de cette
participation le moi est certes conscient, mais n'atteint pas à cette
conscience signifiante qui appelle à le reconnaître comme un absolu. 2. « L'inconnu » est un
terme vague. Mais ce terme peut revêtir un sens où il sert à décrire le
sentiment que nous inspire la cause de notre être, qui est la cause de l'être.
Pour cette réalité que nous serons sans doute forcés d'appeler l'âme,
« l'inconnu » désigne l'origine. L'inconnu est au cœur de chaque
être. Mon inconnu, notre inconnu. Ainsi, en langage codé, l'âme désigne-t-elle
ce qui l'établit dans l'existence. Ce langage codé nous est devenu étranger,
tout comme ce langage mythique des grands récits que nous nous racontions avant
d'apprendre à mentir. La question vitale peut donc se formuler
ainsi : « Est-ce que l'inconnu n'est pas l'être qui connaît? »
Une réponse affirmative à cette question est de nature à transformer totalement
notre vie. 3. Le sens du caractère absolu de la
personne humaine, que nous acquérons dans le déploiement de l'entreprise de
communication et de célébration, nous pouvons le mettre en relief par rapport à
toute réalité autre que l'être humain. Un tel contraste me pousse à me
demander : « Suis-je le seul, sommes-nous les seuls à posséder
ce caractère absolu? Suis-je (avec tout autre être conscient de soi qui habite
l'univers) la seule réalité spirituelle, absolue? » Si oui, je suis Dieu.
Or je ne suis pas Dieu. Donc, je ne suis pas seul. J'ai de la compagnie. Dieu
est avec moi, qui me libère de l'obligation d'être Dieu. L'expérience du caractère absolu de
mon être se fonde sur la dimension communautaire. L'ouverture du moi à un Dieu
qui se trouve au-delà du moi dépend de l'existence de cette dimension
communautaire. La relation suprême, la relation qui constitue la personne,
diffère, d'une part, de toutes les relations que nous connaissons, et les
réunit toutes, d'autre part, en leur objet essentiel, c'est-à-dire l'élévation
du moi au rang d'un absolu. Voilà pourquoi Dieu, lorsqu'il se dévoile à une
personne, appelle un peuple à exister. Le caractère tout à fait personnel de la
révélation de Dieu à certains grands personnages de l'Ancien Testament ne va
pas à l'encontre de la prédominance sociale qui marque la relation
d'appartenance à la communauté; au contraire, ce caractère personnel constitue
la force même de la relation communautaire. Seules les collectivités ayant tout
oublié de la dynamique de leur existence jugeront cette situation paradoxale. Chacune des trois démarches
esquissées a sa valeur. C'est grâce à une complémentarité de diverses pistes
que le mouvement profond de l'âme se laissera prolonger jusqu'à la lumière du
langage où il pourra se traduire par une question. La première démarche infère
la relation « érotique » avec le Dieu inconnu, alors que les deux
autres démarches évoquent cette relation.
DEUXIÈME PARTIE - LA PART DE L'OMBRE 18. La part de
l'ombre dans les relations interpersonnelles La deuxième partie de notre propos
concerne la culpabilité. Avec une classe de théologie j'ai dressé une liste
d'éléments de la culpabilité où ressortaient des notions telles que :
impuissance, honte, pauvreté, dégradation, infériorité, solitude. Tous ces
concepts renvoient à des moments forts ou à des sentiments vifs, dont
l'expérience implique divers degrés de présence d'autrui. Dans tous les cas, il
y a une forme de « manquement » à autrui. Nous pouvons donc chercher
la signification foncière de la culpabilité en faisant appel à la relation
positive avec autrui établie par notre désir fondamental d'« d'avoir de la
valeur pour quelqu'un ». La culpabilité pourra être définie comme la
négation de cette relation, comme une force contraire à la dynamique de la
volonté positive d'être soi pour quelqu'un. Quelle relation y a-t-il entre le
désir positif d'« être soi pour quelqu'un » et cette force contraire?
Lorsque je cède à la force contraire, est-ce que j'inverse tout simplement la
dynamique positive? Est-ce que je choisis tout simplement de ne pas être moi
pour quelqu'un? Est-ce que je choisis tout simplement de renoncer à mon désir
d'être moi pour quelqu'un? Non. Je ne peux tout simplement
renoncer à ce désir. Ce désir me
constitue. Il forme une dimension essentielle de mon identité. Y renoncer
serait renoncer à posséder une valeur personnelle; cela m'est impossible, car
je ne peux pas ne pas vouloir être moi. Lorsque je cède à la force contraire,
la dynamique positive continue à agir, mais je ne suis plus en harmonie avec
elle. Elle me rend malheureux. L'autre m'interpelle. Il ne m'invite plus à être
moi pour lui. Il m'accuse plutôt de manquer à cet appel. La culpabilité est le
sentiment d'un manquement à autrui. La culpabilité est manquement à l'amour. La plupart des gens seraient
disposés à accepter cette description. Pour bien la comprendre, il faut nous
rappeler qu'« être moi pour quelqu'un » constitue la dynamique
centrale de ma vie et que le sentiment d'un manquement à cette dynamique est en
fait le sentiment d'un manquement en moi, d'un manquement à moi-même. Si
j'oublie cet enchaînement, je dirai que telle personne suscite en moi un
sentiment de culpabilité, et que je dois fuir cette situation affreuse. C'est
ainsi que la plupart des systèmes psychologiques présentent les choses, parce
qu'ils ne se fondent pas sur l'orientation essentielle, inaltérable, que le moi
manifeste vers l'autre dans l'amour. Cette orientation fait que la culpabilité
n'est pas simplement quelque chose qu'un autre suscite en moi, mais plutôt un
état intérieur d'impuissance affective. Dans cet état de culpabilité « je
ne fonctionne pas correctement » comme personne-pour-autrui. La culpabilité
radicale est un état de non-amour et de non-bonheur. Les choses se compliquent du fait
que souvent les autres provoquent en moi un sentiment de culpabilité en ayant à
mon égard des attentes inappropriées; voilà un genre de situation que je dois
esquiver. Qu'est-ce qui arrive dans ce cas? Une personne qui nourrit ce genre
d'attente essaie de créer un rapport entre elle et moi semblable aux rapports
entre l'enfant et son entourage; elle désire que je devienne le soutien
indispensable de son être immature. Certaines pressions sociales traduisent un
infantilisme collectif. La culpabilité qu'elles peuvent entraîner ne doit
absolument pas être considérée comme la norme, comme l'essence de la
culpabilité. Nous avons déjà dénoncé l'erreur du raisonnement selon lequel la
maturité doit être synonyme d'indépendance à l'égard d'autrui puisque
l'infantilisme est marqué par la dépendance. Le véritable développement humain
consiste en une progression depuis un état de dépendance, non pas vers un état
d'indépendance, mais vers l'établissement de vraies relations
interpersonnelles, en une progression depuis la dépendance de l'enfant vers
l'interdépendance des adultes, depuis le prolongement du sein maternel vers
l'appartenance à une communauté humaine. La conception de la culpabilité comme
phénomène essentiellement infantile s'appuie justement sur cette vision erronée
du développement comme passage de la dépendance à l'indépendance, c'est-à-dire
à un état sans culpabilité. En somme, il y a une culpabilité
infantile et une culpabilité adulte, tout comme il existe une forme infantile
et une forme adulte du désir positif d'avoir une valeur personnelle. La
culpabilité infantile constitue l'ombre de l'éros radieux de l'enfance, de cet
élan de l'enfant vers les caresses et les jouets (Eliot) : le tout-petit
ressent tout à coup la douleur de la solitude, de l'abandon, d'une interruption
du grand courant d'affection qui fait toute sa joie. Il vit l'expérience
passive d'être non-aimé. La culpabilité adulte, par contre, constitue l'ombre
de l'amour adulte. Elle est expérience active d'être non-aimant. La culpabilité est le plus important
de nos sentiments négatifs. Il n'est guère surprenant de constater qu'elle
constitue de fait une perversion du plus important de nos sentiments
positifs : le désir d'être soi pour autrui. Trois définitions, toutes centrées
sur le besoin fondamental d'estime de soi, représentent les grands axes de la
démarche suivie jusqu'ici : L'amour est éclosion de l'estime de soi dans une relation
interpersonnelle mutuellement bonifiante. Le pouvoir est bourgeonnement de l'estime de soi dans un rapport
d'affrontement. La culpabilité est défaut d'épanouissement dans l'amour de l'estime de
soi. Fritz Perls a
cherché à résumer sous une forme poétique, dans sa « prière », le
propos de sa Gestalt Therapy. Cette prière, je l'ai vue affichée : -
je suis ma voie, vous suivez la vôtre -
je ne suis pas en ce monde pour répondre à vos attentes -
et vous n’êtes pas en ce monde pour répondre aux miennes -
vous êtes vous et je suis moi -
et si par bonheur nous nous rencontrons, c’est merveilleux -
sinon nous n’y pouvons rien[7] Cette prière illustre la confusion
qui entoure aujourd'hui la notion de culpabilité. Ses formules bien frappées
expriment en fait une demi-vérité, puisqu'elles présupposent que les seules
« attentes » réciproques des humains sont les attentes injustifiées
qui nourrissent une culpabilité infantile. Elles présupposent par ailleurs que
la seule forme possible de la culpabilité humaine est ce sentiment infantile
suscité par la conviction de ne pas répondre aux attentes d'autrui. Bien sûr,
dans cette perspective, l'amour apparaît comme un heureux accident, comme un
phénomène étranger à la structure même de l'être personnel. Quelle distance
entre cette conception des relations interpersonnelles et celle que saint Paul
formule dans une description succincte des attentes mutuelles chez des
adultes : « N'ayez de dettes envers personne, sinon celle de
l'amour mutuel » (Rm 13 8). 19. Pour
circonscrire la part d'ombre La culpabilité est un phénomène
difficile à saisir. Certaines définitions peuvent nous aider à y parvenir. 1. La culpabilité est le sentiment
de manquer à autrui. C'est là le sentiment d'un manquement le plus personnel
qui soit, puisque le sens de la valeur personnelle doit se déployer « aux
yeux d'autrui ». Et si le sens de la valeur personnelle est « valeur
pour quelqu'un », le sens de la non-valeur personnelle est parallèlement
« non-valeur pour quelqu'un ». 2. De même que l'amour est un
sentiment de bien-être en présence de quelqu'un, la culpabilité est un
sentiment de malaise en présence de quelqu'un. 3. La culpabilité est l'amour à
rebours, cherchant en vain à s'inverser. 4. La culpabilité est une
dégradation de l'amour. 5. La culpabilité est un état
d'impuissance affective. 6. La culpabilité c'est l'appel
d'autrui réduit à un devoir. « Je dois» + « Je ne peux
pas » = « Je me sens coupable ». 7. Accablés de culpabilité, nous
sommes forcés de payer, de payer de notre personne. Mais nous sommes toujours
en dette. La culpabilité marque une poussée inflationniste qui affecte la
valeur d'échange de l'amour. 8. Tout doute entretenu quant à
notre valeur aux yeux d'autrui se traduit en une culpabilité. Je n'ai peut-être
pas conscience d'une telle dévalorisation personnelle quand je suis seul; mais
quand je me situe dans mes relations interpersonnelles, je suis à même de
constater les manifestations de cette dévalorisation. 20. L'ombre portée
sur autrui Dans le sentiment de culpabilité se
profile un phénomène étrange : l'autre, la personne à qui je manque,
m'inspire un sentiment de répulsion. Je dis « phénomène étrange »
parce qu'à mes yeux la personne en question est toujours la même, quoi qu'il
arrive, et ne devient pas foncièrement repoussante. Il s'agit plutôt d'un
changement subit de son aspect, qui correspond à un sentiment nouveau en moi.
Il ne s'agit pas vraiment d'un sentiment d'aversion, mais, ce qui est tout à
fait différent, d'un sentiment de culpabilité suscité par le manquement à cette
personne. L'aversion masque en fait mon sentiment réel, qui est un sentiment de
culpabilité. Un personnage abject des Frères
Karamazov de Dostoïevski dit qu'il a causé un préjudice à quelqu'un dans le
passé, et qu'il lui en a toujours voulu depuis. Voilà qui exprime parfaitement
mon propos. Nous avons tendance à penser et à dire du mal des personnes à qui
nous manquons. Mais pourquoi en est-il ainsi?
Peut-être bien que le sentiment de culpabilité est si répugnant que nous
cherchons à nous disculper en noircissant l'autre. « Après tout, c'est un
salaud ». Il est plus facile de vivre avec un sentiment de culpabilité
transformé en aversion qu'avec un sentiment de culpabilité à l'état pur. Mais
bien sûr ce camouflage empire les choses. À mon sentiment de culpabilité
s'ajoute un mensonge : « Je n'aime pas ce type-là, voilà
tout ». Ce phénomène, nous le retrouvons en
politique. Nous formons un groupe pour nous opposer à telle orientation du
gouvernement. Nous présumons que personne au sein du gouvernement n'est disposé
à un dialogue franc, ouvert, sur ces questions. Nous ne cherchons pas vraiment
d'interlocuteur. Ce rejet automatique, inconsidéré, de l'administration en
place entraîne un sentiment de culpabilité, face au manque de communication que
nous avons volontairement entériné. Ce sentiment de culpabilité confère tout à
coup à l'administration, à nos yeux, une certaine inhumanité. Les dirigeants
sont représentés sous une forme caricaturale dans le langage trivial de
l'affiche. Cette réduction d'un ennemi de classe ou d'un camp idéologique à des
stéréotypes de bandes dessinées a la vie dure : elle se poursuit pendant
des années, et se transmet même d'une génération à l'autre. Les préjugés racistes et sexistes
naissent et se transmettent suivant la même dynamique. Le mal véritable passe
inaperçu : il s'agit de la première réaction de culpabilité face à la
distance créée entre l'autre et moi. Ce premier mouvement est bientôt renforcé
et masqué par une impression d'étrangeté, de menace, qui colore la perception
de l'appartenance ethnique ou du sexe. Cette désaffection (dé-s-affection,
perte de l'attachement), opérée dans le sillage de la culpabilité, déshumanise
l'autre au profit d'une caricature. C'est là essentiellement le mécanisme utilisé
par les ministères de la propagande en temps de guerre. Simone Weil met en lumière une
dynamique que nous n'aimons guère reconnaître : lorsque nous sommes devant
une personne frappée d'un grand malheur, cela provoque chez nous un mouvement
de recul. La raison en est sans doute que nous éprouvons de la culpabilité du
fait de la distance qui nous sépare de la personne infortunée. C'est là le
premier mouvement, qui passe inaperçu. Ce premier mouvement est bientôt
renforcé et masqué par un sentiment de répugnance : la dynamique de la
culpabilité a déshumanisé la personne malheureuse, l'a rejetée du monde des
humains. Un mécanisme semblable préside à
l'apparition de ce que Max Scheler et à sa suite les spécialistes de l'analyse
sociale appellent le ressentiment. Si
nous n'arrivons pas à jouir d'une chose, cette non-jouissance s'inscrit dans
notre subconscient, d'où elle s'exprime en un sentiment négatif à l'égard de
ceux qui jouissent de la chose en question. Le renard de la fable, devant des
raisins hors de sa portée, s'écrie : « Ils sont trop verts
[ ... ] et bons pour des goujats ». Même démarche :
l'incapacité d'atteindre un objet suscite le sentiment d'un manque, mais ce
sentiment devient supportable quand il est masqué par un dégoût face au plaisir
éprouvé par d'autres. La réprobation morale à l'égard du train de vie des
riches tient pour une bonne part de ce genre de disposition. Pour arriver à dissoudre la
culpabilité il faut premièrement opérer la démarche à reculons et comprendre
qu'en réalité nous n'avons pas affaire simplement à une antipathie naturelle.
Deuxièmement, nous devons reconnaître que la répugnance éprouvée à l'égard de
telle personne ou de tel groupe est d'un type bien particulier, puisqu'elle
tient à notre sentiment d'avoir manqué à cette personne ou à ce groupe. Nous
devons nous habituer à ce sentiment fort désagréable, qui est fréquent chez
nous, celui de manquer à autrui et par le fait même de voir autrui nous
apparaître repoussant. Dans une culture narcissique telle que la nôtre, les
gens ont spécialement tendance à considérer les autres comme autant d'emblèmes
de leur fixation à eux-mêmes. Si nous prenons conscience de ce
phénomène en nous, cette expérience, aussi déplaisante soit-elle, comporte un
aspect positif. Il est beaucoup plus difficile de parvenir à aimer quelqu'un
qui nous est tout simplement antipathique, que d'arriver à aimer quelqu'un dont
nous avons fabriqué une image antipathique. Dans le premier cas l'antipathie
est une donnée; dans le second, elle est attribuée, et attribuée par nous. Dans
ce dernier cas, une manifestation d'affection délibérée pourrait changer
totalement la situation interpersonnelle, puisque la dynamique de cette
situation est bloquée tout simplement par un domino que nous avons nous-mêmes
placé. Lorsque la situation concerne une antipathie de vieille date, l'obstacle
à enlever est de taille. Quelles sont les composantes d'une
telle allure antipathique, prêtée à autrui par un sentiment de culpabilité?
Premièrement, il y a l'apport de la perception : l'autre nous apparaît
tout à coup antipathique, et cette soudaineté accentue la qualité perceptuelle.
Deuxièmement, cette perception est produite par un barrage de retenue du flot
affectif naturel. Mon manquement à une personne, mon impuissance affective à
son égard, déshumanise cette personne à mes yeux, la réduit à une caricature.
Cette caricature me permet de justifier mon manque affectif originel. Nous
portons souvent en nous des images hors foyer de personnes que nous avons
manqué à rencontrer et qui en conséquence ne sont pas affectivement reconnues
comme des êtres humains. Il faudrait qu'intervienne en nous un changement pour
que nous puissions percevoir ces personnes dans l'optique où des humains
ressentent le besoin, le désir de voir d'autres êtres humains. Il serait curieux de voir si le même
processus opère dans notre attitude à l'égard d'un mystère dont nous percevons
très obscurément qu'il est la raison, la signification et le but de notre être.
Si nous pouvions cerner ce phénomène, nous nous rendrions un grand service et
nous rendrions un grand service à l'ensemble des chrétiens. Nous apprendrions à
reconnaître, en nous-mêmes et dans la société actuelle, cette culpabilité
religieuse dont la dissolution par l'effet de l'amour de Dieu constitue le
thème central de l'Évangile; à reconnaître la culpabilité religieuse comme une
détresse humaine, et non pas simplement comme un mal dont l'Église tente de
nous persuader que nous sommes affligés. 21. L'ombre portée
sur Dieu Dans la perspective de la
culpabilité, nous expérimentons autrui non pas comme une présence mais plutôt
comme une pression. Cette pression suscite en nous un sentiment d'impuissance à
aimer. C'est ce sentiment qui constitue le nerf même de la culpabilité. Puisque
nous inclinons foncièrement à nouer des relations, lorsqu'une personne nous
inspire de l'aversion, nous avons tendance à penser que cette aversion vient du
fait que nous avons jugulé notre inclination première. Nous en ressentons de la
culpabilité. Même si l'aversion éprouvée à l'égard de quelqu'un n'est que très
partiellement de notre faute, cette situation a toujours de quoi nous
attrister. Et cette tristesse constitue un sentiment de culpabilité. Lorsqu'une relation intime tourne
vraiment mal, l'aversion est très fortement ressentie. L'être aimé peut
soudainement m'apparaître odieux. C'est que, le courant d'amour s'interrompant
tout à coup, l'être aimé reste là, tout près de moi, intimement lié à ma vie,
alors que je suis impuissant à poursuivre la relation. Lorsqu'un intime nous
devient étranger, nous éprouvons un fort sentiment de culpabilité. De fait,
tout sentiment de culpabilité à l'égard d'autrui nous le fait apparaître comme
un étranger. Un vif sentiment de culpabilité accompagne la transformation d'un
compagnon, d'une compagne en un être étranger. Comme la relation qu'entraîne la
présence d'un compagnon ou d'une compagne fait tout naturellement partie de ma
vie, de la dynamique de mon être, j'expérimente comme une contradiction à
l'intérieur de moi-même cette transformation d'un intime en un étranger. Cette
contradiction, cette friction intérieure, constitue l'expérience de la
culpabilité. Y a-t-il dans notre vie un être dont
nous attendons la signification de toute notre existence, et que notre impuissance
à aimer constitue la forme de culpabilité la plus radicale, la plus universelle
qui soit? Toute personne se perçoit comme un être à part. Le sens de la valeur
suprême de notre existence traduit une question posée à la raison de notre
existence, quelle qu'elle soit : est-ce que j'ai une raison d'être, est-ce
que j'ai une valeur dans l'ordonnance fondamentale de l'univers? La
« cible » de cette question est l'être sur lequel je m'interroge,
l'être dont le « sourire » est la clef de toute mon existence. Mais comment cet être peut-il
m'inspirer de l'aversion? De fait, je ressens une telle aversion à son égard
dans la mesure où je ne reçois de lui aucune assurance; dans la mesure où ma
vie en ce monde semble être un simple jouet de forces aveugles; dans la mesure
où j'éprouve un malaise général à l'égard de mon existence telle qu'elle m'est
donnée sans que je puisse y changer quoi que ce soit, à l'égard de mon corps,
de mon sexe, de ma sexualité, ou de toute autre dimension de cet être qui m'est
donné, de ce moi que je dois accepter tel quel. En somme, tous les sentiments
humains ordinaires de doute, d'insatisfaction, de désaffection à l'égard de ce
qui m'échoit, suscitent l'aversion qui accompagne toujours la culpabilité.
Lorsqu'elle concerne l'être originel, cette aversion traduit la culpabilité
originelle. Cette culpabilité marque en nous
l'asphyxie de l'être-en-amour avec le mystère tout-puissant qui fait partie
intégrante de nous comme êtres conscients d'eux-mêmes, fascinés par leur propre
moi, animés par une quête essentielle, porteurs d'un questionnement. Elle
représente une dégradation d'un amour cosmique originel. Elle est perception du
mystère universel, non plus comme présence, mais plutôt comme pression. Elle
est le sens d'une indignité au regard de ce mystère. Elle révèle une
impuissance morale concernant le cœur de notre vie. Elle manifeste une
association du mystère, non pas avec l'amour, mais avec le règne de la loi. L'histoire des religions abonde
d'illustrations d'une telle aversion, d'une telle étrangeté ressentie par
l'être humain à l'égard de l'être originel; elle nous présente très souvent
Dieu, ou les dieux, exigeant des humains maintes formes de rétribution,
d'abaissement volontaire. L'histoire des religions est vraiment le domaine où se
vérifie avec le plus d'acuité la définition de la culpabilité comme poussée
inflationniste qui affecte la valeur d'échange de l'amour. 22. Dissection de
la culpabilité Même si le sens de notre valeur
propre, qui motive tout notre comportement, ne trouve son véritable
développement que dans des relations interpersonnelles, où il se traduit par
une bonification de notre vie et de celle d'autrui, inhérente à la conscience
de notre moi se profile la possibilité que nous nous percevions comme être
isolé, sans lien aucun avec la vie ni avec autrui. Cette possibilité
s'actualise fréquemment. Le moi dont la disposition normale, appropriée, est
d'engager des relations avec d'autres moi, se retire dans la pure conscience de
soi où il n'existe plus qu'en relation avec lui-même. Le sens du moi, qui, dans
une disposition saine, constitue un ingrédient essentiel d'une configuration
d'expérience où les autres trouvent place, représente la seule réalité
existante dans l'esprit d'un être isolé. L'existence humaine est alors privée
de nerf; il lui manque le nerf de la vie. Ce retrait est la cause de la
culpabilité, car il suscite le sentiment de manquer à la vie dont le moi se
retire. Sentiment d'une vie privée extorquée, dérobée à l'ensemble plus vaste
auquel le moi participe. Ou encore sentiment d'infériorité, de non-valeur, de
cette vie privatisée, face à la vie de l'ensemble, à la vie qui est
véritablement vie de l'ensemble. Une
vie absolument privée représente une contradiction en soi. Le sens d'une dérobade
et le sens d'une absence de valeur sont intimement liés et semblent s'épouser.
L'essentiel c'est que la culpabilité est le sentiment que nous éprouvons à
l'égard d'une situation ou d'une personne, d'un échange vital, que nous avons
fui pour nous retirer dans notre moi isolé. J'ai cru longtemps que la
culpabilité avait sa source dans une mésestime de soi; or c'est l'isolement qui
entraîne cette mésestime de soi. Nous ne nous trouvons pas beaux lorsque nous
nous dérobons à toute possibilité de nous sentir bien, c'est-à-dire lorsque
nous nous soustrayons aux relations interpersonnelles. Je crois que je cerne
beaucoup mieux mon propos en concevant que la culpabilité tient de l'isolement
personnel. La culpabilité reflète une possibilité, inhérente à la conscience de
soi, de retrait en un état pur, égocentrique, de conscience de soi, dont
l'actualisation produit la relation coupable primordiale avec autrui ou avec
l'ensemble de la vie. Ce retrait vers un moi isolé,
considérons-le dans le contexte de la situation globale de chaque être humain
concerné par le mystère. Si notre sens de la vie humaine comme valeur suprême
traduit le sens d'un investissement dans le mystère suprême (perçu, chez les
gens qui prennent conscience de l'action de l'Esprit, comme activité cognitive
et volitive), que sera l'isolement qui consiste en une expérience de rupture
avec ce contexte de force vivifiante? Ce sera un état de vide total; une
conscience de soi dépourvue non seulement de l'enrichissement de l'amitié, mais
de cet enrichissement beaucoup plus radical qui est la condition même de toute
existence humaine signifiante. Cet isolement sera bien plus profond que toute
forme de solitude vécue au sein d'une collectivité humaine. Il n'aura aucune
raison d'être hormis la justification que chaque personne peut donner à sa
rupture intérieure. Voilà comment je cherche à
comprendre, à m'approprier et à véhiculer dans la culture d'aujourd'hui la
doctrine du péché originel. L'expérience du péché originel est foncièrement
l'expérience d'un être qui se soustrait à son inclination primordiale vers le
mystère suprême pour s'isoler complètement dans son moi. Jusqu'ici j'ai
considéré la culpabilité du péché originel comme étant l'essence même du péché
originel; cette culpabilité représentait pour moi une affection radicale, dont
il ne fallait pas chercher la source dans un péché antérieur. Je formulerais
les choses d'une autre façon maintenant : de même que la culpabilité
interhumaine renvoie au « péché » antérieur - sur la plan
logique à tout le moins ‑ d'un retrait vers une conscience de soi
isolée, ainsi la culpabilité plus profonde, concernant notre être même, renvoie
au péché antérieur ‑ sur le plan logique à tout le moins ‑ d'un
retrait vers une conscience de soi isolée du mystère dont nous tirons tout le
sens de notre signification et de notre valeur. La dimension socioculturelle du
péché originel saute alors aux yeux. Si par péché originel nous entendons la
négation du rapport de dépendance, à l'égard du mystère suprême, de notre sens
de la signification et de la valeur de nos existences, c'est dans l'ensemble de
la société, où ce sens s'incarne dans les institutions et dans les créations
culturelles, que nous devons nous attendre de trouver cette non-reconnaissance,
cette conspiration du silence concernant la source ultime du sens qu'ont les
humains de leur signification et de leur valeur. Le péché originel est la
dérobade universelle, socialisée, à l'égard du mystère dont l'être humain
continue malgré tout de tirer tout le sens qu'il a de sa signification et de sa
valeur. Le péché originel est l'amputation socialisée de la vie humaine, la
réduction systématique de l'enfant du mystère à un monde trivial de facture
humaine. De même que le sens de la valeur
personnelle absolue prend naissance dans la communication interpersonnelle,
ainsi le sens d'une non-valeur personnelle, sur fond de conscience pécheresse,
est-il introduit par une communication. De même que chaque personne déploie en
elle ces deux mouvements, ainsi chaque culture véhicule dans ses réseaux de
communication les deux messages opposés. La culture édifie l'être humain, mais
elle le corrode à la fois. Nous pouvons dégager une autre
connexion importante. Il faut considérer qu'une personne soit est convaincue de sa valeur et en exige la reconnaissance, soit se sent dépourvue de valeur et
demande à autrui de la valoriser. La première partie de ce livre faisait
ressortir la première possibilité comme dynamique centrale de l'être personnel;
nous sommes maintenant en mesure de cerner la seconde possibilité. Bien des
gens se sentent dépourvus de valeur et tentent, par eux-mêmes ou en se servant
d'autrui, de combler le vide ressenti. Nous tenons là la part du péché en nous.
Les ouvrages de psychologie populaire dont le propos concerne le besoin d'être
construit par autrui, le besoin d'être conforté, présentent comme une
disposition normale ce qui en fait est la marque du péché. La société de
consommation diffuse le même message : « Sans nos produits,
votre existence est dépourvue de valeur ». Et notre culture dans son
ensemble, quelle conception de la personne véhicule-t-elle? Notre culture
glorifie la liberté aux dépens du sens de l'obligation personnelle, et magnifie
donc l'absence de contraintes aux dépens du désir de faire ce qui est bien. La
culture prend « la personne vide » pour modèle. « La personne
vide » est l'œuvre du péché. Au risque de me répéter jusqu'à un
certain point, je dois chercher à préciser et à approfondir ces propos. Le sens
de notre valeur personnelle est flétri par un sentiment d'absence de valeur
personnelle. Le premier nous oriente vers Dieu, alors que le second, qui est le
péché au sens le plus radical du terme, nous détourne de Dieu. L'Holocauste et
le Goulag nous montrent avec éloquence que la puissance du mal consiste
essentiellement à convaincre les gens de leur totale absence de valeur
personnelle. Le sens radical du péché est inscrit à jamais dans les camps
hitlériens et staliniens, et dans la mémoire que porte notre génération de
cinquante millions de vies humaines détruites. Le langage religieux concernant
l'indignité de l'être humain devant Dieu risque fort d'être mal compris. Ce qui
est sans valeur en moi aux yeux de Dieu, c'est la valeur que je substitue à ce
que je considère sans valeur mais que
Dieu trouve beau, puisqu'il en est l'auteur. Il arrive souvent qu'une personne
qui tombe en amour éprouve un tel sentiment d'absence de valeur personnelle,
lorsqu'elle constate avec raison la vanité de tout le bagage d'estime de soi
dont elle s'était munie avant de découvrir sa véritable valeur dans la relation
amoureuse. Saint Paul considère comme du fumier la justification personnelle
qu'il trouvait jadis dans la pratique de la loi, maintenant qu'il connaît
Jésus. Or il arrive bien souvent que le langage religieux, et surtout le
langage à saveur fondamentaliste, exprime à tort l'absence de valeur de l'être
humain devant Dieu. Il incombe à la théologie de faire valoir clairement que
Dieu n'a rien d'un farceur qui fabriquerait des choses sans valeur. La religion
a fait beaucoup de mal là où son œuvre a été de confirmer aux yeux des gens la
pauvre idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes. La religion a justement pour objet
de guérir les gens du péché de la négation de soi. La mésestime de soi constitue donc
le mal originaire dont souffre la conscience humaine. Un mal qui se présente
dans une palette de nuances : aversion pour soi-même, dégoût de soi, haine
de soi, penchant à l'autodestruction, goût de mourir, indifférence à soi-même,
et ainsi de suite. Toutes ces attitudes trouvent leur source dans la mésestime
de soi, le défaut de l'appréciation de soi qui est et demeure la vie même du
sens du moi. L'expérience de soi ne saurait faire l'économie d'un minimum de
sens de la valeur personnelle. Le langage religieux traditionnel,
tout comme le monde du sens commun, perçoit la culpabilité comme le produit du
péché, comme le sentiment que suscite la présence du péché. Pour moi, cette
perception immémoriale du péché constitue l'erreur centrale, et la culpabilité
traduit la façon dont notre expérience compose avec cette erreur. Or le péché,
au sens où je l'entends dans la présente analyse, est cette négativité
intérieure incompréhensible dont parle saint Paul dans l'Épître aux Romains (7
13 s.). La culpabilité que je découvre dans les relations humaines est un
malaise vague suscité par ce mal originaire. Si l'on mettait en exergue de ce
tableau la notion de péché exprimée par le catéchisme de Baltimore, ce serait
l'embrouillamini : « Si dans telle situation tu te sens
coupable, c'est que tu as commis un péché ». La culpabilité, à mon sens,
est l'expérience de manquer aux autres et à Dieu, et la source profonde de
cette expérience est la négation de soi. La culpabilité résultant de la
commission d'une action mauvaise particulière n'est qu'une concentration d'un
sens plus profond et plus vaste de la culpabilité, qui prend sa source dans la
négation de soi. Le sentiment d'une absence de valeur personnelle (le péché)
entraîne un sentiment de pauvreté intérieure (la culpabilité). Puisqu'elle est essentiellement le
fruit d'une relation froissée, empoisonnée, la culpabilité ne saurait être
dissoute que par le rétablissement d'une relation véritable. Dans une relation
rétablie, le véritable sens de l'être personnel conjure tout sentiment de
médiocrité chez l'un ou l'autre partenaire. C'est ainsi, et ainsi seulement,
que la culpabilité peut se dissoudre. Tout le monde cherche à se défaire de la
culpabilité, par toutes sortes de moyens, sans y parvenir. On essaie par
exemple de refiler sa culpabilité à autrui, ou encore on essaie de
« payer », ce qui est une autre façon de rendre les autres coupables.
Mais seul le rétablissement de l'amour peut dissoudre la culpabilité. À l'égard de la relation suprême,
l'enjeu est absolu. Si le sens de ma valeur personnelle, qui se déploie
intégralement dans l'appréciation de la valeur du moi en contexte
communautaire, signifie pour moi que je ne suis pas seul, que signifiera le
sens de ma non-valeur personnelle face à cette relation suprême? Que je suis
seul, absolument seul face aux étoiles. La voix du péché nous murmure :
« Tu es seul. Absolument seul dans l'univers. Tu vas te traîner jusqu'à
ton dernier refuge et y mourir, seul. Après tout, tu est un animal,
reconnais-le! » Le sens de la non-valeur personnelle,
qui froisse la relation avec autrui, froisse également la relation avec le
mystère immense, positif, le mystère qui démentit la rumeur de la solitude
humaine, et que nous appelons Dieu. Cette relation ne disparaît jamais, pas
plus que ne disparaît le sens de la valeur personnelle. La relation subsiste,
mais elle est froissée, empoisonnée. La relation avec Dieu est infectée par le
péché (la non-valeur) et elle est imprégnée d'une culpabilité qui gâte le libre
échange amoureux. Dans la relation avec Dieu
intervient la même échappatoire que dans les relations humaines : la
conscience coupable face au mystère suprême tente de se délivrer de sa
culpabilité en faisant de Dieu un être odieux, une puissance terrifiante. Ce
Dieu aimant, qui affirme la vie, est aussi perçu comme un ogre qu'il faut
chercher à apaiser par des sacrifices. L'histoire d'Abraham et d'Isaac illustre
parfaitement la transformation de la conscience religieuse d'Abraham, le père
commun du judaïsme, du christianisme et de l'islam : Abraham découvre un
Dieu d'amour, lui qui, dans une optique marquée par la culpabilité, se croyait
tenu par un Dieu sévère de sacrifier son fils unique. Pourtant, la prise de
conscience d'Abraham n'est qu'un début. Cette double conception de Dieu,
correspondant à une dualité dans la définition de soi, opérative chez l'être
humain, se manifeste dans toutes les religions, à une exception près :
l'expérience nouvelle de Dieu que Jésus vit et qu'il communique à ses disciples
après sa mort, en sa résurrection. 23. À propos du
péché Si la culpabilité est la résultante
en moi du consentement à une tendance à l'isolement dans la conscience de soi
face à autrui, et si ce consentement constitue ce que nous entendons par le
péché, alors nous devons nous poser une autre question. Comment devons-nous
qualifier l'attitude que traduit le
péché, le mouvement de repli vers l'isolement? Faut-il y voir de la méchanceté,
de la malveillance, de la malice, de la rébellion, de la perversité, de
l'hostilité? La liste des qualificatifs pourrait être bien plus longue. Toutes
ces étiquettes réprobatrices renvoient, indirectement tout au moins, à
« l'autre », à cette réalité objective dont la conscience pécheresse
fait fi, ou qu'elle ignore, ou à laquelle elle fait peu attention, ou encore
qu'elle cherche à éliminer ou à dérober. Mais aucune ne cerne vraiment la
volonté d'isolement qui est l'essence du péché. Voilà un fait qui nous indique à
quel point il est difficile de cerner l'essence du péché. Il est beaucoup plus
aisé de concevoir le péché comme une attaque contre une réalité positive, comme
nous le faisons couramment dans nos dénonciations du mal moral. Une attaque
contre le bien, une tentative d'élimination du bien constitue encore une forme
d'engagement à l'égard du monde réel, objectif; alors que le péché est
précisément par essence un désengagement. Nous connaissons très bien le
désengagement comme fait d'expérience en nous-mêmes et chez les autres, mais il
nous est très difficile de le qualifier comme attitude. En fait cela semble impossible.
Toute attitude concerne un objet, que ce soit un objet d'aversion, d'évitement,
de désir, d'espérance, de crainte, et ainsi de suite. Or
l'« attitude », la disposition dont nous parlons n'a pas d'objet.
Elle est tout simplement repli, enfermement du moi. Par contre, nous
commettrions une erreur désastreuse en concluant que le péché ne mérite aucune
réprobation. Au contraire : l'essence du péché échappe à tous les
qualificatifs réprobateurs parce qu'elle constitue un mal bien pire que les
attitudes désignées par ces qualificatifs. Aucun mot ne saurait vraiment
exprimer ce que représente ce désir - on ne peut pas vraiment appeler
ça un désir ‑ d'être moi-pour-moi-même-tout-seul, de vivre dans un
isolement absolu. L'éclairage de la conscience
religieuse apporté par l'Ancien Testament gagne en intensité et révèle des
perspectives inédites dans le sillage de lumière de Jésus : aussi dans le
Nouveau Testament le pécheur est-il accueilli avec tendresse et compassion,
plutôt que de s'attirer une condamnation prévisible. Non pas que le péché soit
ignoré. Au contraire : le mal que représente le péché est révélé plus
clairement que jamais. Dans le Nouveau Testament on comprend enfin que l'être
humain peut se replier sur soi et qu'il peut fixer son moi isolé, même s'il n'y
trouve rien. Ce fait est appelé à juste titre mystère de l'impiété; dans cette
expression l'accent porte sur le mot « mystère ». Quiconque saisit
les dimensions foncières, tragiques, du péché est en général porté à croire en
l'existence des Pouvoirs des Ténèbres, qui dépassent l'être humain. Je tiens à
souligner que le lien ne s'impose pas par une nécessité logique, mais qu'il
semble bel et bien y avoir un lien. Soit dit en passant, la mention du
« mystère de l'impiété » (2 Th 2 7) s'inscrit dans un
passage portant sur l'œuvre de Satan. Saint Thomas d'Aquin fait remarquer,
parlant du mal en général et du péché en particulier, que le mal n'est pas une
chose particulière, mais l'absence de ce qui devrait être, ce qu'il appelle une
privatio boni. Être privé de la vue
constitue un mal pour un être humain, mais pas pour un rocher. En ce qui
concerne le mal moral que nous appelons le péché, saint Thomas souligne qu'en
soi ce mal est immotivé et inintelligible. Bien sûr, ce que nous cherchons à
obtenir par un choix fautif ‑ la richesse, le pouvoir, le
plaisir ‑ nous avons bien des motifs de le désirer. Mais rien ni
personne ne saurait justifier la décision intérieure d'être
moi-pour-moi-tout-seul, qui sous-tend les opérations habiles des voleurs ou des
gens assoiffés de pouvoir. Un disciple de Lonergan formule ainsi cette absence
d'explication : « Ce qu'il faut comprendre concernant le péché
c'est qu'il n'y a rien à comprendre ». Bien des esprits se butent à ce
principe. Jung s'y est achoppé toute sa vie; il a traité en long et en large de
la question du mal, mais sans parvenir à le comprendre. Il a cru pouvoir saisir
le mal dans sa conception de « l'ombre », le côté sombre de notre
vie, celui que nous fuyons. Mais là n'est pas l'essence du mal. Pour ma part, je me suis demandé
pendant un certain temps si c'était la culpabilité ou la peur qui représentait
le mal fondamental chez les humains. Il fallait que ce soit la culpabilité,
dans la mesure où la culpabilité est le symptôme du péché qui, contrairement à
la peur, échappe à notre compréhension. Pardonner le péché, en dissoudre
véritablement la culpabilité, c'est permettre au pécheur, à la pécheresse, de
sortir de son isolement volontaire pour s'ouvrir à l'amour. Même dans le cas
d'une blessure infligée à un autre être humain, il est nécessaire que la
victime pose un geste pour libérer la personne coupable, tout comme l'amoureux
a besoin que l'être aimé lui avoue son amour pour connaître le deuxième grand
bond du cœur. C'est l'autre, redevenu aimable, qui dissout la culpabilité et
pardonne la blessure. Dans le cas de notre relation primordiale avec la source
de notre foi en nous-mêmes et de notre vie, la libération apportée par l'autre
redevenu aimable est tout simplement prodigieuse : l'être humain, tiré de
la captivité immémoriale du péché, s'ouvre à l'amour qui seul fonde l'existence
même du monde. C'est là le propos de la troisième partie de ce livre. Une dernière remarque, tout à fait
cruciale : même si le péché est à la source de la culpabilité, l'être
humain a beaucoup plus conscience d'une culpabilité à l'égard de Dieu, ou à
l'égard de « l'univers », ou encore de « la totalité de ce qui
existe », que du péché. C'est toujours le symptôme qui apparaît; c'est
justement ce que veut dire le mot symptôme.
TROISIÈME PARTIE -
JÉSUS 24. Les traits
saillants de la personne affranchie de la
culpabilité correspondent aux
caractéristiques de la vie de Jésus Personne ne reçoit avec joie et
gratitude la totalité de sa vie de la source de l'être. Mille expériences, et
la mémoire de l'humanité, inspirent à chacun d'entre nous des doutes quant aux
intentions bienveillantes de la source de l'être. Toutes les images de Dieu
sont jusqu'à un certain point des images de la conscience coupable. Notre étude
de la culpabilité nous aide à saisir la révolution capitale opérée par le
christianisme, qui croit en un état où l'humanité serait exempte de cette tare
universelle. Cet état, le christianisme le représente sous les traits d'un homme
qui a vécu il y a près de deux mille ans, Jésus de Nazareth. Pour le chrétien,
cet état est celui dont le créateur a voulu faire bénéficier toute l'humanité. Depuis le début, les chrétiens ont
cru que Jésus était « sans péché ». Certes, la recherche de précisions
conceptuelles à cet égard a suscité maints débats théologiques, mais la source
profonde de cette bonté unique n'a jamais été mise en question. Qu'est-ce que
signifie l'affirmation : Jésus est sans péché? Cela dépend de ce que l'on
entend par péché. Si le péché est simplement la transgression d'une loi, alors
Jésus est celui qui a respecté toutes les lois. J'ai entendu jadis un
prédicateur faire valoir que la vie à Nazareth devait être assez compliquée par
bouts, puisque Joseph pouvait, quand il s'échappait un marteau sur le gros
orteil, s'écrier « merde », alors que cela était impossible pour
Jésus. On est loin avec de tels sermons de la conception du péché que nous
avons exposée dans cet ouvrage, n'est-ce pas? À mon sens, l'affirmation la plus
importante du Nouveau Testament concernant Jésus est celle qui a trait à
l'absence de péché chez lui : « lui qui a été éprouvé en tout,
d'une manière semblable, à l'exception du péché » (He 4 15). Si nous
reconnaissons dans le péché la tendance négatrice universelle, et non
simplement une transgression de lois divines, nous serons capables de
reconnaître en Jésus notre moi véritable libéré du « cancer qui ronge le
moi ». Nous sommes du moins en mesure de voir quelles seraient les
conséquences de cette liberté et en ce sens de construire une psychologie de
Jésus. Voici trois de ces conséquences de la liberté à l'égard du péché et à
l'égard de la culpabilité en résultant. Premièrement, cette liberté est
présente au niveau le plus profond, là où la personne affronte le mystère
suprême. Dans l'état de liberté, la personne connaîtra une intimité totale,
sans entrave, avec Dieu. Elle vivra une relation exempte de culpabilité, sans
retenue, avec un être qui ne lui inspire aucune crainte. Le moi s'épanouira
dans ce commerce avec l'infini, dans une acceptation totale, reconnaissante et
joyeuse de son être comme un don du mystère, sur lequel, en conséquence, il ne
projettera aucune « ombre ». La personne libre aura conscience d'un
moi aimé par le mystère, elle aura conscience d'un mystère qui est amour et
beauté et qu'aucune ombre n'assombrit. Le sentiment de ne pas être seule lui
donnera des ailes. Elle connaîtra un épanouissement quasi inconcevable. La
« volonté de Dieu » ne sera pas pour elle un carcan rigide, un destin,
mais la voie de l'épanouissement - même si cette voie passe par une
mort horrible. Deuxièmement, ce moi libéré sera
ouvert, d'une manière inouïe, aux autres moi en tant que personnes. Exempt au
cœur même de son être de tout sentiment de non-valeur personnelle, il
n'établira aucune relation empreinte de culpabilité ou marquée par la confusion
et l'embarras. Personne autour de lui ne se sentira rejeté, ni étiqueté, ni
caricaturé, puisque l'exclusion, la catégorisation, les stéréotypes sont autant
de formes de projection de la culpabilité, exprimant le malaise interpersonnel
fondamental. Troisièmement, ce moi libéré sera
persuadé, grâce à son expérience d'une relation libératrice avec Dieu, que
telle est l'orientation foncière de sa vie. Et il en viendra à ne voir dans sa
vie aucune autre signification que l'instauration d'une nouvelle familiarité,
exempte de tout péché et de toute culpabilité, des hommes et des femmes sur
cette terre. Il aura le sentiment très vif que Dieu, dans sa vie, accomplit
quelque chose de nouveau, quelque chose qui inaugure un nouvel âge pour
l'humanité. Il est frappant de constater que ces
trois caractéristiques de la personne libérée du péché correspondent
précisément aux traits saillants de la vie de Jésus que les évangiles mettent
en lumière, soit, en résumé : une intimité avec Dieu, une relation
familière avec les êtres humains, et une perspective eschatologique.
Premièrement, Jésus est par excellence[8]
l'intime de Dieu. Au moment de son baptême, une voix venue des cieux lui
dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma
faveur ». Les témoins de la vie de Jésus ont été frappés de sa façon de
prier. Jésus s'adresse au mystère en l'appelant « Abba »,
« Père ». Que Dieu soit appelé « Père », cela n'a rien
d'unique ni à l'intérieur ni à l'extérieur du judaïsme. Ce qui est unique chez
Jésus, c'est le ton de la voix, le genre de relation à Dieu. Pour un enfant
juif, le mot « Abba » revêt une connotation d'intimité et de respect
beaucoup plus forte que celle que peut avoir le mot « papa » dans nos
sociétés. En outre, les tout premiers récits de la vie de Jésus relatent qu'il
a donné sa vie pour accomplir les desseins mystérieux de la « volonté de
Dieu ». Cette première conséquence de
l'absence de péché chez Jésus a une implication importante. La conscience qu'a
Jésus d'être un « fils bien-aimé », la relation de filiation qu'il
entretient à l'égard du mystère, nous permettent de comprendre jusqu'à un
certain point tout ce qu'est l'être humain, tout ce que nous sommes, aux yeux
de Dieu. Je dis « jusqu'à un certain point », parce que nous ne
pouvons jamais comprendre la réalité profonde de notre vie. Nous en comprenons
assez pour dire que notre vie est une énigme, une énigme posée à chaque page de
l'histoire de l'humanité, une énigme qui, à travers les méandres de l'histoire,
est élucidée en Jésus de Nazareth, le bien-aimé de Dieu, qui exprime une
connaissance intime, filiale, de Dieu. Deuxièmement, en ce qui a trait aux
relations familières avec des êtres humains, les Évangiles font ressortir les
« mauvaises » fréquentations de Jésus, qui se fait des amis chez les
percepteurs d'impôt et les prostituées. Les Évangiles mettent aussi fortement
en relief l'amitié qu'entretient Jésus avec des femmes, un comportement
absolument inouï chez un maître religieux dans une société patriarcale.
« Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux! » :
voilà la réputation qu'il s'est taillée chez les gens comme il faut. Son
comportement est libre de péché. Le péché, notre malaise fondamental face à
nous-mêmes, exige ce regard
ostracisant qui nous fait mépriser certaines classes de gens et nous épargne
cette introspection dont parle saint Paul, lorsqu'il affirme être une énigme
pour lui-même . Notre troisième considération
concerne l'eschatologie. Au début de ce siècle, l'étude du Nouveau Testament a
été bouleversée par une découverte
capitale : la pensée de Jésus, tout comme celle des évangélistes, est
imprégnée d'un esprit eschatologique, c'est-à-dire de la conviction de la proximité d'une ère nouvelle, éternelle,
celle du Règne de Dieu. Jésus, selon la perspective qui se dessine au fil des travaux exégétiques, percevait
son être et sa vie comme l'avènement de cette ère nouvelle de relations intimes
entre Dieu et l'humanité. Les récits évangéliques centrent tout l'enseignement
de Jésus, depuis les paraboles jusqu'au Sermon sur la Montagne, sur la foi en
l'inauguration par la présence de Jésus du « Règne de Dieu ». S'il
est une chose sur laquelle tous les spécialistes du Nouveau Testament s'entendent,
c'est que toute la vie, tout l'enseignement de Jésus étaient centrés sur cette
conviction. Or, une telle perspective soulève un problème : une personne qui se
voit dans cette optique , soit se berce d'illusions, soit souffre de psychose,
soit … manifeste autre chose. Nous arrivons à comprendre ce qu'est
cet « autre chose » lorsque nous réfléchissons au fait que la vision
de Dieu chez un être exempt de péché entraîne forcément la conviction d'une
mission capitale. La troisième caractéristique principale d'une personne
exempte de péché cadre donc avec les récits évangéliques. En somme, une anthropologie
adéquate, qui met en relief chez l'être humain l'éros dynamisant, le désir
dialogal et son contraire, l'ombre de la culpabilité, nous permet de comprendre
quelque peu de l'intérieur les trois caractéristiques principales de Jésus
comme anthropos. Ainsi pourrons-nous
tracer un portrait psychologique de Jésus qui soit fidèle à la représentation
qu'offre le Nouveau Testament de cet homme unique. 25. Le grand
tournant de l'histoire religieuse Quelle incidence un tel homme
aurait-il sur ses disciples? Son expérience de Dieu était communicative. Ce
qu'ils apprenaient de lui, c'était ce sens de la beauté et de la
« bonté » de la nature, du monde, de la vie, des humains, qui
s'inscrivent dans une relation ouverte, exempte de culpabilité, avec le
mystère. Dieu n'était plus un Dieu lointain, énigmatique, invoqué dans des
pratiques rituelles formelles, mais une présence aimante reconnaissable dans
tout ce qui existe; Dieu était perçu comme un être qui rassemble l'humanité,
qui favorise partout l'épanouissement humain. Ces perspectives étaient absolument
nouvelles. Les disciples crurent que cette nouveauté allait bientôt gagner le
monde entier. La façon dont Jésus parlait du Règne de Dieu, inauguré par sa
mission, confirmait cette conviction. En somme, les disciples se voyaient
engagés dans une grande transformation du monde, participants ravis de
l'apocalypse. Jésus pouvait bien de temps à autre évoquer un avenir moins
radieux, parler d'une fin violente, sanglante : ils repoussaient vite des
propos aussi sombres. Lorsque, à la fin de l'histoire,
nous cherchons en rétrospective à en discerner la configuration générale, une
incidence se révèle extrêmement importante. Le « Dieu » que les
disciples apprenaient à connaître d'expérience dans la fréquentation de Jésus
était incommensurablement plus réel que le Dieu de la religion traditionnelle.
C'était comme s'ils voyaient, au-delà des symboles et des rites sacrés, la
réalité brûlante elle-même. Par contre, cette perspective nouvelle comportait
un corollaire déterminant : si le mouvement échouait, si Jésus échouait,
si l'élan déclenché allait s'achopper aux réalités irréductibles du monde,
alors c'en serait fini de Dieu. Le seul Dieu désormais crédible se serait
révélé impuissant. Aucun retour au Dieu traditionnel ne serait possible. Or, le mouvement fut brisé. Jésus
fut arrêté et fait prisonnier. Honteux et confus, absolument démunis devant la
tournure des événements, les disciples s'enfuirent. Ils furent plongés dans une
détresse bien plus radicale que la Nuit de l'Âme dont parlent les mystiques.
Ceux-ci n'ont pas comme les disciples la nostalgie du paradis sur terre. Pour
les disciples, Dieu était si intimement lié à la vie de Jésus et au mouvement
créé par lui, que l'échec de ce mouvement signifiait la mort de Dieu et non pas
une simple éclipse de sa présence. La mort de Dieu entraîne la
disparition de quelque chose de profond dans l'âme humaine, qu'il est bien
difficile de cerner et de reconnaître. Il s'agit de ce qu'éveille en nous
l'idée de l'énorme puissance de Dieu en regard de notre faiblesse. Il s'agit
d'un sentiment d'envie à l'égard de Dieu. Il s'agit de la relation
Maître-Esclave, conceptualisée par Hegel, en sa forme la plus essentielle. Il
s'agit d'envie, de ressentiment, de culpabilité : des dimensions
congénitales de toute religion humaine. L'inégalité métaphysique de la créature
et du Créateur se traduit en l'inégalité psychologique du Maître et de
l'Esclave. Si Dieu meurt, si Dieu devient impuissant,
si Dieu cesse d'être Dieu, ce mouvement de l'âme humaine disparaît du même
coup. Une fois cette page tournée, il
devenait possible aux disciples d'entendre un nouveau message émanant du mystère.
L'obstacle, le seul obstacle qui les empêchait d'entendre le message
suivant : « Je t'aime, tout bonnement, et je veux que tu sois
avec moi pour toujours », avait disparu. Les disciples étaient en mesure
d'entendre le message maintenant, s'il y avait un Dieu pour l'énoncer! Or, les disciples affirment que ce
message, ils l'ont bel et bien entendu. Comment ont-ils pu voir se combler le
vide laissé par la faillite de Jésus et du Règne de Dieu sur terre? La réponse
s'impose à l'évidence. C'est Jésus lui-même, ressuscité d'entre les morts, qui
ranime leur vie spirituelle complètement effondrée. C'est la rencontre de Jésus
vivant, de Jésus dans son corps spirituel, qui donne naissance à la foi
chrétienne, sur les ruines du mouvement extraordinaire qui avait été créé
autour de Jésus avant sa mort. Sur cette expérience de la rencontre de Jésus
les disciples fondent entièrement une foi, une espérance nouvelles. Paul
insistera de manière convaincante sur l'importance capitale de cette
expérience. Arrêtons-nous à la séquence
extraordinaire d'événements que nous avons évoquée : l'effondrement du
mouvement créé autour de Jésus, l'exécution de Jésus, le traumatisme de la mort
de Dieu, la réapparition de Jésus et la naissance d'une spiritualité nouvelle,
tout à fait étonnante. Le sens de cette séquence tient à une évolution de la
conscience de Dieu : Jésus « ensevelit » le Dieu auquel les
disciples s'étaient attachés, puis les fait participer à une nouvelle
expérience du Dieu vivant, dont il devient le centre. En somme, les premiers
croyants ont connu un recentrage de leur conscience de Dieu. L'expérience du
divin, focalisée auparavant sur le Dieu ancien, distant, écrasant, et marquée
au sceau de la culpabilité, connaît un principe nouveau : Jésus. Je suis
tout à fait persuadé que la foi en la divinité de Jésus, formulée plus tard, trouve ici sa source, dans la toute première
expérience, en Jésus, d'un Dieu revenu à la vie, d'un Dieu plus vivant que
jamais. La psyché humaine ne saurait vivre
de façon subite un trop grand changement spirituel. Il lui est impossible
d'accueillir à la fois toutes les dimensions d'un tel changement. L'incidence
première de l'expérience nouvelle de Dieu en Jésus prenait forme dans
l'événement : « Jésus est revenu à la vie ». Il y avait là
une vie divine nouvelle. Dieu, l'ancien Dieu jadis synonyme de culpabilité
humaine, était « mort », et allait rester dans l'ombre quelque temps.
Voilà ce que j'entends par une refocalisation sur Jésus de l'expérience du
divin. Très bientôt le Dieu originel allait
réapparaître, magnifique, sous les traits du Père « mort » pour
guérir notre envie de posséder sa vie toute-puissante, du Père ayant présenté à
l'humanité une déclaration d'amour en ouvrant à Jésus, notre représentant, les
portes de son immortalité. Cette refocalisation sur Jésus de l'expérience du
divin allait désormais être perçue comme un prolongement
en Jésus de la divinité de Dieu : Dieu nous donnait accès à sa
vitalité éternelle en tirant Jésus de la mort pour l'accueillir auprès de lui
pour l'éternité. Le prolongement en Jésus de la
divinité de Dieu a de quoi troubler la conscience religieuse, et il exige qu'un
pont soit jeté entre les deux pôles extrêmes que sont désormais l'infini et
l'humain chez Dieu. Ce pont, c'est l'Esprit-Saint, qui est la vie même du
prolongement de la divinité. Je n'offre là bien sûr qu'une
esquisse d'une nouvelle façon de saisir le mystère chrétien, thématisé plus
tard par les doctrines de la Trinité et de l'Incarnation. Cette compréhension
nouvelle exigerait une réflexion plus approfondie, certes. Mais une chose est
sûre déjà : cette compréhension du mystère va à l'encontre des courants
théologiques actuels selon lesquels la foi chrétienne des origines tenait Jésus
pour un prophète exceptionnel, mais non pour Dieu. Cette vision théologique
gomme la dimension psychologique des origines de la confession
chrétienne : ce traumatisme causé par la mort de Dieu, cette expérience du
vide, cette apparition d'un homme ressuscité. Après avoir tout investi en Jésus
durant sa vie, après avoir vu toute leur démarche religieuse disparaître avec
lui, après avoir été ranimés par lui, tirés par lui d'un profond sommeil, les
disciples pouvaient-ils encore fonder leur foi sur le Dieu ancien, et tenir
Jésus simplement pour l'un de ses prophètes? Évacuer la divinité de Jésus
revient à effacer de l'histoire religieuse de l'humanité ce grand tournant que
constitue l'expérience spirituelle vécue par les disciples, bref, à ignorer
l'aurore pour en rester à l'aube. Il est à remarquer que le Dieu
ancien, le Dieu sur qui porte l'ombre de la culpabilité, cadre beaucoup mieux
avec les forces qui régissent notre monde. Ces forces sont menacées par la
révolution opérée en Jésus, qui nous ouvre un espace de liberté plus vaste que
notre monde. Au Concile de Nicée, où la divinité de Jésus a été formulée
explicitement, l'empereur chrétien soutenait la thèse opposée, celle de
l'arianisme, qui ordonnait le monde en une hiérarchie où Jésus était subordonné
à Dieu, l'empereur à Jésus et le peuple à l'empereur. Une telle volonté de
contrôle du christianisme par une interprétation intéressée a toujours existé
chez les puissants de ce monde et elle se manifeste avec autant de force
aujourd'hui. Or le christianisme, s'il possède encore quelque vitalité, constitue
une « contre-culture ». Une contre-culture dont la pierre angulaire
est la foi en la divinité d'un condamné à mort. Sommaire La rencontre
troublante de cet homme revenu à la vie suscite, chez ceux qui l'ont vécue, une
refocalisation de la divinité, du Dieu ancien sur l'Homme nouveau. Suite à
cette mutation profonde, émerge bientôt la configuration supérieure où le Dieu
ancien réapparaît sous des traits nouveaux, ceux du Père qui manifeste sa
sollicitude envers l'homme en le tirant de la mort pour qu'il vive en sa
présence pour toujours. La refocalisation de la divinité est donc réinterprétée
comme un prolongement de la divinité. Enfin, la vitalité divine prodigieuse qui
joint le mystère infini à un homme divin prend également des contours précis
dans l'expérience chrétienne en la figure de l'Esprit-Saint. La
configuration devient alors un cycle, un système, un flot vital circulant entre
le Père et le Fils, par l'Esprit. L'expérience de la Résurrection se déploie
donc en trois étapes, en trois ondes de choc : refocalisation,
prolongement, flot vital cyclique. Une telle pénétration expérientielle
de la doctrine de la Trinité s'appuie sur une compréhension pré-religieuse du
lien qui nous attache à Dieu. Aux fins de cette compréhension, la signification
du mot « Dieu » est fonction de l'état psychologique du sujet humain.
Pour une personne encore marquée par la culpabilité, « Dieu » sera
l'être jaloux, dominateur, qui menace la fragile existence des humains. Pour
les disciples de Jésus, ce « Dieu » meurt dans l'effondrement du
mouvement créé par Jésus. Le « Dieu » que les disciples rencontrent
par la suite, le foyer d'affection divin qu'ils découvrent bientôt, c'est Jésus
comme force plus grande que la mort. Une fois pénétrés de cette dimension nouvelle,
ils sont capables de percevoir le Dieu original, non plus comme un Dieu jaloux, dominateur, mais comme un Dieu
aimant, qui nous appelle à partager son immortalité. Enfin, le sens de la pure
vitalité de Dieu surgit dans l'âme humaine et cette nouvelle expérience est
perçue comme l'action de l'« Esprit-Saint ». Les Personnes divines
présentent donc des images expérientielles qui découlent d'une même
matrice : la « filière infinie », dont la découverte
progressive est fonction des changements qui s'opèrent chez les disciples suite
à la rencontre avec Jésus ressuscité. La concentration pré-religieuse d'énergie
divine revêt, sous l'effet de cette rencontre, la forme du Père, du Fils et de
l'Esprit. La filière infinie, qui dans toute conversion religieuse se voit attribuer
un nom, en reçoit trois dans la super-conversion vécue par les disciples de
Jésus.
26. Le témoignage
d'un disciple Nous sommes le lendemain du 14
nisan. Dieu est mort. Le rêve s'est envolé. Le rêve magique que Jésus avait
fait naître, le rêve où il nous avait convaincu de nous investir totalement, le
rêve qui était devenu pour nous le monde réel. Ce n'était pas vraiment un rêve, de
fait; cela ressemble à un rêve en rétrospective, mais c'était un état d'esprit,
une manière de sentir, plus réels que tout ce que nous avions vécu
intérieurement jusque-là. Depuis notre enfance on nous avait appris à croire en
Dieu. Et là, c'était comme si ce que nous avions cru à propos de Dieu se
réalisait. Nous avions l'impression étrange de nous avancer au-delà des mots
anciens, des images anciennes, pour pénétrer dans les réalités mêmes évoquées
par ces mots, par ces images, qui nous apparaissaient désormais comme des
créations humaines, comme des instruments désuets. Pourtant, il n'était pas
question de rejeter quoi que ce soit. Il n'était pas question de faire porter
notre foi sur de nouvelles réalités, mais plutôt d'intensifier notre foi, de
croire davantage parce que désormais nous étions en mesure de voir. Tout ce à
quoi nous avions cru, tout le bagage de notre piété juive, prenait
miraculeusement vie devant nos yeux; tout devenait manifeste, car le monde
entier était devenu transparent, le monde qui apparaissait si réel avant la
venue de cet homme, le monde qui
était pour nous synonyme des dures réalités de l'existence, sur fond
d'humiliation politique. Et voilà que tout cela a disparu.
Envolé en fumée. Ce vide n'est pas une absence de Dieu, une expérience si
familière à notre peuple et à nos prophètes, mais bien la mort de Dieu. Seul
pouvait être perçu comme mort ce Dieu qui nous était apparu si vivant, au-delà
des limites de la foi. Depuis hier, tout est fini. Hier,
nous avons finalement été gagnés par le sommeil, un sommeil lourd, absurde,
ahuri. Ce matin, le monde se réveille, vide
de cette vie que nous possédions. Le désir de cette vie se dépose. Le vide de
ce monde sans Dieu s'exprime en nous, mais ce langage intérieur traduit autre
chose qu'un ahurissement. Tout le monde connaît cet apaisement étrange qui
accompagne le deuil. Aussi fort soit l'amour qui nous attache à la personne qui
nous a quittés, sa perte entraîne en nous un allègement. De fait, plus cruelle
est la perte d'un être cher, plus cet allègement est marqué. Dans ce que nous
ressentons aujourd'hui, il y a ce sentiment d'allègement qui intervient. L'être
humain ne peut pas vivre sans amour, mais l'amour est tissé d'exigences, tandis
que la vie sans l'être aimé est dépourvue d'exigences. Il y a là une certaine
forme de soulagement. C'en est fini des exigences qui
s'imposaient à nous : besoin d'un plus-être, nécessité de brûler d'un feu
plus intense, au fur et à mesure que se déchiraient les voiles successifs
masquant notre progression vers la lumière. Quel étrange sentiment provoque en
nos âmes le relâchement de cette tension devenue habituelle. C'est comme une
révélation - c'est comme si nous découvrions un autre côté de l'âme,
que notre apprentissage de la vie en Dieu nous avait caché, un vide dont notre
apprentissage de la vie en Dieu représentait forcément la négation, aussi
pieusement fût-il évoqué. La prière, nous le constatons maintenant avec
stupéfaction, constituait une négation de ce vide intérieur, une manière de
substituer à ce vide une forme de culpabilité. Pour qui habite ce vide, il n'y
a pas de Dieu, car ce vide est négation de Dieu. Or nous voilà plongés dans ce
vide; personne ne saura jamais ce que nous ressentons aujourd'hui. Le jour
suivant Aujourd'hui est advenue une chose
colossale. Nous l'avons vu. Qui avons-nous vu en fait? Eh bien, lui. Je pense,
rétrospectivement, que je l'ai vu avec
ce vide dont je parlais, comme si le vide constituait une sorte de second
regard. Oui, j'étais là, âme vierge n'ayant jamais connu d'expérience
religieuse, ouvrant les yeux, candide, pour voir - ce qui nous est
apparu, ce que nous avons vu, d'abord dans le doute, puis avec certitude. Et
cet étrange « autre côté de l'âme » le connaissait, et connaissait
chez lui plus que l'homme que nous pensions connaître. L'autre côté de l'âme,
ce vide originel de notre état de créature que toute éducation religieuse
laisse dans l'ombre, ne connaît qu'une chose : son Dieu, son créateur, son
origine, sa vie et sa raison d'être. Cet autre côté est d'une extrême
simplicité, et c'est avec cette simplicité que nous avons vu Jésus Seigneur et
Dieu. Hier, lorsque nous disions « Dieu est mort », nous ne croyions
pas si bien dire. Depuis que nous avons eu cette
vision, notre vie en épouse peu à peu les dimensions. Notre langage tente
d'attraper notre évolution, et des expressions nouvelles surgissent qui, nous
le savons, transforment à jamais l'univers religieux. Dieu est cet homme. Cet
homme est venu incarner toute notre espérance et tout notre vide; et lorsque
nous avons vu cet espace en nous prendre vie, nous avons vu Dieu prendre vie.
Dieu est cet homme en nous. Dieu est notre Père! C'est comme si j'apprenais que
je suis le fils d'un millionnaire! Est-ce que c'est cette expérience que vivait
Jésus lorsqu'il murmurait parfois, le soir, « Abba, Abba »? Cet
homme, Jésus, nous avons partagé sa vie, ses sentiments, sa vision. Nous
connaissons maintenant Dieu sous la dénomination de l'Esprit, qui est le cœur
de cette équation entre Dieu et la vie qu'aucune foi religieuse n'ose établir,
de peur de perdre complètement de vue la culpabilité. Or, c'est exactement ce qui
nous arrive! La culpabilité a été lavée par le sang versé, le sang auquel il
nous est maintenant donné de boire! 27. Un déplacement
de la divinité Les écrits du Nouveau Testament
attestent maintes et maintes fois un déplacement de la divinité. La foi
nouvelle accorde à Jésus autant de place qu'à Dieu. Même si en fait la foi
nouvelle constitue un accès nouveau à Dieu, et s'exprime naturellement dans le
culte de Dieu, à l'intérieur de cette
voie d'accès et de ce culte le nom de Jésus revient constamment, marquant une
focalisation nouvelle de notre dynamique religieuse originelle. Dès les
« confessions » ou les hymnes les plus anciens, qu'ils contiennent ou
non une affirmation formelle de sa divinité, Jésus possède des traits divins
dont l'attribution à un homme déborde nettement les limites de l'orthodoxie
juive. Soit dit en passant, cette manière d'exalter Jésus, si contraire à la
foi juive, nous fournit une sorte de preuve de la Résurrection : il
fallait une expérience extraordinaire, inédite, pour faire éclater le cadre
monothéiste rigoureux des disciples et les amener à glorifier Jésus avec Dieu, comme un deuxième foyer de
cet accès nouveau au Dieu unique. Une expression revient
constamment : « Jésus est Seigneur ».
« Seigneur » est un titre qui appartient à Dieu. Un titre désormais
attribué à Jésus. Cette nouvelle attribution, à mon sens, tenait plutôt à
l'origine d'un déplacement. Je dis cela en pensant à la fois à la mort de Dieu
et à l'éclat de la rencontre de Jésus. La vie que Dieu avait perdue réapparaît
en la personne de Jésus. Ce déplacement vers Jésus de la divinité aboutit à une
profession de la divinité de Jésus,
une fois fixé le tableau complet où les disciples comprennent que Dieu a
ressuscité Jésus d'entre les morts. L'expérience de l'apparition d'un
Jésus « plus fort que la mort » n'est pas à interpréter comme un
simple phénomène de survie. Une telle expérience ne saurait être interprétée
selon les paramètres de l'âge présent. Elle appartient à un nouvel âge, où la
mort n'a plus le dernier mot. Jésus est l'homme nouveau qui inaugure ce nouvel
âge. Le pouvoir de transformation de l'histoire, les disciples de Jésus le
tiennent de cette force perçue en lui comme foyer nouveau de la divinité, comme
bénéficiaire d'un déplacement de la divinité. À cette expérience de la
consécration de Jésus comme Seigneur est intimement liée l'expérience de
l'Esprit Saint, l'autre force centrale de l'expérience nouvelle de la divinité.
En l'Esprit Saint sont combinés le Dieu mystérieux des origines et l'humanité
de Dieu manifestée en Jésus. Que représente cette expérience de l'unité
dynamique formée par Dieu et Jésus? Elle signifie que Jésus n'est plus perçu
comme un prolongement de Dieu pour la seule expérience privée des témoins de sa
vie; elle signifie que Jésus est désormais perçu comme un prolongement de Dieu
dans une confession portée par une conscience commune. Ce sens du prolongement de Dieu en
Jésus, nous pouvons le retracer dès les heures sombres de la crucifixion. Le
Dieu de la conscience religieuse des disciples est intimement lié à Jésus,
condamné à mort, cloué sur une croix; les disciples, atterrés par la
contemplation d'une telle abomination, sont plongés dans un isolement tragique.
Mais vient la résurrection, et le prolongement de Dieu en Jésus se transforme
en une réalité vivante qui attire les disciples, une réalité prenant la forme
de l'Esprit unique du Dieu vivant qui a ressuscité Jésus d'entre les morts. Dans la tradition, l'Esprit est
l'unité dynamique du Père et du Fils. L'Esprit Saint constitue également la
conscience commune des croyants. Ces deux grandes descriptions de ce qu'est
l'Esprit Saint sont liées par une unité fonctionnelle. La vie qui relie le ciel
et la terre est la vie à laquelle les croyants participent consciemment. Les
profondeurs ineffables de l'Esprit qui joint le mystère et l'humanité du divin
sont les profondeurs où tous les esprits convertis se reconnaissent, et
reconnaissent ceux qui partagent leur foi, au sein d'un monde transformé.
L'absence d'une conscience commune chez les humains tient ultimement à
l'éloignement de Dieu; elle est à la fois la cause et l'effet de la culpabilité
qui nous fait prendre nos distance les uns à l'égard des autres. Cet
éloignement, c'est l'humanité de Dieu en la personne de Jésus qui vient
l'abolir. Mais cette humanité ne saurait traduire toute la richesse de Dieu. Ce
Dieu humain doit être également mystère infini. Seule cette intelligence
intégrale de Dieu peut nous libérer des obstacles fonciers à une correspondance
interpersonnelle. Seule cette intelligence intégrale rend possible une
communion des humains dans leur débat intérieur avec Dieu. Cette intelligence,
cette « communauté », c'est l'Esprit Saint.
28. Par-delà la
mort de Dieu - l'amour de Dieu Il y a une différence entre
l'expérience de la mort de Dieu vécue par les disciples au soir du Vendredi
Saint et les réflexions sur la mort de Dieu intervenant après les apparitions
du Christ ressuscité. Après Pâques, lorsque Dieu non seulement est revenu à la
vie, mais apparaît à l'âme étonnée vivant, comme si sa vie se manifestait pour
la première fois, la signification de sa mort s'éclaire. L'âme reconnaît là un
comportement amoureux. Depuis toujours, la culpabilité humaine conçoit l'infini
comme un pouvoir infini en regard de la faiblesse humaine. Cette grande
projection est l'illustration primordiale de la projection de la culpabilité,
de l'ombre portée sur l'autre par une conscience repliée sur soi, ombre qui
s'étend sur l'ensemble de la société. Cette projection est si forte, elle
pénètre et marque si profondément l'adhésion même de l'âme à la réalité de
Dieu, que seuls le dépouillement volontaire de Dieu, sa mort, son abandon
de soi, parviendront à la vaincre. À ce moment crucial, où la
psychologie humaine s'achoppe à une expérience inédite, troublante, de la faiblesse de Dieu, l'amour infini fait
fond sur cette expérience et la consacre comme entrée en relation avec l'être
humain dans un dépouillement volontaire. Il faut attendre la résurrection pour
que la mort de Dieu puisse être perçue comme un geste d'amour. Il faut attendre
la résurrection pour que la mort de Dieu puisse trouver son point d'entrée dans
l'âme humaine. La mort de Dieu trouve son décor essentiel dans la désolation
ahurissante du Golgotha. Nulle instruction, nulle intuition, voire nulle
vision, n'auraient pu déloger la culpabilité de sa position dominante dans
l'âme humaine, d'où elle régissait toute perception de Dieu. Il fallait rien de
moins qu'une catastrophe. Et quand fut advenue la catastrophe, au milieu des
ruines d'une forteresse intérieure édifiée sur la crainte d'une puissance
infinie, l'âme put enfin entrer en relation avec l'Absolu désormais identifié à
l'amour et non plus à un pouvoir. Avec l'Absolu expérimenté comme amour, non pas
en raison d'une équation bien compréhensible de l'esprit ou du cœur humain, non
pas en pensée, mais dans la psyché. La psyché humaine immémoriale, foyer de
l'éros, de la culpabilité, et de tous les mouvements fabuleux et conflictuels
façonnés par ces deux forces, rencontre l'Absolu expérimenté comme amour. Cela
provoque un choc terrible, dont les ondes sismiques sont perceptibles à chaque
page du Nouveau Testament. La puissance infinie, représentée
sous les perspectives de la culpabilité dans l'expulsion de l'humanité éplorée
du jardin de l'immortalité, se révèle sous les traits de l'amour infini
invitant les humains à une amitié éternelle. C'est en Jésus, figurant
l'humanité toute entière et élevé auprès de Dieu, qu'est manifesté cet appel de
l'amour infini. L'expérience première du Dieu
d'amour passe par la rencontre de Jésus ressuscité d'entre les morts par cet
amour. Or cette rencontre provoque par ailleurs un déplacement de la divinité,
attribuée désormais à Jésus. Y aurait-il là contradiction? Non. À ce moment
originel, vital, le mystère de Jésus est fondé en puissance. Jésus est le
dévoilement de la réalité de Dieu aux yeux de l'humanité qui en sa mort avait
vu mourir le Dieu auquel elle souscrivait. C'est de Jésus que les disciples
tirent la vie éternelle manifestée en lui. Dieu seul peut accorder la vie
éternelle, Dieu seul peut faire de nous ses amis. Jésus est Seigneur. Une fois
seulement que cela est établi, une fois seulement que cette étrange tête de
pont de la divinité est reconnue par l'âme ahurie, ravie, du disciple, le Père
peut et doit apparaître, lui dont l'amour se manifeste dans la résurrection de
Jésus. Dès le début, les fondements de la foi sont donc posés. Dans cette toute
première expérience, nous reconnaissons que Jésus tient ce qu'il nous offre non
pas d'un lien privilégié d'adoption ou d'élection, non pas d'une foi exemplaire
ou d'une quelconque priorité, mais plutôt d'un prolongement mystérieux de la
divinité. C'est à ce titre seulement qu'il peut posséder la vie éternelle pour nous. Cette logique fondamentale, l'Église
y a tenu, parfois par la peau des dents, comme à Nicée. Les débats de Nicée
permettent finalement d'établir que Jésus a fait pour nous ce que seul Dieu
pouvait accomplir, que Jésus nous a donné ce que seul Dieu pouvait nous
accorder, et que par conséquent il fallait que Jésus soit Dieu, nonobstant les
problèmes énormes qu'une telle équation ne manquera pas de créer sur le plan
intellectuel. Le même raisonnement préside à l'établissement de la divinité de
l'Esprit Saint. La tradition obéit ici à un instinct spirituel profond, marqué
par un pessimisme radical quant à la perspective d'une dynamique humaine
permettant d'abattre les remparts de la culpabilité. Cet instinct informe la
mémoire du Golgotha, de la désolation du Vendredi Saint, que Dieu seul pouvait
effacer de l'esprit des disciples : celui qui a effacé cette désolation
était donc Dieu, est donc Dieu pour l'éternité. 29. L'univers de
saint Jean Nous avons souligné au chapitre
précédent que la psyché humaine immémoriale, foyer de l'éros et de la
culpabilité, avait connu l'Absolu sous les traits de amour. C'est à cette
découverte que tient le sens chrétien de l'association foncière de l'amour de
Dieu et de l'amour du prochain, dont la première lettre de saint Jean nous
livre sans doute la présentation essentielle. Cette association, toutes les
grandes religions en ont eu l'intuition. Le christianisme en a développé un
sens très particulier. L'amour chrétien du prochain,
avons-nous toujours appris, a sa source dans l'amour que le chrétien éprouve
pour Dieu. Cet amour pour Dieu qui est réponse à l'amour de Dieu pour le
chrétien. Voilà pourquoi l'amour chrétien peut s'adresser, au-delà de la
famille et des cercles d'amis, aux ennemis, voire aux persécuteurs. Cet amour chrétien envers le
prochain, qui qu'il soit, a rarement été perçu comme un sentiment spontané,
immédiat, du même type que l'affection entre amis. Cela tient sans doute au
fait que peu de chrétiens ont fait l'expérience de cette équation liant Dieu à
l'amour qui transforme la psyché, libérant l'éros de la culpabilité qui lui est
associée depuis toujours, de cette équation liant Dieu à l'étreinte de l'amour
qui définit Dieu, c'est-à-dire l'agapè.
Lorsque la psyché, dans toute sa complexité, commence à percevoir le mystère
suprême comme amour et non plus comme puissance, tout se transforme. La
culpabilité et l'anxiété marquant notre rapport au mystère qui nous constitue
se dissipent. Les voies habituelles de l'éros perdent leur exclusivité. La
mouvance de la compassion et de la tendresse n'est plus réservée aux seules
régions cultivées de l'amour. C'est là l'expérience chrétienne, qui est,
indistinctement, reconnaissance de Dieu comme amour et reconnaissance de Jésus
comme Dieu. Voilà l'expérience de la résurrection. Reconnaître Jésus comme Dieu revient
à porter en moi cette présence efficiente de Dieu, de Dieu amour et non
puissance, qui, en détruisant les assises mêmes de la culpabilité, libère en
moi l'amour dont est constitué la communauté nouvelle. Ainsi se vérifie la
prière de l'évangile de saint Jean : « Que tous soient un. Comme
toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient en nous ».
L'unité du Père et de Jésus, perçue dans l'expérience de la résurrection comme
manifestation de l'amour divin, supplante le puissance divine, et libère les
humains à qui il ouvre les portes de l'amour mutuel, vecteur de la dimension
communautaire. Le principe de cet amour mutuel déployé dans la communauté est
l'Esprit Saint, et cela n'a rien de surprenant, puisque l'Esprit Saint est
l'expression personnelle même de cette unité du Père et du Fils, dont
l'expérience libère les humains pour leur ouvrir les portes de la vie
communautaire. En somme, la dynamique des personnes divines, dans la vie
nouvelle que connaissent les disciples, revêt une cohérence inédite une fois
centrée sur la rencontre de Jésus ressuscité dans son contexte intégral,
c'est-à-dire dans l'histoire des disciples. Tout ce que dit le Nouveau
Testament au sujet de l'amour de Dieu qui nous est donné « en Jésus Christ
notre Seigneur » doit être compris aujourd'hui à la lumière d'une
intelligence nouvelle du désir pré-religieux, présent chez le bénéficiaire de
cet amour, d'entendre une parole affirmative de Dieu. Notre théologie a été
muette à cet égard, et au royaume de l'esprit le mutisme se transforme bientôt
en surdité. « ... aimons-nous les uns
les autres, puisque l'amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et
connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est
Amour. » (1 Jn 4 7-9). L'auteur parle de l'amour comme d'une réalité
indivisible qui est Dieu, qui est de Dieu, et qui existe entre ceux qui aiment.
Il inverse pratiquement l'affirmation « Dieu est amour » pour avancer
que « l'amour est Dieu », tout en maintenant sa proposition première.
Cette inversion, les romantiques l'ont pratiquée régulièrement, qui présumaient
la présence de Dieu (à laquelle ils n'accordaient pas grand intérêt) dans la
sainteté des affections humaines (qui les intéressaient passionnément). Notre auteur est capable de
pratiquer cette inversion, et même de la pratiquer aller-retour, dans le
contexte chrétien de la foi et de la merveille de Dieu et du salut assuré par
le sang du Christ, parce qu'il connaît cette expérience originelle d'un
Dieu-amour, liée à la résurrection, qui transforme totalement la psyché.
Reconnaître que Dieu est amour revient à reconnaître que l'amour est Dieu.
Cette liberté de notre auteur à l'égard de la notion de l'amour s'inscrit dans
le contexte chrétien; et elle est bien plus soumise à ce contexte que la
plupart des énoncés chrétiens concernant l'amour. L'énoncé chrétien type
concernant l'amour n'est pas éclairé par l'expérience de la Résurrection et
n'est donc pas transfiguré par le sentiment de la présence de Dieu en toutes
choses, qui est le fruit de cette expérience. Il reflète par conséquent une
circonspection qui verse aisément dans le moralisme. 30. Nicée et
l'après-Nicée La foi originelle en la divinité de
Jésus traduisait l'expérience du paradis sur terre. Elle exprimait l'appel de
Jésus à accéder à une liberté totale dans le rapport affectif à Dieu. Jésus
concentrait en lui le sens de Dieu, que porte l'âme, mais qui en elle reste
coincé par la culpabilité. Le sens de Dieu était focalisé en Jésus. Toute la
signification de l'expression « Jésus est Seigneur » tient à cette
dynamique : il faut y voir l'exclamation d'un peuple libre, c'est-à-dire
d'un peuple qui s'est retrouvé dans le Dieu dont la vie humaine s'est aliénée.
L'humanité de Dieu comblait un vide d'une ampleur que seul ce comblement
permettait de mesurer : l'étonnante capacité de la créature humaine de se
trouver vide de Dieu. Cette vacuité, cette capacité singulière de l'être humain
de vivre de quelque façon à l'écart de Dieu, atteint son point critique au
cours des heures où « Dieu est mort ». Seul Dieu peut combler ce
vide. Jésus paraît, et il comble le vide. Jésus est Dieu. C'est toute l'expérience de la mission de Jésus et de sa
fin dramatique qu'évoque l'acclamation des premiers
témoins : « Jésus est Seigneur ». Nous n'avons même pas encore compris
à quel point notre conception de la transcendance de Dieu est façonnée par la
culpabilité profonde qui nous voile Dieu. La disparition de la culpabilité,
telle la dissipation du brouillard en montagne, dévoile une vision
déconcertante : l'humanité de Dieu. L'Agneau de Dieu enlève les péchés du
monde. Il nous apparaît quand le péché s'évanouit tout à coup. L'humanité nouvelle ralliée autour
de l'acclamation « Jésus est Seigneur » témoigne d'une nouvelle
conscience religieuse, d'une perception de Dieu non estompée par la
culpabilité. Dieu n'est plus le « Dieu » de la culture; il a quitté
ce recoin de l'âme où la culpabilité le tenait enfermé; il est humain, tangible.
Ce qui ne veut pas dire qu'il a perdu sa dimension de mystère suprême. Les
disciples expriment leur conscience de Dieu à la fois comme homme et comme
mystère par une désignation nouvelle : l'Esprit Saint, sorte de
super-conscience qui rassemble toutes choses et réunit l'humanité entière. Cette expérience, aussi difficile
nous en soit l'accès, constitue notre seul moyen de connaître ce que signifie
la divinité de Jésus. Pour atteindre à cette connaissance, il ne suffit pas de
penser à « Dieu », puis à « Jésus », et d'affirmer qu'ils
ne font qu'un. Nous aurions là une connaissance purement verbale. L'attribution
de la divinité à Jésus procède des profondeurs de la conscience humaine, où
elle traduit la reconnaissance d'un amour humain libéré de la culpabilité. Ce
rapport à Dieu désormais affranchi se focalise sur Jésus. La conscience libérée
s'exprime donc dans un cri de ralliement, un slogan : « Jésus est
Seigneur », où elle marque sa reconnaissance de Dieu comme une instance suprême
qui ne commande pas une crainte révérencielle, sa reconnaissance de Dieu qui
est amour et rien d'autre. Cette conscience nouvelle rayonne
dans deux directions complémentaires. Son propos concernant l'humanité se
résume dans l'affirmation « Jésus est Dieu », où elle avance que,
libérée des fers de la culpabilité, notre vie a été hissée à un niveau
d'égalité psychologique avec Dieu. Son propos concernant Dieu (« Dieu est
Père rempli d'amour, Fils bien-aimé, et Esprit Saint en qui le Père et le Fils
sont un ») est à l'origine de deux doctrines chrétiennes d'une importance
capitale : l'Incarnation et la Trinité. Ces articles de foi débordent le
cadre du discours logique : ils posent donc des problèmes sur le plan de
la pensée, auxquels l'Église s'attaque aux conciles de Nicée (325), d'Éphèse
(431) et de Chalcédoine (451). Nicée entérine la conclusion logique du fait que
Jésus nous a fait entrer dans l'amitié de Dieu, ce que seul Dieu pouvait
réaliser : qui réalise ce que seul Dieu peut réaliser doit être Dieu, même
si les apparences, en l'occurrence les limites humaines de Jésus, ne cadrent
pas tellement avec une telle identification. Éphèse a pour objet la grande
polémique déclenchée par un prédicateur qui juge absurde de désigner Marie
comme la « Mère de Dieu ». Les Pères du Concile établissent que ce
titre marial est légitime et qu'il doit même obligatoirement être intégré à la
profession de foi du chrétien, car une femme enfante, non pas l'humanité, mais
un être humain en particulier, et, dans ce cas-ci, l'être humain, la personne
enfantée, Jésus, était Dieu, comme le
concile de Nicée l'a affirmé. Une distinction émerge ici, qui s'avèrera d'une
importance capitale au concile suivant : celle entre « nature »
et « personne », « l'humanité » et « un être humain
particulier ». Chalcédoine consacre cette distinction appliquée à
Jésus : Jésus peut logiquement être à la fois Dieu et homme, il est une
personne possédant à la fois la nature divine et la nature humaine. Ce que ne précisent pas les actes
des conciles, mais que la christologie ne doit pas oublier, c'est que le
recours à la formule « une personne, [SL1] [ … ] en
deux natures » est fonction de l'expérience originelle, psychologiquement
et spirituellement révolutionnaire, dont elle traduit la reconnaissance
intellectuelle. Il faut avoir part à cette expérience pour croire vraiment que
Jésus est le Dieu et l'homme de
l'équation établie par la formule conciliaire. Une formule considérée comme
marquant une triomphe de la foi, mais attention : cette formule ne
commande pas une adhésion aveugle, même si elle semble défier les canons de la
réalité. Il faut plutôt y voir l'acceptation, en notre intelligence critique
habituée à tout trancher par un oui ou un non, de cette transformation du cœur
provoquée jadis chez les disciples par la réapparition, dans l'Esprit, de Jésus
après sa mise à mort, et provoquée aujourd'hui chez les siens par sa venue dans
la l'Esprit. En ce sens, oui vraiment, la formule marque un triomphe de la foi. Un Jésus à la fois divin et humain
en qui l'esprit humain ne peut reconnaître sa libération de la culpabilité, et
de tout mal, et de toute servitude, mais qui est imposé à l'esprit humain de
l'extérieur, alourdit le christianisme. Aucun théologien, à ma connaissance, ne
s'est demandé : Quelle transformation psychologique provoque chez une
personne l'affirmation « Jésus est Dieu »? De quelle transformation
intérieure la foi en la divinité de Jésus est-elle l'expression? Les croyants
semblent penser qu'il est plus sûr d'enfermer Jésus dans une formule que de le
laisser pénétrer leur esprit et leur cœur, que de le laisser habiter leur
conscience de soi. 31. Célébration Le présent ouvrage, je l'ai rédigé
dans un esprit de célébration. J'ai voulu marquer ma joie d'avoir enfin
découvert (il m'aura fallu soixante ans), comment l'élément central de la foi
chrétienne, c'est-à-dire l'affirmation de la divinité de Jésus, prend tout son
sens quand on le repère dans la structure conceptuelle adéquate, indispensable,
dans laquelle l'ont exprimé les premiers conciles. Cette découverte a été pour
moi un événement intérieur d'une portée considérable. Pour moi, la divinité de Jésus
représentait depuis toujours le contenu de ce langage technique; aussi je ne
suis pas rendu compte de ce qui m'arrivait. C'était comme si j'avais un membre
paralysé, dont ma sensibilité ne recevait plus aucune information depuis
longtemps, et qu'une guérison réveillait cette partie de mon corps en la
rendant soudain douloureuse et gênante. Pour tenter de mouvoir ce membre, je
devais d'abord me former une image très vive, très physique, d'un
« déplacement ». Lorsque j'ai pu laisser surgir cette image en moi,
j'ai eu le sentiment d'une évolution capitale. Je venais de rompre
définitivement avec le langage sacré et consacré qui était le cadre obligé de
tout propos théologique. Cette terminologie, si on l'utilise pour répondre aux
questions réelles que la psyché pose au christianisme aujourd'hui, sape tout
dialogue sérieux. Cette terminologie traduit une intention de ne pas répondre vraiment aux grandes
questions : Quelle vérité exprime la proposition voulant qu'un homme soit
Dieu? Qu'est-ce que cela apporte en fait à l'âme humaine? Quelle transformation
à l'intérieur de l'âme cette vérité exprime-t-elle? En quoi constitue-t-elle
une libération? Que vient-elle libérer? Quel changement concret apporte-t-elle
à la vie humaine? Je sais bien que l'on peut à partir
de la formule de Nicée répondre à ces toutes questions, dont on tirera des
réponses vraies concernant la dignité de l'être humain nouvellement révélée,
ainsi de suite. Nous sommes tellement rencognés historiquement de ce côté-ci de
la formule, qui à cet égard nous fait penser à la comparaison tracée par Eliot
entre la poésie de Milton et la Muraille de Chine, que nous avons peine à formuler
une question au sujet de la divinité de Jésus qui appelle une réponse d'un type
inédit. Pour atteindre dans mon questionnement personnel ces perspectives
nouvelles, j'ai dû parvenir aux formulations suivantes : « Comment
ont-ils su au début? Qu'est-ce qu'ils ont su au départ? » Une telle
approche a l'avantage de nous forcer à nous pencher sur la connaissance de la
divinité de Jésus, comme une ligne de partage avant laquelle l'idée
d'identifier un homme à Dieu apparaissait blasphématoire, idolâtrique ou
absurde. Aucun de ces qualificatifs ne pouvait s'appliquer de fait à l'équation
nouvelle. Aucune interprétation concevable ne pouvait s'appliquer à l'équation
nouvelle, dont la compréhension exigeait obligatoirement l'expérience qui avait
présidé à son façonnement, à son inscription dans l'âme humaine. C'est non seulement la vérité, mais
aussi la signification de la proposition « Jésus est Dieu » qui est
fonction de cette démarche unique grâce à laquelle certaines personnes ont pu
accéder à la lumière du jour qu'elle annonce. En somme, la divinité de Jésus
est une vérité qui, plus que toute autre vérité, est façonnée par la démarche
qui en permet la connaissance. Comment pourrait-il en être
autrement? Comment le journal quotidien saurait-il véhiculer la nouvelle
tellement énorme de l'amour de Dieu? Comment cristalliser la proposition en une
formule qui soit sans danger, et dont la compréhension, l'utilisation n'exigent
pas le recours à l'intervention du saint et du prophète, et, par-dessus tout,
la prière? Comment la source de cette proposition pourrait-elle ne pas être
privilégiée comme un de ses éléments essentiels? La source en question n'est pas un
simple insight, ni une simple vision. Elle ne tient pas à une expérience du
type de celle de Mahomet qui ressort de sa grotte porteur d'une immense idée,
celle de l'« Islam », de la soumission à Dieu. La confession
« Jésus est Dieu » marque l'aboutissement d'un processus, du
processus bouleversant d'une grande révélation. L'interaction entre Jésus et
les disciples produit chez ceux-ci un effet absolument unique, parce que Jésus
est une personne tout à fait unique. Cet effet, cette transformation divine du
monde où ils vivent, interagit avec la façon dont le monde va engendrer une
crise tout aussi unique, celle d'un vide de l'âme que seul Dieu pourra combler.
Jésus, après sa mort, vient remplir ce vide chez les disciples; cette
expérience cruciale les amène à reconnaître que Jésus est Dieu. La divinité de
Jésus est inscrite dans ces événements et émerge de ces évolutions intérieures,
tout comme l'image photographique vient se fixer sur la pellicule baignant dans
un bassin d'une chambre noire. Cette allégorie a acquis une dimension nouvelle
en 1898, lorsque Secondo Pia a vu lui apparaître, suite à un traitement chimique,
le secret du Suaire de Turin. Nous ne connaissons vraiment la
signification de l'affirmation « Jésus est Dieu » que si nous avons
part à la démarche intérieure suscitée par Dieu pour révéler la divinité de
Jésus. « Nul ne peut dire : " Jésus est Seigneur ",
s'il n'est avec l'Esprit Saint ». L'expression « Voici mon fils
bien-aimé » traduit la manière
dont la vérité est comprise et connue. Il s'agit d'une vérité découlant
d'événements cruciaux, et qui atteint un paroxysme portant nécessairement la marque
d'une révélation divine. Voilà pour sa forme et sa signification. L'esprit chrétien se trouve
sérieusement embarrassé tant qu'il n'est pas parvenu à recouvrer le sens de la
divinité de Jésus tel qu'il surgit depuis les origines dans l'âme chrétienne.
Le malheur, c'est que l'esprit chrétien évite de s'aventurer dans le domaine
que constitue la divinité de Jésus, domaine trop bien balisé par les formules
conciliaires qui ont fait fortune. Fuyant l'abstraction, théologiens et
prédicateurs explorent des contrées plus prometteuses. Ce faisant, ils tournent
le dos, ou accordent une attention furtive, à ce qui constitue la manifestation
suprême de l'amour et de l'initiative de guérison de Dieu. En ce qui me
concerne, je ne parlais jamais de la divinité de Jésus. Je considérais cet
article de la foi comme une proposition vraie, en un sens déterminé, mais pas
vraiment pertinente pour aujourd'hui. Or il s'agissait de l'essence du
christianisme! Alors que certains évitent le
domaine de la divinité de Jésus, d'autres l'investissent, en vue de le
circonscrire, d'en évacuer les aspects embarrassants. Ceux-là identifient à
toutes fins pratiques la proposition avec sa formulation comme article de foi,
font ressortir le contexte hellénistique, non scripturaire, de cette
formulation, et entreprennent une exégèse fine du Nouveau Testament, éloignée
du contexte non scripturaire et des affirmations sur la divinité du Christ. Les
critiques concernant les assises historiques d'un tel procédé ne suffisent pas
à dissiper tous les soupçons. Le cœur n'est pas à la « haute
christologie », car nous n'avons pas découvert le rôle du cœur dans la
création d'une haute christologie. Voilà le point crucial. Voilà tout le propos
du présent ouvrage. Par ailleurs, dans leur réponse aux
modernisateurs, les « orthodoxes » manifestent le même déséquilibre
fondamental. La rhétorique du parti orthodoxe adopte volontiers le ton de la
condamnation, de l'accusation : elle traduit la mentalité d'un camp
retranché défendant un concept, un slogan, une abstraction. C'est ce que
représente en fait la divinité de Jésus tant pour les esprits orthodoxes que
pour les modernisateurs. La définition de la théologie proposée par Lonergan fait de la
culture, potentiellement du moins, l'exacerbation du problème de la foi.
« La théologie sert de médiation entre la culture et la religion, étant
donné que la culture est comme une matrice par rapport à la religion et que la
religion joue un rôle important dans la culture »[9].
La problématique contemporaine concernant la divinité de Jésus illustre certes
cette conception. Nous n'avons pas exploité suffisamment notre culture pour en
tirer les modes d'expression nécessaires à la relation du saisissement provoqué
par la révélation de la nature divine d'un homme chez ses disciples. Et
pourtant, quelle gamme d'expériences à exprimer! Tantôt suivant le mode
lyrique, le mode romantique (le printemps galiléen), tantôt la palette sombre
et tragique de la désolation de l'âme, de la mort de Dieu, de la déréliction
(un désespoir dont la consolation ne peut être le fait que de l'Ultime), du
rôle de la culpabilité dans une relation avec l'Absolu. Ces modes d'expression
tout à fait modernes, il faudrait les ordonner, les enraciner dans une
anthropologie universelle, puis leur insuffler les résonances expérientielles
des premiers jours du christianisme. Faute de constater à tout le moins
la nécessité d'une telle opération, nous sommes forcés de considérer la
divinité de Jésus, bien fignolée dans ses formulations conciliaires, comme un
article de foi, ou plutôt comme l'épreuve de la foi - bien des gens
refusant d'y adhérer - alors qu'il s'agit d'un prolongement logique
indispensable d'une confession de foi dont la substance est l'expérience de
Jésus ressuscité, dans l'Esprit. On dit souvent que la christologie
conciliaire concerne les enjeux d'une culture du passé, et qu'il est grand
temps d'aller au-delà de l'horizon de Chalcédoine. Il y a du vrai dans cette
affirmation, mais elle prête à confusion. Mon propos n'est pas de déclarer la christologie
conciliaire irrecevable à notre époque, mais d'établir que la christologie
conciliaire ne saurait en elle-même véhiculer à notre époque, ni à aucune autre
époque, y compris celle des Conciles qui l'ont élaborée, la substance de
l'Incarnation. De même qu'elles ne constitueront
jamais un véhicule efficace en elles-mêmes, ces formules christologiques, bien
comprises dans leur utilité véritable, dans leur fonction de clarification,
intéressent les croyants de toutes les époques, et représentent une ressource
incontournable. Le croyant du vingt-cinquième siècle y découvrira, à l'instar
de son ancêtre du cinquième siècle, les exigences rigoureuses auxquelles les
critères de la logique soumettent la foi en Jésus. Quel que soit le cheminement
de sa foi, aussi profond soit le sens du mystère creusé en lui par ce
cheminement, aussi ineffable soit son expérience de l'essence de ce mystère, le
croyant est forcé de constater la différence infinie entre la créature et le
Créateur, ainsi que l'absence de gradation entre ces deux extrêmes, et il doit
dire de quel côté de ce grand fossé se situe la personne en laquelle il a foi.
Quelle que soit sa forme, la christologie de demain devra composer avec les
mêmes paramètres logiques : la différence infinie entre la créature et le
Créateur, et l'alternative obligée qu'elle entraîne. Il me semble que certains propos
concernant le dépassement de l'horizon de Chalcédoine sont motivés
inconsciemment par un désir de débarrasser la christologie de ces paramètres
logiques. Si nous considérons les premiers conciles comme les produits d'une
culture qui n'a plus cours, alors notre propos théologique peut ignorer ces
monuments historiques. Nous ignorerons du même coup la voix harassante de la
logique (« L'objet de votre foi est-il un être fini ou infini? »).
Mais pourquoi faire taire la logique? Parce que nous ne savons pas comment
aborder la question de la divinité de Jésus d'une façon qui soit indépendante
de la démarche logique et qui ne soit donc pas menacée par les exigences de la
logique. J'ai connu personnellement ce mouvement de fuite. Je reviens tout
juste à la christologie conciliaire, maintenant que la divinité de Jésus a
trouvé dans ma pensée un foyer indépendant de cette christologie. Je me souviens d'avoir affirmé avec force
conviction que la christologie conciliaire ne nous livre pas une psychologie de
Jésus en tant que Dieu et homme. On ne saurait concevoir que Jésus adopte à
tour de rôle sa nature divine et sa nature humaine. C'est vrai. Mais il ne
m'est pas venu à l'idée de me demander alors : D'où allons-nous tirer une
psychologie de Jésus Dieu et homme, ou plutôt une
psychologie/anthopologie/sociologie de Jésus Dieu et homme? C'est seulement après avoir trouvé
une façon d'aborder la divinité de Jésus qui soit indépendante de la démarche
logique, que je peux percevoir clairement que la distinction entre la créature
et le Créateur, posée très nettement par Athanase, le principal architecte de
Nicée, n'est rattachée à aucune culture particulière. Si cette distinction n'est
plus pertinente en christologie, qu'est-ce au juste que la christologie? La recherche concernant le Jésus de
l'histoire était peut-être motivée, en partie du moins, par le besoin, chez le croyant, d'un point de référence
intellectuel, d'un contexte qui soit source de signification, pour l'objet de
sa foi, ailleurs que dans la structure fournie par les formules conciliaires.
Je ne crois pas que cette recherche tienne entièrement du positivisme qui a
présidé à cette entreprise, et dont le propos était d'un ennui total. Je dois
reconnaître rétrospectivement que c'est ce besoin qui m'a amené à potasser
Schweitzer et compagnie. Je n'avais pas idée alors de tout le travail qu'il me
restait à accomplir pour que se précise mon besoin réel en christologie, dans
le sens où un besoin se précise lorsqu'il est partiellement satisfait. J'éprouve énormément de sympathie
pour Alfred Loisy, qui s'est achoppé au chantier d'une christologie
existentielle. Se trouvant en territoire inexploré, il a commis de graves confusions;
là où il croyait exercer simplement un jugement critique, il faisait œuvre de
philosophe. Loisy était un homme impulsif et opiniâtre. Or les autorités
ecclésiastiques, du moins en perspective, étaient tellement pénétrées de la
christologie dogmatique et de l'impossibilité absolue de toute autre
christologie qu'elles étaient incapables d'envisager l'approche à laquelle
renvoie mon propos. Loisy a sans doute senti, par conséquent, qu'il abordait un
domaine interdit, un domaine d'autant plus intéressant. La voix du magistère
lui interdisant ce domaine de recherche, peut-être y percevait-il
inconsciemment une peur inconsciente : N'entre pas là, Dieu sait ce que tu
pourrais y trouver! Ce que Loisy y a découvert, en fait, c'est un artisan
villageois, naïf et enthousiaste, qui croyait en l'imminence de la fin du
monde, en l'établissement d'un royaume de justice, en l'avènement du règne de
Dieu sur terre, et qui, fort de cette illusion, se voyait investi du rôle
principal dans l'organisation de la cité irréalisable[10].
L'abandon de toute religion surnaturelle auquel en arrive Loisy représente bien
sûr un moment décisif de sa vie, où sa conscience a dû affronter l'alternative
foi-incroyance, mais le prélude orageux de cette résolution illustre le propos
de Lonergan pour qui certaines perturbations actuelles marquent une crise de la
culture et non pas une crise de la foi. Or, sur le plan personnel la crise de
la culture se transforme aisément en une crise de la foi. Comme le souligne
David Jones, il est facile de rater Jésus lorsqu'on se trouve à un grand
tournant de civilisation. 32. Le Christ
est-il Dieu? Nous devons maintenant nous pencher
sur une explication de la foi en la divinité de Jésus qui présente certains
attraits. Après la mort de leur leader, les
disciples de Jésus en viennent à voir en lui le Christ, le Roi-Messie, l'oint
de Dieu. Il semble que dans la période précédant immédiatement la vie de Jésus
se soit produite une fusion de deux images traditionnelles, celle du Roi-Messie
et celle du Fils de l'Homme, cette figure mystérieuse arrivant sur les nuées du
ciel dans une vision de Daniel. Il s'agit là d'un sujet très complexe, relevant
d'une discipline qui, le lecteur l'aura compris, n'entre pas dans mes
compétences. Ce qui nous intéresse ici c'est le fait que ni le titre de Messie,
ni celui de Fils de l'Homme, ni leur amalgame, ne pouvaient être considérés
comme faisant d'un homme un être divin, l'égal de Dieu. C'est en tant
qu'incarnation de ce mystérieux personnage mythique, et non en tant qu'être
divin, que les premiers croyants ont vénéré leur héros. Très tôt, la nouvelle secte se
tourne vers le monde païen pour prêcher sa foi, et ce contact provoque une
interaction. La secte confesse sa foi en son héros, qu'elle appelle Kurios : Seigneur. Des seigneurs,
des dieux, le monde païen en connaît des tas, lui qui est à cent lieues de la
rigueur spirituelle du monothéisme juif. Or les membres de la secte nouvelle
professent une foi ardente en leur
Seigneur. Il ne sont absolument pas disposés à composer avec un seigneuriage
partagé. Leur héros est au-dessus de tout palmarès. Il est le Seigneur des
seigneurs, le Roi des rois. Qui peut-il être par rapport à celui-là auquel nous
devons allégeance par-dessus toutes les autorités qui s'imposent à nous en
cette vie? Qui peut-il être sinon Dieu? Ainsi, par une évolution du plus
haut intérêt, Jésus acquiert un statut divin. Ce cheminement est double.
Premièrement, la culture païenne autorise l'attribution à un être humain de
titres divins, et cette permission est acceptée tacitement. Deuxièmement, à
l'intérieur d'une divinisation permise, Jésus est placé au-dessus de toutes les
Dominations et Principautés, et il acquiert ainsi ce statut divin que la foi
monothéiste n'accorde qu'à la puissance à laquelle la conscience est soumise
exclusivement. Le milieu juif n'autorise pas l'attribution d'un statut divin à
Jésus. La secte nouvelle ressemble donc sur ce plan au monde païen qui accorde
volontiers un statut divin à des humains. Jésus accède désormais au rang de
Dieu, du Dieu, notons-le au passage, que certains esprits païens considèrent
comme le Dieu unique et souverain. Jésus est admis au Temple de la Renommée, où
il se voit conférer les plus grands honneurs. Cette idée, qui n'est pas du tout
nouvelle, est réapparue récemment dans un ouvrage intitulé The Myth of God Incarnate[11],
publié par un groupe de théologiens anglais. Elle a revêtu dans le passé
diverses formes, dont l'examen relève de l'apologétique. Elle semble fournir
une explication satisfaisante des évolutions linguistiques de la secte
nouvelle. Il était absolument impensable, à l'intérieur de la tradition juive,
de professer que Jésus était l'égal de Dieu. Le monde gréco-romain offrait une
ouverture, du moins sur ce plan. Peut-être les nouveaux croyants ont-ils hissé
Jésus aussi haut qu'ils l'ont pu à l'intérieur de leur tradition, c'est-à-dire
jusqu'au rang de Roi-Messie-Fils-de-l'Homme, et, une fois dégagé de l'édifice
de cette tradition, Jésus a-t-il pu poursuivre son ascension jusqu'à la consécration
suprême. La question capitale qui se pose est
la suivante : En quel sens les croyants ont-ils considéré le titre de
« Christ » comme celui qui convenait le mieux pour Jésus?
Représentait-il simplement la meilleure appellation disponible, ou est-ce qu'il
exprimait vraiment avec bonheur l'expérience du rapport à Jésus? Cette question
paraîtra tout à fait vaine à tous ceux qui estiment que toute pensée ne peut et
ne cherche à s'exprimer que dans les catégories de la culture en place. Mais
voilà : il faut aussi reconnaître des moments où une pensée créatrice
bouscule le cadre culturel, des tournants provoqués par l'avènement d'une
pensée nouvelle, comme celle d'un Einstein dont la théorie de l'univers défiait
la science de l'époque. Est-ce que les disciples de Jésus ont vécu ce genre de
transition - transition religieuse et culturelle dans leur
cas - en tentant de traduire une expérience unique du mieux qu'ils le
pouvaient, à l'aide des images religieuses de l'époque, tout en sachant qu'ils
étaient porteurs d'une vision absolument inédite? Les titres qu'ils ont
attribués à Jésus ne reflètent-ils pas un tel mouvement de transition? Ils
affirmaient que Jésus était le Christ. « Le Christ » ne signifie pas
Dieu ni l'égal de Dieu. Or ce Christ avait accompli pour les disciples ce que
seul Dieu pouvait accomplir, il les avait établis dans l'amitié de Dieu, il
leur avait envoyé l'Esprit Saint, il avait pardonné tous leurs péchés. Leur
tradition ne leur offrait aucun repère linguistique pour désigner un être humain
capable de telles choses. Ils ont donc attribué à Jésus le titre le plus
approprié possible à l'intérieur de la panoplie de la tradition, mais en
transformant à jamais la signification de ce titre pour lui faire exprimer ce
que Jésus avait fait pour eux et pour l'humanité entière. Ce qui m'intéresse d'abord ici,
c'est ce que ces auteurs, qui avancent la thèse d'une attribution progressive
de la divinité à Jésus, semblent négliger tout à fait : l'expérience des
disciples. Ce qu'a pu être cette expérience, la théorie proposée n'en fait
aucun cas. Tout au plus mentionne-t-on que les disciples en sont venus à
comprendre, en sont arrivés à croire, que Jésus était le Messie promis. Les
disciples auraient connu une sorte de combinaison - progressive, bien
sûr! - de divers états d'âme : apaisement de leur deuil, éveil
de leurs souvenirs, renaissance de leurs espoirs. Ce tableau suffit au départ
pour construire la théorie vaille que vaille. Que l'on se soit contenté d'une
image aussi floue, voilà qui est extraordinaire, car l'expérience religieuse
est un sujet fascinant et fort varié, comme l'a découvert William James.
Comment peut-on ne pas ressentir le besoin de reconnaître une expérience
profonde, tout à fait unique, chez ceux-là qui ont engendré la plus influente des
religions du monde, et la seule vraiment universelle! Cet agnosticisme, qu'il
soit inspiré ou non par la vénération, s'étend à l'expérience de Jésus
lui-même. Personne n'hésitera à admettre que Mahomet fut un grand visionnaire
novateur; mais quand il s'agit de Jésus et de son mouvement, on le considère
simplement comme un homme que certaines gens en sont arrivées à tenir pour
Dieu. L'initiative de cette énorme innovation religieuse reste dans le flou,
entre Jésus et les premiers promoteurs de la confession nouvelle. Mais est-ce
qu'un mouvement aussi vigoureux que le christianisme aurait pu jaillir d'un
contexte originel aussi confus, est-ce que la foi en son Fondateur aurait pu
être tout simplement inspirée aux premiers chrétiens par les deux habitats culturels
où ils ont évolué? Voilà des éventualités hautement improbables, qu'il revient
à l'apologiste de tirer au clair. Pour moi, il est d'une importance
vitale d'aller au-delà des limites légitimes de l'apologétique. Je dois
maintenant énoncer mes paramètres. Premièrement, je crois en ce que le Concile
de Nicée dit à propos de Jésus : Jésus ne fait qu'un avec le Père au plan
de l'être. Deuxièmement, je ne vois pas comment on peut dire que cet article de
foi est vrai s'il ne représente pas ce que propose en substance la prédication
chrétienne depuis ses tout débuts. Certes, un article de foi peut être professé
depuis les origines d'un mouvement religieux sans être vrai. Mon propos ici,
concernant l'affirmation de Nicée, est que si le contenu de cette affirmation
n'est pas professé depuis les origines du christianisme, il ne saurait être vrai. Ces paramètres me poussent à me
demander comment les disciples ont acquis le sens de l'action divine en Jésus.
Une telle recherche m'entraîne dans une analyse approfondie de l'expérience
religieuse, un domaine qui intéresse assez peu, comme nous l'avons mentionné,
les partisans de l'opinion que nous analysons en ce moment. L'expérience que
j'évoque ici constitue une forme tout à fait unique de la nuit de l'âme. Il s'agit
du sentiment de la mort de Dieu provoqué par l'exécution de Jésus. Si Jésus
était l'homme qui n'avait pas connu le péché, comme le croyait la tradition
chrétienne depuis ses tout débuts, il éveillait chez ses proches un sens de la
réalité de Dieu qui dépasse tout ce que nous pouvons imaginer, car aucun
d'entre nous n'a jamais été touché par une personne exempte de péché. Une telle
conclusion dépend certes de la foi, qui est l'un de mes paramètres. Le
sentiment de la mort de Dieu, causé par l'échec de la mission de Jésus et son
exécution, dépasse également tout ce que nous pouvons imaginer. Les mystiques qui connaissent les
formes de désolation religieuse les plus profondes soulignent qu'il n'est pas
de consolation possible dans cette disposition. L'âme a investi une trop grande
part de ses ressources naturelles au-delà du domaine de la nature : aucun
renouveau dans ce domaine ne saurait la consoler de la perte totale qui lui
semble être survenue dans le monde extra-naturel. Saint Jean de la Croix, entre
autres, exprime très clairement cette désolation : il n'y a plus aucune
délectation en Dieu, ni en quoi que ce soit. Dans La réunion de famille, Eliot offre une description très expressive
de cet accablement : « Le tonnerre inattendu de la cataracte
de fer. On ne peut pas
savoir ce qu'est l'espoir, avant de l'avoir perdu »[12] Rien ne saurait relever l'être
humain de cet état de prostration, sinon le retour de Dieu. Ce qui signifie que
tout ce qui relève l'être humain de cet état de prostration doit constituer en
fait un retour de Dieu. Ce n'est pas le retour d'un certain contentement
naturel, même déguisé en retour de Dieu, qui pourrait apporter la consolation
désirée. Lorsqu'elle la reçoit, l'âme humaine expérimente une consolation
« sans cause », pour reprendre l'expression de saint Ignace de
Loyola. C'est là l'une des principales manifestations de la présence de Dieu,
de l'action de Dieu dans le soulèvement de l'âme, quand, suite à une période
d'éclipse totale de Dieu, l'âme effondrée ne peut se relever qu'avec le
concours de Dieu. Les disciples semblent avoir été
absolument submergés par la consolation, une consolation qu'ils ont attribuée à
l'intervention de Jésus dans leur vie. Pour eux, dans l'expérience qu'ils en
avaient vécue, Jésus était le doigt de Dieu revenant toucher leur monde pour
l'inonder de son Esprit. Jésus était la présence de Dieu au milieu d'eux.
Jésus, l'homme Jésus, agissait sur leur âme affligée comme seul Dieu peut agir. La conviction que Dieu avait
ressuscité Jésus d'entre les morts tenait certainement chez les disciples d'une
expérience de ce genre. L'expérience de l'intervention de Jésus dans leur vie
en laquelle ils reconnaissaient le retour de Dieu plaçait Dieu au centre d'un
tableau où il figurait avec ou en la personne de Jésus. Il n'est guère
pertinent de relever ici l'opposition que les érudits établissent parfois entre
la formule plus ancienne : « Dieu a ressuscité Jésus d'entre les
morts » et l'autre, plus tardive : « Jésus est
ressuscité ». Ces deux formules paraissent s'opposer simplement lorsqu'on
perd de vue la perspective profonde qui les sous-tend toutes les deux. Les
érudits mettent les différentes formules en relief les unes par rapport aux
autres, mais ils ont tendance à oublier que cette démarche est bien étrangère à
l'expérience des premiers croyants. Ceux-ci exprimaient avec un enthousiasme
débordant, parfois incontrôlé, une expérience absolument extraordinaire. Le
théologien s'apparente moins à l'antiquaire qu'au détective. Il mène une
enquête sur le meurtre le plus difficile à élucider, et le plus lourd de
conséquences, de toute l'histoire. Mais à quoi servirait un détective qui ne
prendrait pas la peine de chercher à se mettre dans la peau des acteurs du
drame sur lequel il enquête, pour comprendre un peu les comportements que peut
susciter un grand choc émotionnel? Dans la perspective mystique que je
cherche à ouvrir se produit une transformation spirituelle totale dont Dieu,
Jésus et l'Esprit constituent le centre. Les premiers témoins ont cru que Jésus
était Dieu, de fait, parce que c'est ce que leurs oreilles ont entendu, c'est
le message qu'ils ont reçu de Dieu, dans un cas tout à fait unique d'une
communication où l'être humain sait qu'il peut reconnaître d'une manière
éprouvée la voix de Dieu. Une fois cela établi, il devient encore plus évident
que le fait de la divinité de Jésus ne pouvait être inculqué aux humains que par Dieu. « Nul ne peut
dire : " Jésus est Seigneur ", s'il n'est avec
l'Esprit Saint », enseigne saint Paul (1 Co 12 3). Les esprits réfléchis,
chez les incroyants, reconnaissent que le christianisme est une religion
universelle fondée sur le témoignage d'une révélation, d'un contact avec le
divin. Seul un amalgame singulier de familiarité culturelle avec le
christianisme et d'agnosticisme semble autoriser une réduction de l'origine du
christianisme à une manipulation de symboles et de concepts orchestrée par un
groupe de disciples. Or, si j'avance que « ces
hommes un peu frustres » (mais en fait, si nous oublions les films
bibliques, étaient-ils si frustres que cela?) ont connu une forme avancée de la
nuit obscure de l'âme, est-ce que ma proposition aura l'air tirée par les
cheveux? Cela dépend de ce que nous pensons de Jésus. Si nous le considérons
comme un phénomène unique, comme une personne qui est sans péché, il devient
évident que Jésus, en provoquant chez eux une grande exaltation puis un
abattement profond, a eu sur les disciples un effet qui ne se mesure pas à
l'aune habituelle de l'évaluation spirituelle. Cette expérience vécue par les
disciples, l'image de la nuit obscure n'en serait pas une traduction
excessive : au contraire, elle en représenterait la meilleure analogie
possible, tout en restant bien en deçà de la réalité. La désolation des disciples dépasse
entre autres sous un aspect important la détresse exprimée dans la Nuit obscure : il s'agit d'une
désolation collective, partagée. C'est un monde commun qui vient de
s'effondrer. C'est un Dieu commun qui vient de mourir. Un monde commun, bâti
sur un savoir visionnaire partagé, est bien plus réel qu'un univers visionnaire
privé, bien plus susceptible qu'un univers personnel de constituer le monde réel; et le Dieu de cette
vision collective est bien plus crédible comme porteur de toute la dimension
divine. En outre, la communauté de sentiment n'atténue en rien la désolation.
Au contraire : tout soutien mutuel ne fait que souligner la détresse
irréductible du monde naturel pour ces êtres abandonnés par Dieu. Je crois, dans la perspective la
plus sérieuse évoquée plus haut, que Dieu a parlé aux disciples et leur a
révélé que Jésus était Dieu. Je crois que la conscience humaine a été
transportée de l'autre côté de l'abîme infini séparant le créé du non-créé. Je
crois que nous vivons, en conséquence, dans un monde différent. Je crois, à
l'intérieur de ce monde différent, que Dieu a parlé aux Pères du Concile de
Nicée pour leur inspirer la notion de homoousion
(ayant même substance). Ou encore, pour m'en tenir à la même perspective et
pour éviter de confondre infaillibilité et inspiration, je crois qu'il a
détourné les Pères du Concile de la notion de homoiousion (ayant une substance semblable). Voilà ce que j'entends
par la foi. Cette compréhension, je dois avouer qu'elle est chez moi assez
récente. Du point de vue auquel je suis parvenu,
il est impossible de prendre conscience de la visée textuelle et de la vérité
de la formule conciliaire à moins d'avoir franchi psychologiquement la ligne de
partage entre notre monde humain à nous et le monde humain de Dieu. Tant que ce
passage décisif n'est pas accompli, Jésus reste pour nous une figure qui nous
inspire, à l'instar d'un Martin Luther King, qui joue un rôle catalyseur mais
ne médiatise pas la divinité dans nos existences. La formule concernant la
divinité de Jésus est considérée, dans ce contexte, comme une répercussion, sur
le simple plan logique, de cette conception tout à fait inadéquate de
l'expérience originelle. L'ironie, qui perpétue la confusion, veut que la
formule soit considérée comme inadéquate, alors que le véritable problème est
l'absence d'une expérience qui soit adéquate par rapport à la formule. En résumé, la critique de la
conception des origines du christianisme, exposée au début de ce chapitre,
comporte trois niveaux. Au premier niveau, le niveau apologétique, la critique
fait ressortir une grossière omission, qu'entraîne une absence totale d'intérêt
à l'égard de l'expérience religieuse des disciples. Elle souligne la
singularité d'une foi nouvelle qui découvre sa croyance essentielle dans les
cultures juive et gréco-romaine, avec lesquelles elle interagit. Au deuxième
niveau, l'exégèse permet de développer l'affirmation voulant que Jésus
ressuscité a été vénéré, et s'est vu attribuer des opérations qui sont le
propre de Dieu, même s'il faut reconnaître que le mot « Christ » ne
signifie pas « l'égal de Dieu ». Le propos du troisième niveau est
beaucoup plus profond, beaucoup plus audacieux. C'est justement à ce niveau-là
que le présent ouvrage a été rédigé. Je l'ai entrepris en risquant une conjecture
quant à l'expérience vécue au début de notre ère par la psyché humaine,
projetée dans un état de félicité dont Dieu seul pouvait être la source et
dont, Dieu merci, elle ne se remettra jamais. 33. L'intelligence
et le cœur Il est toujours bien tentant de
penser que l'on a trouvé la solution aux maux de son époque. Dans ce
contexte-ci, les maux à résoudre seraient notre désarroi théologique, la
fracture de l'image du Christ, les polarisations, les positions multiples dont
les postulats de base sont rarement explicités. À ces maux, il n'est pas de
solution toute trouvée, mais il n'est pas difficile de cerner le malaise culturel général dont ils
découlent : un fossé profond qui s'est creusé entre l'intelligence et le
cœur. L'interaction continue et complexe entre ces deux centres de pensée,
aussi essentielle à la santé spirituelle que la circulation du sang au
bien-être physique, est entravée de multiples façons. Pour porter un diagnostic
plus précis, nous soulignerons que les sentiments, les attitudes et les valeurs
cherchent aujourd'hui à s'imposer, à produire leur propre justification, en se
méfiant absolument de notre bonne amie l'intelligence, qui est là pour les
mettre en question, d'une manière parfois déconcertante, mais toujours à leur
profit, toujours aux fins de leur développement. L'univers religieux est riche
d'images et de symboles, de mythes et d'autres formes de récit. Ces modes de
relation constituent l'essence même de la religion, ils en sont le langage, un
langage qui s'adresse au cœur. Or l'homme ne vit pas seulement d'images. Il
désire connaître. Il a soif de savoir quelle est la réalité absolue des choses.
La vitalité et la souplesse des images qui provoquent en lui un éveil spirituel
sont fonction de leur ouverture à la question de la vérité. Si, par exemple,
avant Nicée un théologien avait affirmé : « Le Fils procède du Père
comme la clarté, du soleil », l'image qu'il aurait proposée aurait tenu sa
force de la conscience, pour la foi, de contempler une réalité ineffable, absolument
impossible à imaginer. La théologie souffre d'un
gauchissement sérieux lorsque le théologien se concentre sur les images et leur
signification, sur les mots et leurs connotations, sans se poser la question de
la vérité. La théorie christologique dont nous avons fait la critique au
chapitre précédent illustre bien ce gauchissement. Cette théorie concerne la
terminologie, et en particulier les appellations, utilisées dans la prédication
chrétienne au cours de ses deux premières phases, les périodes juive et gréco-romaine.
Elle relève minutieusement les acceptions et les associations des appellations
qui l'intéressent dans les deux cultures. Elle conclut que la prédication,
faisant usage de ces appellations - par exemple Roi-Messie, Fils de
l'Homme, Seigneur (Kurios) - , n'entendait rien d'autre que leur
signification déjà admise. Une telle interprétation ignore le
principe très simple que les gens ordinaires appliquent tous les jours sans
s'en rendre compte : on connaît une personne ou une chose non pas par son
apparence, par les impressions qu'elle suscite, ni par les résonances de son
nom, mais par son agir, par son
comportement, par sa relation au monde. Ce principe a joué un rôle capital au
cours des premiers siècles du christianisme, alors que la foi qu'avait fait
éclater dans la conscience l'expérience de Jésus ressuscité et le grand
déversement de l'Esprit de consolation et de paix appelait la collaboration de
l'intelligence pour l'édification d'une confession cohérente. Jésus était le Christ. Chez les
Juifs, « Christ » ne signifiait pas l'égal de Dieu. Mais ce Christ-là accomplissait des choses
que seul Dieu pouvait accomplir. On le connaissait, on le vénérait donc comme
l'égal de Dieu. Par la suite, le principe revêtit une forme nouvelle : le
Fils vient du Père; l'expression « vient du Père » évoque une
dépendance, une subordination; or ce
Fils-là accomplit tout ce que le Père accomplit, sauf engendrer le Fils, il
est tout ce qu'est le Père sauf « le Père » et, par conséquent, comme
le dit notre credo, « il est de même substance que le Père ». De
même, l'Esprit Saint vient du Père et du Fils; il est « insufflé ».
Il faut bien sûr reconnaître une dépendance, une infériorité du souffle à
l'égard du souffleur. Même si on se place à un niveau plus spirituel, qui a
jamais entendu dire que l'esprit que Gandhi a insufflé en Inde soit l'égal de
Gandhi? Or cet Esprit-là nous
sanctifie, nous transforme, nous divinise, et Dieu seul peut accomplir de
telles choses. Donc, l'Esprit Saint est Dieu. La doctrine de la Sainte Trinité,
qui focalise toute la foi chrétienne, n'a pu être formulée de manière cohérente
que grâce à une communication ouverte entre les images multiples véhiculées par
les Écritures (images d'un père, d'un fils et d'un esprit) et l'intelligence
qui nous rappelle que nous ne connaissons les choses que par leur comportement.
La doctrine de la Trinité est l'emblème du mariage de l'intelligence et du
cœur, que Dieu a unis, et que l'être humain ne doit pas séparer. La reconnaissance de ce mariage
représente peut-être le plus grand mérite de la tradition théologique
catholique, qui par ailleurs a commis bien des fautes, dont celle
d'irresponsabilité à l'égard de l'histoire, que manifeste son refus pendant
près de deux siècles de porter attention au problème du Jésus de l'histoire. Dans cette problématique urgente,
une fois que l'intelligence se sera prononcée, et aura affirmé que la
connaissance de Jésus-Christ doit se fonder sur les actes accomplis par
Jésus-Christ, il reviendra au cœur en dernier ressort de relater ces actes. Là
encore la théorie que nous avons critiquée accuse une lacune, car elle ne
s'intéresse aucunement à l'expérience qu'ont eue les disciples d'une
transformation accomplie en eux par Jésus. Cette capacité de faillir sur les
deux tableaux, objectif et subjectif, est la marque d'une mentalité captive. Les théologiens ont tendance
récemment à distinguer une « haute christologie » et une « basse
christologie ». Si par « basse christologie » on entend
l'opinion voulant que le Concile de Nicée, en identifiant Jésus à Dieu sur le
plan ontologique, a projeté un Jésus plus grand que nature, alors la
désignation de basse christologie est trompeuse. Les qualificatifs
« basse » et « haute » expriment des degrés; or entre les
affirmations « Jésus est Dieu » et « Jésus n'est pas Dieu »
la différence n'est pas affaire de degrés. La différence est infinie, et
l'infini ne se mesure pas. La basse christologie est une christologie du
« non ». La haute christologie est une
christologie du « oui ». 34. La Vierge
Marie : la pierre d'achoppement posée par le
catholicisme? Ma christologie se fonde sur la foi
traditionnelle en l'absence de péché chez Jésus, qui signifie à mon sens une
liberté par rapport à la désaffection universelle originelle à l'égard de
l'existence et de sa cause. Je vois dans cette liberté l'idée centrale
permettant de comprendre Jésus et le rôle qu'il a joué et continue de jouer.
Mais voilà, il y a une difficulté, puisque selon la tradition catholique Jésus
n'est pas la seule personne à avoir été exempte de péché. Marie s'est vu
attribuer le même titre. Or si Jésus n'est pas la seule personne sans péché, il
n'est pas seulement une personne sans péché. Il doit y avoir autre chose qui
fait de lui un être unique et qui explique son action salvatrice. En fait, tout
chrétien confessera que Jésus nous sauve non pas parce qu'il est sans péché
mais parce qu'il est à la fois Dieu et homme. L'absence de péché chez Jésus est
une qualité tout à fait unique puisque c'est cette qualité, et elle seule, qui a été confrontée, en un conflit
décisif, avec le pouvoir du péché. C'est seulement dans le conflit entre Jésus
et les forces de ce monde que les disciples ont dû affronter la crise
intérieure ultime provoquée par la mort de Dieu qui a eu pour effet de
dissoudre la relation maître-esclave et de créer chez eux un grand vide. Un
grand vide bientôt rempli par Jésus, par la bouleversante apparition de Jésus
vivant; et vivant d'une vie qu'aucune catégorie ne saurait englober, d'une vie
dont la valeur et la signifiance ultimes sont hors de la portée de l'ombre et
de l'angoisse de la mort. Sur quoi s'appuie l'attribution à
Jésus d'un rang divin? Sur le fait qu'il s'est montré plus fort que la mort qui
semble-t-il avait emporté Dieu. Le mouvement qu'il avait créé était anéanti, le
Dieu qu'il prêchait s'était révélé impuissant devant la force banale du monde
présent, et pourtant il était là! Les disciples découvraient tout à coup que la
relation d'intimité de Jésus avec Dieu, que les rapports d'égal à égal
manifestés par cette familiarité, que la liberté de Jésus à l'égard de la
culpabilité originelle, constituaient une réalité plus forte que la mort, la
mort qui avait fait apparaître les perspectives nouvelles comme un beau rêve
évanoui. L'absence de péché chez Jésus devenait une figure de proue triomphale
de son accession à une dimension nouvelle, de la nouvelle focalisation du divin
en sa faveur. La réapparition du Dieu original sous les traits d'un Père
manifestant son amour de l'humanité en tirant Jésus de la mort, et la
découverte en l'Esprit Saint d'un échange continu entre le principe sans
principe et l'humanité de Dieu allaient boucler la boucle de la révélation. Seule une christologie axée sur la
liberté-à-l'égard-de-la-culpabilité peut dire ce qui a surgi de la nuit
profonde, ce qui a entraîné une focalisation nouvelle de la divinité, ce qui
est apparu comme le bien-aimé de Dieu venu pour nous tous. En outre, seule une
christologie axée sur l'absence de péché peut déployer une intelligibilité faisant
appel à l'ensemble de l'anthropologie existentielle de la culpabilité
originelle. Seule une telle christologie peut nous dire ce qui nous a tirés de
notre torpeur, et quelle était la cause de cette torpeur. En affrontant la mort, pour lui
enlever son aiguillon, l'existence sans culpabilité de Jésus a surgi de la nuit
et nous a attirés à elle dans une aube immortelle. Ce n'est pas de l'existence
sans péché de Marie que devait être attendue la victoire sur le mal. Autre considération, encore plus
décisive : l'égalité ressentie entre Jésus et Dieu est un sentiment
communiqué aux disciples par-delà le crépuscule de la mort. Le sens de cette
égalité, qui leur est communiqué par Jésus dans la révélation de la
Résurrection, signifie pour les disciples une victoire sur le monde présent,
c'est-à-dire sur le règne de la mort. Pour dire les choses autrement, en termes
plus simples, Jésus leur communiquait son amitié, sa familiarité avec Dieu. Or
seul Dieu peut introduire quelqu'un dans son amitié. Donc, Jésus, en
introduisant ses disciples dans l'amitié de Dieu, leur offrait ce que seul Dieu
peut offrir. Et un être qui accomplit ce que seul Dieu peut accomplir est Dieu.
Par conséquent, l'égalité entre Jésus et Dieu, ressentie comme une chose que
Jésus pouvait offrir, comme une chose communicable, présupposait une égalité
ontologique avec Dieu. C'est en tant que qualité communicable que l'égalité
ressentie entre Jésus et Dieu appartient à un être dont il faut affirmer la
divinité. Par ailleurs, l'absence de péché chez
Marie représente une qualité reçue, et non pas une qualité transmise à d'autres
êtres. Mais est-ce que tous les humains rachetés ne reçoivent pas
l'être-sans-culpabilité de Jésus? Qu'y a-t-il de spécial à propos de Marie? Ici
intervient une catégorie théologique qui semble avoir été établie
instinctivement, et qui a une immense importance dans la tradition
patristique : celle du réceptacle parfait. Les Pères conçoivent l'économie
du salut en fonction de trois volets : l'humanité active (Jésus), l'humanité
réceptive mais marquée par le péché (les pécheurs), l'humanité parfaitement
réceptive (Marie et l'Église). Cette image qui associe Marie et l'Église est
tout à fait ignorée maintenant, et c'est bien dommage. Chez les théologiens, il
est bien rare que l'on tienne sur l'Église des propos judicieux; quant à la
Vierge Marie, on n'en parle jamais. L'image qui lie Marie et l'Église
constitue, j'en ai l'impression, le corrélat objectif de la dimension de la
sensibilité, dont la restauration s'impose comme une nécessité vitale pour la
théologie. La notion d'une réponse entièrement libre de la part de l'humanité,
en parallèle à la réponse de Jésus au Père, est une notion perçue comme capitale. La question de Marie, loin de rendre
problématique une christologie de l'être-sans-péché, permet à cette
christologie de se déployer dans un espace vital élargi. Voilà qu'à côté de la
réponse qui assume tout le poids des péchés du monde, et révèle la divinité de
l'être portant une telle charge, une autre réponse surgit, qui ne peut prendre
en charge les péchés du monde, mais qui exprime une existence délestée de la
culpabilité. L'être-sans-péché qui ne se communique pas met en relief
l'être-sans-péché qui peut se communiquer. La perfection de l'humanité qui
n'est pas Dieu fait ressortir l'humanité de Dieu. Enfin, l'égalité ontologique à Dieu
de celui qui non seulement a communiqué, mais peut toujours communiquer une
familiarité d'égal à égal avec Dieu, rappelle le raisonnement employé au
Concile de Nicée. Quelle audace ont eue les pères de ce concile, de conclure
que si Jésus accomplit pour nous ce que seul Dieu peut accomplir, alors Jésus est Dieu, même si cela semble une
énormité que d'attribuer une nature divine à un homme que l'on a vu pleurer, se
mettre en colère, puis mourir sous la torture. Cette audace, dira Lonergan,
représente un exemple de « conversion intellectuelle », c'est-à-dire
d'acceptation d'un jugement inévitable, en dépit des apparences, avec toutes
les perspectives nouvelles qu'ouvre ce jugement. La notion d'être-sans-culpabilité
nous permet de nous concentrer sur la nouveauté psychologique, sur l'étrangeté
stupéfiante, sur l'altérité renversante, du monde évoqué, pour ceux-là qui n'y
ont pas accès, par celui qui y a accès. J'ai cherché à comprendre l'économie du
salut en regard de la découverte étonnante d'un monde optimal qui devait
s'effondrer. Il revenait à Jésus, et à Jésus seul, d'être l'agent de cette
découverte merveilleuse, de la disparition dramatique de l'enchantement, puis
de sa justification éternelle. 35. Apocalypse et
vie nouvelle La catégorie religieuse où est
inscrite la Résurrection de Jésus est celle de la résurrection devant se
produire à la fin des temps. Cet événement doit marquer le terme de l'histoire
humaine. « La mer rendra les morts qu'elle avait engloutis ». Tous
les morts doivent ressusciter et vivre pour toujours auprès de Dieu, dans un
monde sur lequel l'ombre de la mort ne planera plus. Jésus ressuscité incarne
le commencement de ce monde nouveau devant succéder à l'histoire. Pourquoi a-t-on créé ce mythe? Quel
problème permettait-il de résoudre? Quel besoin venait-il combler? Ce mythe est
peut-être la preuve que l'esprit humain, au faîte de son ambition spirituelle,
juge inacceptable la réalité de la mort. Dans un monde où la mort existe, il
est impossible de croire sans équivoque, de tout cœur, en un Dieu qui nous
invite à entrer dans son amitié éternelle. Quoi qu'en dise le platonisme (et
les Américains sont des platoniciens invétérés!), la mort frustre notre cœur
d'une foi sans partage en une telle destinée éternelle. Alors la psyché, tout
naturellement, projette après la fin du monde présent un monde merveilleux où
la mort n'existera plus. C'est ce monde-là qui a fourni aux
disciples la catégorie où situer la Résurrection de Jésus. Or l'événement
christique, au lieu de s'inscrire dans ce cadre et de se trouver coincé dans
une vision apocalyptique ancienne, pénètre la psyché humaine jusqu'à la source
de cette vision. L'événement christique met en lumière le fait qu'à notre sens
la mort est incompatible avec l'amour de Dieu, parce qu'elle nous apparaît
comme un moyen par lequel Dieu nous écarte de sa vie surabondante. Ce soupçon
indicible de l'âme, l'événement christique y oppose le spectacle d'un Dieu qui
meurt et se dépouille ainsi de sa domination. La Résurrection de Jésus, qui
manifeste la vie du Dieu qui est mort par amour, peut être relatée sans l'appui
d'un mythe, qui aurait précisément pour fonction de masquer le soupçon de l'âme
envers Dieu en arrangeant les choses pour assurer le triomphe de Dieu dans
l'existence d'un monde débarrassé de la mort. La foi chrétienne dans le Christ-vie
nouvelle, qui se développe dans les écrits de saint Paul, s'affranchit donc de
sa matrice apocalyptique originelle, et parvient à établir ses assises dans le
monde présent, où la mort est une réalité bien concrète. Jésus nous libère des
chaînes de la mort, non pas en nous distrayant de notre soupçon intérieur à
l'égard de Dieu par le miroitement d'une utopie apocalyptique, mais en nous
guérissant de ce soupçon intérieur. Une comparaison de l'existence sans
péché chez Jésus et chez Marie respectivement fait ressortir un élément
capital. Nous contemplons en la personne de Marie l'existence sans péché
simplement comme un exemplaire de notre condition humaine à l'état de liberté à
l'égard de la culpabilité primale. Nous ne contemplons pas en Marie la source
de notre libération. En elle nous voyons notre condition humaine en son état
accompli d'amitié, de familiarité d'égal à égal, avec Dieu. Nous ne contemplons
pas la personne qui nous fait entrer dans cette amitié. Nous apprenons, en
voyant cet exemplaire parfait, qui n'est pas le Sauveur, qu'un exemplaire en
tant que tel n'apporte pas le salut. La vérité est salutaire en soi. Affirmer
qu'un exemplaire serait suffisant, qu'il suffirait de voir et de reconnaître
notre condition véritable à l'égard de Dieu, ce serait caricaturer notre
expérience d'aliénation. Une telle expérience se déploie bien trop profondément
en nous pour qu'une vérité « salvatrice » puisse l'en déloger. Seul
Dieu, dans une communication directe, peut nous dire qu'en dépit de notre
expérience de culpabilité, d'abandon, de confinement dans un monde humain
fermé, de soumission immémoriale au règne du péché, nous sommes ses bien-aimés
et pouvons être unis à lui par des liens étroits d'amitié. La figure primordiale de cette
communication est l'expérience de la relation à Jésus ressuscité. Dans cette
rencontre, nous voyons Jésus jouir de l'amitié éternelle de Dieu et nous
saisissons qu'il possède cette amitié pour nous. Cette rencontre nous fait
découvrir que nous recevons cette amitié de lui, que nous la partageons avec
lui. « De sa richesse nous avons tous reçu ». Nous avons, avec Marie,
reçu de sa « richesse ». Notre vie humaine est tellement
auto-façonnée, tellement séparée de Dieu, que ni la seule inspiration divine,
ni le seul exemplaire humain parfait ne sauraient suffire à nous faire entrer
dans notre véritable atmosphère d'amour infini; seule y parviendra l'opération
de l'efficace divine dans la vie humaine. Dans cette disposition, l'Esprit nous
est donné. Sans cette disposition, l'Esprit est confiné à une inspiration
prophétique exprimant l'espoir de
cette disposition. Une christologie exemplariste bute contre le roc de la
culpabilité primale. Un doute m'assaille au sujet de la sotériologie
contemporaine, dont le propos concerne peut-être, pour une grande part, non pas
le salut, mais une simple perspective d'encouragement de l'humanité. Est-ce que je présente là une
doctrine déprimante, pessimiste? Non, bien au contraire. Voilà une doctrine qui
nous apporte une bonne nouvelle : ce que nous considérons comme la
normalité est bien plus éloigné de notre réalité que nous aurions pu l'imaginer
et la disposition que Dieu peut et va nous communiquer dans le Christ est bien
plus en avance sur notre disposition présente que ce que nous avions pensé. Ce
fossé entre ce qui est « normal » et notre disposition véritable a
été souligné depuis toujours par les prophètes, les mystiques, les saints, les
poètes et les critiques sociaux charismatiques. Cela ne semble pas très sensé
pour une mentalité bourgeoise. Ne traitons pas trop durement les bourgeois,
cependant, puisque nous partageons pour une bonne part leur mentalité raisonnable
et nous en trouvons bien contents. Un autre doute m'assaille : Est-ce que
l'Église occidentale, sur la lancée de Vatican II, ne représente pas une
poussée d'enthousiasme exacerbé de la mentalité bourgeoise, et une tendance à
traduire ce mouvement dans une sotériologie conséquente? 36. Comment Jésus
a-t-il vécu les événements rapportés? La relation des événements
fondateurs, le récit qui en fait l'Histoire originaire, est tissé de
l'expérience des disciples de Jésus. Les phases de cette expérience marquent
les étapes du récit : l'exaltation, la désolation de la mort de Dieu,
l'avènement de la vie nouvelle. Ces phases expérientielles, ces évolutions,
c'est Jésus qui les provoque chez les disciples a) quand il les mobilise pour
l'instauration du Royaume, b) quand à leurs yeux il manque à ses promesses, c)
quand il leur réapparaît, porteur de la vie nouvelle. Il n'est guère surprenant
que la dynamique de l'expérience chrétienne ait emprunté dans maintes formes
d'expression le canevas original : les trois âges de la vie spirituelle,
la structure triadique du rosaire, et jusqu'aux grandes constructions poétiques
chez Eliot, Shakespeare et Dante, témoignent du rôle matriciel du cycle de
l'exaltation, de la désolation et de la vie nouvelle. Une fois établi que le récit
évangélique se fonde sur la relation de l'expérience collective vécue en
rapport avec Jésus, il devient urgent de nous demander ce qu'a vécu Jésus
lui-même. Qu'a-t-il éprouvé, où se situait-il pendant ces évolutions, ces
crises, qu'ont traversées ses disciples? Est-ce qu'il s'agit là d'une question
de pure curiosité? Non. Cette question touche au cœur même de l'histoire qui
s'est gravée dans la vie de Pierre et des autres. L'homme qui a soulevé au nom
de l'humanité la question de l'intérêt que Dieu porte à l'être humain, en sa
forme existentielle la plus profonde, a soulevé du même coup la question de son
propre rôle dans le drame qui se joue entre Dieu et l'être humain. La question
de savoir comment Jésus a vécu ce drame, comment il y a réagi, constitue la
question même de l'authenticité personnelle de Jésus dans ses relations avec
les disciples. Une relation qui traverse comme celle-là des phases de
constitution, de destruction et de reconstitution ne saurait rester intègre
sans une présence, une ouverture maximales de la part de celui qui l'a créée. Cela est compatible avec
l'affirmation voulant que la pensée de Jésus ait été tout à fait au-delà du
vécu des disciples. La conclusion du dernier paragraphe signifie que Jésus doit
avoir manifesté à l'égard des disciples ce
niveau de présence et d'ouverture qu'ils découvriront au cours de la
période de conversion et d'approfondissement déclenchée par les événements de
Pâques et de la Pentecôte. Et toute relation intime qui traverse des crises de
confiance et d'appartenance pour culminer à la conversion de l'un des
partenaires provoquera chez ce dernier la reconnaissance d'une expérience
correspondante chez l'autre : « Qu'est-ce qu'il a dû
souffrir! ». Ne pas reconnaître chez les disciples
cette interrogation rétrospective, voir dans leur cheminement de
l'indifférence, ou une forme d'agnosticisme, ou la permanence d'une totale
incompréhension de l'esprit et du cœur de Jésus, ce serait ignorer leur
relation même avec Jésus comme le grand facteur de leur conversion. Toute
conception de la vie de Jésus comme simple élément déclencheur, comme simple
occasion d'une expérience particulière chez les disciples, trouvera sa place
dans l'une des nombreuses versions d'une christologie réductionniste ou
subjectiviste. Mais si l'esprit de Jésus avait laissé les disciples
indifférents, comment aurait-il soulevé chez eux, en sa forme existentielle la
plus profonde, la question de l'intérêt que Dieu porte à l'humanité? C'est la liberté de Jésus à l'égard
de la culpabilité, et sa relation privilégiée avec Dieu, qui, à l'approche du
Vendredi Saint, amène les disciples à penser que si le projet de Jésus échoue,
ce sera la fin de tout, ce sera la mort de Dieu. Pour établir un tel enjeu sur
le projet de Jésus, il fallait poser la question de la conscience que Jésus
avait de son projet, de son engagement, du caractère décisif de son propos.
L'Histoire originaire est récit d'une relation impliquant, comme il se doit, la
participation consciente du partenaire qui a amorcé cette relation. Si la question de la participation
consciente de Jésus a eu tendance à s'éclipser, dans la recherche que je
poursuis, il s'avère qu'il y a à cela une raison importante. Une fois que l'on
a envisagé l'expérience de la mort de Dieu vécue par les disciples, il devient
possible de concevoir comme une action de Dieu l'événement qui va ensuite
transformer les disciples. L'amour qui les transforme n'est pas l'attitude de
Jésus à leur égard, que l'on pourrait considérer comme représentant l'attitude de Dieu. Il s'agit plutôt de la présence
aimante du Mystère infini lui-même, d'un être amoureux dont la mort témoigne
d'une grande considération pour l'être humain qui était incapable, avant de
recevoir cette révélation, de contempler Dieu sans être affligé de culpabilité.
Tout le poids de l'explication, à ce moment-ci de la démarche, repose sur Dieu
et non plus sur Jésus, ce qui peut facilement donner à penser que l'attitude
consciente de Jésus n'est pas un élément essentiel dans cette histoire. Ce qui
est absolument faux. Les orientations théologiques nouvelles qui présentent la
transformation opérée comme l'œuvre de Dieu seul, en son infinité et en son
mystère, focalisent notre attention vers le cœur de Jésus comme le terrain où
s'est opérée l'action de Dieu. Si la mort de Jésus équivaut à la mort de Dieu,
qui était donc Jésus pendant sa vie, qui était-il à ses propres yeux, qu'est-ce
qu'il a vécu? La question de la psychologie de Jésus surgit avec force d'une
sotériologie centrée entièrement sur Dieu. Mais nous devons nous
demander : Jésus a-t-il vécu personnellement les trois phases de
l'expérience des disciples? Il vaut mieux nous concentrer sur les deux
premières phases, celles de l'exaltation et de la désolation, puisque celle de
la vie nouvelle, de la résurrection, est, je crois, hors de la portée de notre
compréhension. Quoi qu'il en soit, ce qui nous importe, c'est de saisir
l'engagement psychologique de Jésus dans la crise dont la résolution, due à
l'action de Dieu, assure notre salut. En ce qui a trait à la première
phase, la réponse à notre question n'est pas difficile à trouver. Comme tout
l'enthousiasme, toute la dynamique du mouvement avait sa source dans
l'expérience qu'il connaissait d'une relation familière, intime, avec Dieu, Jésus
a vécu sous sa forme la plus vive l'exaltation de cette période. Il ressentait
personnellement la proximité des choses qu'il annonçait aux disciples. James
D.G. Dunn, dans son important ouvrage Jesus
and the Spirit[13], soutient
que Jésus interprétait à la lumière de son sentiment filial profond et
inaliénable son pouvoir de guérison et d'exorcisme. Le principe
d'interprétation retenu est crucial : un cœur libre de toute culpabilité
et baignant dans la présence et la puissance aimante de Dieu. Contrairement à
ce que croyait Schweitzer, ce n'est pas un « dogme » qui a convaincu
Jésus de sa place et de son rôle sur le plan eschatologique, mais plutôt une
relation d'intimité avec Dieu. Aux yeux de Jésus, l'abaissement total de Dieu
permettait d'affirmer - rien d'autre n'aurait pu autoriser une telle
affirmation - que sa vie marquait l'aube du Jour du Seigneur. Comment a-t-il envisagé l'issue
violente vers laquelle il voyait sa mission s'acheminer? Plus précisément,
qu'a-t-il ressenti, lui, alors que les disciples avaient de plus en plus le
sentiment que si le mouvement échouait, Dieu allait disparaître en même temps?
Y a-t-il une correspondance que l'on puisse discerner ici? Ou bien sommes-nous
en présence de sentiments tout à fait opposés : ceux de Jésus, pour qui
cette mort annoncée servira une fin désirable, et ceux des disciples, pour qui
elle ne saurait être qu'une catastrophe totale? Si nous répondons par
l'affirmative, si nous estimons que Jésus et ses disciples avaient des vues
tout à fait opposées face à cette issue prévisible, nous ignorons le mouvement
profond de ce drame, mouvement qui se déploie dans l'âme des disciples et,
mystérieusement, dans celle de Jésus également. Pour comprendre ce mouvement nous
devons revenir à l'un des principes essentiels du présent ouvrage, c'est-à-dire
la connexion transcendantale entre, d'une part, le lien affectif naturel des
humains avec Dieu et, d'autre part, la conscience de soi marquant l'existence
personnelle. J'ai souligné que la conscience de soi constituait une trace, un
vestige de Dieu. L'amour de soi, qui est une conséquence de la conscience de
soi, représente l'attachement initial dans notre relation affective avec Dieu.
Cette relation affective avec Dieu marque donc la transformation de la
conscience de soi de l'être humain. Nous entrevoyons la mort, tout
naturellement, comme la fin de la conscience de soi. La réalité de la mort
introduit donc un doute, une méfiance, dans notre relation avec Dieu. Certes,
la réalité de la mort a tout autant été un facteur de renforcement qu'une cause
de déclin pour la religion; mais ce renforcement n'a pas été ressenti dans
cette région de la conscience religieuse où est mis en lumière l'être-personnel
de Dieu pour la personne consciente de soi. Mais, rétorquera-t-on vivement, que
faites-vous de cette expérience religieuse si répandue de l'acceptation de la
mort vécue comme acte suprême de confiance personnelle en un Créateur
personnel? À cette objection je réponds tout de suite qu'il s'agit là d'une
expérience chrétienne. D'une expérience qui tire sa source précisément de la
révolution opérée dans la conscience religieuse, dont nous cherchons à explorer
les débuts. L'être-personnel de Dieu pour la
personne consciente de soi marque la ligne de partage de la conscience religieuse.
L'univers religieux hébraïque se démarque nettement des religions païennes par
la reconnaissance de cette dimension. Alors que les religions païennes se
satisfont d'images monstrueuses et contradictoires pour représenter Dieu, la
mentalité hébraïque tient Dieu responsable, parfois avec aigreur, de la passion
de la justice qui consume le cœur humain. Si vous voulez voir explorée
l'équation entre conscience religieuse et épanouissement humain, parcourez la
Bible. Par contre, les Hébreux, à l'opposé des païens, n'ont pas créé une
doctrine élaborée touchant l'au-delà. Quant à savoir si la foi juive tardive en
l'immortalité provenait pour une bonne part de sources non juives, je laisse
cela aux érudits. Je ne crois pas pour ma part que cette foi se soit développée
naturellement à partir de la vision spécifiquement hébraïque de la relation
entre l'être humain et Dieu. Cette vision traduisait une conviction tellement
intense de l'action de Dieu en faveur de la promotion de la vie humaine,
qu'elle a laissé forcément (et littéralement!) dans l'ombre ce côté de
l'expérience humaine où il n'y a plus de vie à promouvoir. Comme dit le psaume,
« dans la mort, nul souvenir de toi : dans le shéol, qui te
louerait? » Par conséquent, la religion fondée
sur l'être-personnel de Dieu pour la personne consciente de soi se démarque
nettement des autres univers religieux, tout
en étant confrontée de plus en plus à une crise, centrée sur la réalité de
la mort. Cette évolution de la conscience religieuse, faut-il la qualifier de montée
de l'individualisme? Bien au contraire. C'est là où l'être de Dieu et
l'épanouissement du cœur humain se trouvent unis par une alliance indissoluble
inscrite à l'intérieur d'une culture que Dieu devient le Dieu d'une
collectivité, le Dieu d'un peuple. Mais qu'arrive-t-il lorsque
l'être-personnel de Dieu pour la personne consciente de soi fait un grand bond
en avant, comme c'est le cas chez Jésus? Deux réponses tout à fait opposées
nous viennent à l'esprit. Première réponse : la conscience d'une telle
personne dépasse les frontières de la mort, cesse de voir la mort comme une
limite imposée à sa conscience religieuse de soi. Cette réponse fait de Jésus
une sorte de super-Socrate, possédant un sixième sens qui lui permet de percer
un mystère qui confond le reste des humains. Deuxième réponse : chez une
telle personne le contraste entre la présence de Dieu et la réalité de la mort
est plus accusé que chez une personne n'ayant pas connu le grand bond vers la
liberté à l'égard de la culpabilité. De cela, je suis maintenant tout à fait
convaincu. La psychologie de Jésus intègre, et
intensifie de manière inimaginable, tous les mouvements du cœur humain qui
lient Dieu à la vie, à l'épanouissement, aux relations personnelles, à la vie
communautaire, à la perception du beau, aux résonances sensibles de la nature,
du sol, de la terre. Jésus est l'enfant gâté de Dieu, magnifiquement gâté, un
enfant qui croit sans équivoque en ces prévenances, en ces gâteries dont il est
l'objet, tout comme il croit en cet être qui le gâte. Jésus n'a rien de cette
triste sagesse païenne, faite de joie retenue. Pour Jésus, la mort est encore
bien plus une réalité incompatible qu'elle ne l'est pour la conscience
religieuse hébraïque dont il représente l'apogée. Et pourtant l'imminence de la mort
est toujours présente à son esprit. Ce fait est aussi important pour la
compréhension de sa psychologie que son expérience d'une relation intime avec
le Dieu de la vie. La mort est présente dans l'esprit de Jésus, non pas comme
le symbole d'un doute personnel à l'égard de Dieu, ce qu'elle est pour nous,
non pas comme un questionnement qui obsède la conscience religieuse, ce qu'elle
est pour nous, non pas comme la faille désastreuse de l'équation
Dieu-égale-la-vie, ce qu'elle est pour nous, mais comme l'objet d'une
obéissance obscure à cette Puissance qui lui a conféré à la fois sa mission et
sa signification. Pour Jésus, la mort est élevée au-dessus de toutes nos façons
de composer avec la condition humaine, pour accéder à l'ordre de la pure obéissance.
La mort n'a pas de place dans la vie de Jésus. Elle n'insuffle pas sa sagesse
dans la pensée de Jésus. Elle ne lui dicte pas le message qu'elle nous inspire
à nous : « En définitive, tu es tout seul, et ton existence n'a pas
de signification ». Non. Chez Jésus, la mort se présente comme l'objet
d'un commandement rigoureux, motivé par une intention qu'il ne comprend pas,
que personne ne peut comprendre, et que seul un cœur fidèle peut connaître. Cette élévation de la mort,
au-dessus de son rôle courant de miroir de l'interrogation existentielle,
jusqu'à la sphère de l'obéissance, jusqu'à l'ordre d'une destinée mystérieuse,
nous devons nous y référer dans nos réflexions sur l'expérience vécue par Jésus
du passage de l'exaltation à la désolation. La conscience de soi chez Jésus
marque un curieux développement. Au cours de la phase de l'exaltation, sa
relation intime avec Dieu crée en lui le sentiment indubitable de vivre pour
tous les humains ce qu'est la vie humaine en réalité, un épanouissement soutenu
par la puissance, par la présence de Dieu; elle lui procure le sentiment que sa
vie est offerte à l'humanité comme prémices du Royaume de Dieu. Sa vie, il
l'expérimente comme un présent à autrui. Il personnifie le Royaume. Lorsque se
dessine la perspective de sa fin violente, il perçoit que ce sera là également
un don à autrui. Cette fin brutale, absolument inappropriée, n'a de sens pour
Jésus que du fait qu'il la subit pour tous. Jésus en vient à percevoir sa mort
comme un acte d'amour pour l'humanité. C'est sa qualité de don reçu de Dieu
pour autrui qui fait l'unité de cette vie étonnante, une unité qui s'établit
comme un pont entre un Dieu pour qui la mort n'existe pas, et la mort
elle-même. L'être-personnel de Dieu pour la
personne consciente de soi marque la ligne de partage de la conscience
religieuse parce qu'il tend vers la résolution de la culpabilité. La
culpabilité est un frein mis à l'orientation de l'amour de soi vers l'amour de
Dieu; par conséquent, plus nous nous laissons mouvoir, plus nous nous prêtons à
ce dépassement de l'amour de nous-mêmes pour vivre de l'amour de Dieu, plus
nous nous approchons d'une dissolution de la culpabilité en nous. Sous la
pression continuelle de la culpabilité, nous trouvons dans la réalité de la
mort, dans la perspective de la disparition de la conscience de soi, une
corroboration opportune. La mort « prouve » que ma conscience de
moi-même, que mon amour de moi-même ne concernent que moi. Pour la culpabilité,
la mort est donc la bienvenue; dans la mesure où je suis libre de la
culpabilité, je ne ferai pas bon accueil à la mort. Et si je suis entièrement
libre de toute culpabilité, j'aurai envers la mort une attitude tout à fait
hostile. Voilà la psychologie de Jésus, chez qui la mort a été rejetée de la
sphère du bon accueil vers celle d'une mystérieuse obéissance. Dans cette
disposition, la mort joue un rôle nouveau, permettant à Dieu de mourir et de dissoudre la culpabilité. C'est là la psychologie exposée dans
Phil 2 6 et s. L'énoncé paulinien au sujet de celui qui, étant dans la forme de
Dieu, n'a pas usé de son droit d'être traité comme un dieu, mais s'est
dépouillé, devenant obéissant jusqu'à la mort, peut, dans une perspective
rapprochée, s'appliquer à la psychologie de Jésus. Sous cette perspective, Jésus,
dont l'esprit ne s'appuie guère sur la réalité de la mort, Jésus, qui n'a
aucune part avec un amour de soi rongé par la culpabilité et associé tout
naturellement à la mort, n'embrasse la mort que par obéissance au Mystère
infini. Nous pouvons maintenant retracer le
développement de Jésus à l'intérieur du polyptyque de l'histoire de notre
salut. Sa mort, Jésus l'entrevoit comme une porte qui ouvre pour les disciples
sur l'expérience de la mort de Dieu. Dans sa vie considérée en elle-même, la
mort n'a guère sa place. La mort ne saurait avoir chez lui la part d'une
compagne naturelle, associée à une culpabilité foncière. Puisqu'elle n'est pas
chez lui le sceau de l'intérêt qu'il porte à sa propre personne, elle joue un
rôle exclusivement fonctionnel dans le nouvel état de choses qu'elle doit
susciter pour les disciples, celui de la mort de Dieu. Pour Jésus, la mort n'est pas la
bienvenue. Il l'accepte des mains de Dieu. Il y a là une énorme différence, qui
sera gommée par des siècles d'expérience chrétienne. Un instinct profondément
juste amène saint Paul à voir dans la mort de Jésus un acte d'obéissance et non
pas cette échéance naturelle que se représente l'humanisme chrétien, ni
l'apogée de la vie d'un martyr ou d'un héros. C'est comme acte d'obéissance que
la mort de Jésus est l'instrument et la traduction du plan de salut de Dieu.
C'est comme acte d'obéissance qu'elle trouve son expression achevée dans la
métaphore de l'agneau pascal, plutôt que dans le modèle du martyre. La mort de
Jésus met fin mystérieusement au monde magique de l'enfance spirituelle centrée
sur une vie intérieure exempte de culpabilité. Dieu seul peut annihiler ce
principe négatif; et cette annihilation, l'amour de Dieu ne peut la réaliser
qu'en s'annihilant lui-même dans la mort. Il semble que nous ayons produit une vérification subjective du
principe paulinien voulant que la mort soit la rétribution du péché. Nous nous
approprions cet axiome lorsque nous saisissons de quelle manière l'absence de
foi en l'orientation de notre existence vers Dieu, que produit en nous la
culpabilité, se trouve corroborée par la perspective de la disparition de notre
être. La rétribution du péché devient la sanction de la culpabilité, l'état
associé naturellement à la culpabilité. La mort joue un rôle si important dans
cette association que seule peut la rompre la mort de Dieu, qui est la plus
grande manifestation de la tendresse de Dieu. La notion paulinienne de la mort
comme rétribution du péché suggère une vision radicale de la mort, seule
capable d'aider à comprendre l'action transformatrice de Dieu au moment de
l'histoire où la mort occupe le devant de la scène. Une grave erreur
d'interprétation de la notion paulinienne s'est répandue, portant simplement
que la mort est causée par le péché, que sans le péché la mort n'existerait
pas. Cette idée va trop loin du point de vue de la foi et la notion paulinienne
est abandonnée en douce. C'est seulement lorsque nous voulons retrouver le sens
de ces idées anciennes que nous nous mettons à chercher une autre signification
à l'affirmation de Paul. Et que nous constatons quelle lumière cette
signification peut projeter sur certains des aspects les plus profonds, les
plus sombres de la psychologie humaine. Ce que saint Paul nous enseigne,
c'est que l'élément à explorer est le lien entre la culpabilité et la mort, la
réalité de la mort représentant une perspective appropriée pour la conscience
marquée par la culpabilité. Cette adéquation est d'ordre subjectif : c'est
cet état que concerne la démarche d'« appropriation » dont nous avons
parlé. Il représente un sentiment profond, engendré par la culpabilité, de la
mort comme le terme qui convient tout à fait à notre existence. Un sentiment
qui mine notre foi en la signifiance ultime de notre existence. Et qui trouve
dans la réalité de la mort une justification d'une efficacité exceptionnelle.
Voegelin souligne avec raison que dans la mesure où dans l'histoire l'esprit
humain se penche sur les indices proposés par le Mystère infini, il poursuit
l'immortalité : ce qui signifie, non pas une fuite, ni une ignorance, ni
un oubli de la réalité de la mort, mais plutôt un refus d'utiliser la mort
comme justification d'une spiritualité peu ambitieuse. Ce refus desserre l'étau
de la culpabilité, mobilise l'esprit humain affaibli en la présence de l'Esprit
Saint, et traduit en un principe de vie une résonance précieuse d'un monde
lointain. Jésus, l'être exempt de culpabilité,
accueille intégralement cette résonance et laisse sa vie se construire autour
de l'auto-appréciation qu'elle favorise. Il s'apprécie personnellement en tant
qu'être lié par une relation intime unique avec le Mystère infini, et rejette
donc la mort où nos esprits affaiblis trouvent une confirmation de leur
faiblesse. La mort n'était pas perçue chez lui comme une perspective
appropriée. Avec le drame de la Croix, une ombre obscure est projetée sur le
printemps galiléen, mais ces ténèbres qui s'abattent tiennent d'un phénomène
étranger, d'un mal qui impose sa présence. Il faudra pour dissiper cette
obscurité une lumière plus vive que celle dont est illuminée la mission en
Galilée. Il faudra la lumière de la Résurrection. L'ombre projetée sur le
printemps galiléen assombrit tout autant l'esprit de Jésus que celui des
disciples. Jésus perçoit, sous sa forme la plus vive, la discordance profonde
entre la mort et ce qui se passe en lui et autour de lui. La mort lui apparaît
comme ce qu'elle est véritablement : une énigme dont seul Dieu, dont seul
un amour mystérieux, détient la clef. Et non pas comme cette complice à
laquelle fait place la culture humaine, qui y trouve une sinistre justification
de la trivialité spirituelle. Que se passe-t-il lorsque nous
ratons la perspective paulinienne, lorsque nous n'arrivons pas à saisir que la
pire chose à faire avec la mort, ce n'est ni de la fuir, ni de l'oublier, mais
de l'asseoir sur un trône et de nous incliner comme des sujets devant elle?
Nous nous enfonçons alors à un niveau de notre être où c'est une tout autre
histoire qui est appropriée. À ce niveau-là, l'estime de soi suscite une
recherche d'une signification personnelle indépendante, met en marche le projet
de constitution du moi et anime une volonté d'être Dieu plutôt qu'une
intelligence de soi axée sur une relation amoureuse. À ce niveau-là, la mort
est une réalité incongrue, une ennemie, face à la divinité du moi. À ce
niveau-là, la croissance spirituelle doit passer par un apprivoisement de la
mort. Un apprivoisement qui sera fatalement confondu avec un autre
apprivoisement de la mort, déployé au niveau plus profond où il représente une
tentation spirituelle. La réalité de la mort m'enseigne que je ne suis pas
Dieu, et cette instruction est bénéfique. La réalité de la mort me suggère
aussi que je n'ai aucune valeur ultime, et ce message est catastrophique. Si je
ne discerne pas la différence entre l'enseignement salutaire et le propos
funeste, je commets une faute de discernement des plus graves, et je confonds
humilité et apathie spirituelle. Becker, lorsqu'il relève comme un
phénomène universel la négation de la mort, pose donc un diagnostic juste; par
contre, lorsqu'il prétend qu'il s'agit là d'une réalité irréductible, son
diagnostic devient faux. La morbidité spirituelle radicale chez l'être humain
ne consiste pas dans sa fuite de la mort, mais plutôt dans son acceptation de
la mort comme réalité ultime. L'être humain fuit la mort justement parce qu'il
la perçoit comme la réalité ultime. Il cherche à échapper à une dictature
injustifiée. Becker met en lumière les efforts déployés par l'être humain pour
composer avec une situation où la réalité de la mort éteint toute ardeur
spirituelle; or le mal, il faut le voir dans la situation elle-même, et non pas
dans les efforts déployés pour en sortir. C'est vers cette situation que Dieu
attire notre attention lorsqu'il nous envoie un être humain dont il entoure la
vie de miracles et en qui il montre que la vie humaine est étrangère à la mort.
Ainsi se trouvent réunis les éléments d'une crise majeure, la crise ultime de
l'humanité, que seule résoudra la mort de Dieu, assumée par amour. Notre maladie est une torpeur
spirituelle qui empêche Dieu de se manifester dans notre vie, obscurcie qu'elle
est par l'ombre de la mort. Contre cette maladie, Dieu a un remède : nous
représenter notre vie comme étant la sienne propre, pousser cette dramatisation
jusqu'à rejeter la mort hors de l'horizon humain, et alors, quand notre vieille
compagne sera devenue persona non grata, quand prédominera une juste conception
de l'être humain, de la vie humaine, nous faire passer du Royaume de la Mort à
son Royaume à lui. Le Royaume de la Mort est le domaine où la mort est la
mesure de l'esprit humain. Cette équation, Jésus la contredit en affrontant la
mort, en particulier dans le propos de sa mission en Galilée, traduisant une
force, une affirmation, un pouvoir de guérison décisifs. Voilà la signification
des images traditionnelles qui présentent le combat de Jésus et sa victoire
face à la mort. Une signification qui, à l'instar de la notion paulinienne de
rétribution du péché, ne saurait être comprise tant que n'est pas résolu
l'enjeu le plus profond de l'appropriation de soi, celui de la tentation du
Mauvais, qui a en horreur la part de divin chez l'être humain. Ce n'est pas à
la négation de la mort que nous incite le Mauvais, mais plutôt à son apprivoisement. Comme elle est laborieuse,
l'entreprise de clarification de cette mort qui est un acte d'amour envers Dieu
et tout ce qu'il a fait, envers Dieu et son univers merveilleux! Un
discernement s'impose. Une vision partielle du bien nous a conduit à associer à
la mort des notions floues, que traduisent les figures du héros tragique ou du
martyr qui se sacrifie pour une grande cause. Or, toutes ces images portent le
sceau du Royaume de la Mort. Elles mettent en scène des êtres ayant opposé à la
situation humaine des actions d'une
noblesse exemplaire. Mais elles ne constituent pas la mesure de celui-là qui
vient mettre fin à cette situation. C'est de lui que ces images tirent leur
signifiance et non pas l'inverse. Épilogue Dans l'introduction, je
disais : si je suis étonné, captivé par mon être, à tel point que je
reconnais dans cette passion une dimension constante de toute existence
humaine, quel sentiment devrais-je éprouver réellement face à celui-là qui
connaît et qui veut ce qui ne peut que m'étonner et me captiver? Un sentiment
de « dépendance »? Voilà une désignation bien banale, bien insipide
pour un tel sentiment. Comment cerner cet état affectif?
Nous disposons de bien peu d'indices. Et pourtant l'entreprise vaut la peine
que l'on s'y consacre; ce sentiment vaut la peine d'être exploré plus que tout
autre. Wittgenstein affirme : ce n'est pas l'ordonnance du monde, mais son
existence même, qui constitue la dimension mystique. Cette disposition
contemplative n'est toutefois pas notre horizon ultime. Dans l'inconnaissance
extasiée de la contemplation nous sommes à même de percevoir l'être qui
connaît. Dans cet état d'émerveillement, nous pouvons percevoir l'être qui
veut. Il ne s'agit pas d'une connaissance qui supprime notre inconnaissance. Il
ne s'agit pas d'une volition qui supprime notre joie devant une intention
manifeste. Car il s'agit non pas de notre connaissance, non pas de notre
volition, mais de la connaissance, de la volition de celui qui est. Nous
reconnaissons que nous avons affaire à la connaissance et à la volition de
quelqu'un d'autre lorsque nous constatons que nous pouvons tout au plus, devant
ces réalités, cerner le sentiment d'attrait profond de tout notre être à leur
égard. Et si ce sentiment était actualisé
et déployé entièrement dans la conscience? Mais qu'est-ce qui l'actualiserait?
Quelle condition inimaginable de l'univers attiserait ce feu normalement
couvert, et nous enflammerait dans une contemplation qui, plus qu'un simple
ravissement, marquerait un assentiment total? Cette condition inimaginable,
c'est Jésus sorti du tombeau de l'humanité qui regarde et ne voit pas. Et ceux
qui le voient sont enflammés de l'Esprit Saint. Tellement, tellement plus simple que
le monde transfiguré du poète, du visionnaire; tellement, tellement plus simple
que la vision des anges dans un pommier, décrite par Blake; la condition, c'est
cet être-là, cet être unique, présent de façon non visible dans le monde, et
qui tient le cœur humain dans une ignorance quasi totale (mais non pas totale,
tout de même) du sentiment réel qu'il inspire. Nous allons pour le moment nous
pencher sur ce sentiment et chercher à le désigner. La question cruciale, la
question finale que devait poser le chercheur du Graal était : Qui le
Graal doit-il servir? C'est essentiellement la même question que nous devons
poser, mais sous une forme intériorisée, en ces temps qui sont les derniers. Le
bien-aimé est désigné par l'amour dont seul le bien-aimé est l'objet, et nous,
qui sommes dans cet amour, devons ultimement donner absolument tout pour cet
amour. Appendice :
Qu'est-ce que la haute christologie? L'expression « haute
christologie » prête à confusion. Chez les spécialistes du Nouveau
Testament, elle désigne une description de Jésus au moyen d'images qui
expriment l'égalité entre Jésus et Dieu. Un exemple achevé de haute
christologie pourrait avoir la forme suivante : « Au commencement,
avant l'origine du temps, le Verbe éternel était avec Dieu, et il était Dieu.
Il y a deux mille ans environ, ce Verbe a pris chair, est né de Marie, a
souffert et est mort pour nous, est ressuscité d'entre les morts, puis est
retourné vers Dieu, d'où il était venu. » Les moments essentiels de cette
description tiennent à des images. L'énoncé nous force à imaginer un
« temps » avant l'origine du temps, et une entité mystérieuse qui se
trouve en présence de Dieu et est en quelque sorte identique à Dieu (pour cet
élément, ce qui est significatif, les images n'arrivent pas à soutenir
l'affirmation). L'énoncé nous force à imaginer que cet être « prend
chair », qu'il souffre, meurt, ressuscite et retourne, dans sa chair, d'où
il est venu pour prendre chair. Une « basse
christologie », par contre, désigne une description de Jésus en fonction
d'images qui n'évoquent pas une égalité avec Dieu : le Roi-Messie, le
Christ, le Fils de l'Homme, l'Ange, le Fils de David, le prophète qui devait
venir. La confusion tient à une
identification de la profession de foi ancienne, faisant appel au langage des
écrits johanniques, et de la confession de la divinité de Jésus, qui sera
définie à Nicée; en conséquence, les courants qui ont recours au dernier groupe
d'images évoqué sont considérés comme ne partageant pas la confession de la
divinité de Jésus qui sera définie à Nicée. Quelque chose va de travers dans de
telles équations; il suffit pour s'en convaincre de lire le discours de Pierre,
au début des Actes des Apôtres, un exemple frappant de « basse
christologie » : « Jésus le Nazôréen, cet homme que Dieu a
accrédité auprès de vous ... Dieu l'a ressuscité ... Et
maintenant, exalté par la droite de Dieu, il a reçu du Père l'Esprit
Saint ... Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous
avez crucifié ». Certes, Pierre dira aussi : « il n'y a pas sous
le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être
sauvés ». Il associe alors Jésus d'une manière unique à la puissance de
salut de Dieu. Autrement dit, il attribue au Nazaréen, à l'homme accrédité par
Dieu, à ce Messie-Seigneur, plus que les attributs et perspectives liés de
façon habituelle et évidente aux descriptions et aux titres évoqués. Ce
« plus » se manifeste lorsque l'on porte attention, non plus aux
titres et aux images, mais plutôt à la sphère d'attribution. Une sphère où sont
mises en lumière la grandeur reconnue chez Jésus, la foi illimitée en sa
puissance (son « nom »), l'étonnante focalisation religieuse dont un homme est l'objet dans un contexte de
strict monothéisme judaïque, l'impression de voir se former dans cette
tradition un second foyer religieux, constitué par cet homme. Il apparaît alors
clairement que le contraste qui se manifeste dans ces passages des Actes entre,
d'une part, l'attribution de titres limitatifs et, d'autre part, la
reconnaissance d'attributs et de perspectives pratiquement illimitées, marque
une tension présente dans tout le Nouveau Testament. Les attributs et les perspectives
reconnus chez Jésus dans le Nouveau Testament dépassent de très loin
l'acception « habituelle et évidente » des titres qui lui sont accordés.
Ces deux qualificatifs font ressortir une donnée factuelle épistémologique, à
la source de la dualité de la christologie (haute/basse). Cette donnée
factuelle, qui comporte plusieurs facettes, nous pouvons l'exprimer par trois
énoncés. 1) Il ne saurait y avoir de compréhension sans formation d'images, pas
plus qu'il ne saurait y avoir de communication sans évocation d'images. 2) Si
les images constituent une condition nécessaire de la compréhension, elles n'en
sont cependant pas une condition suffisante. La compréhension, aussi bien que
la communication effective, ne se produit que si, tout en ayant recours aux
images appropriées, on saisit quelque chose au-delà des images, quelque chose
auquel ne correspond aucune image : l'être humain comprend, et communique,
lorsqu'il « saisit l'idée ». Un bon professeur d'histoire fera appel
à une foule d'images, il évoquera des terres négligées ou utilisées de manière
frivole, les paysans affamés, les aristocrates, l'importance démesurée de la
cour du roi, un expert banquier se torturant l'esprit et se tordant les mains;
mais lorsqu'il s'agira de saisir « les causes de la Révolution
française », il ne pourra plus recourir à des images. 3) Dans une
discussion, on fait appel à des images, mais l'objet de la discussion, essentiellement,
est indépendant des images. Je dis bien « essentiellement », car les
gens tergiversent de telle façon qu'un habile rhétoricien peut faire pencher un
débat ou un procès en produisant une image efficace qui fasse oublier les complexités
des questions débattues. « Voilà, c'est cela, la question! », conclut
l'audience, convaincue à tort par une simplification séduisante. J'ai parlé d'images
« appropriées » : une image ne sert à sa fin, qui est de
favoriser la compréhension et la communication, que si elle
« ressemble », si elle fait penser, à l'idée que l'on cherche à
véhiculer. L'image ne saurait suffire à transmettre l'idée, mais elle peut,
elle doit pointer dans la bonne direction, et fournir une indication précieuse.
Il suffit de penser au rôle crucial des images nouvelles, qui évoquent avec
bonheur les avancées fantastiques de l'astrophysique moderne. À certains moments, une grande idée
inédite tente d'émerger, traduisant une expérience spirituelle nouvelle qui
cherche à se dire en s'en remettant aux soins du langage. Une telle percée
révèle à coup sûr un immense écart entre les images disponibles et l'idée
originale qui appelle une expression inventive. Le fossé, toujours présent, et
dont l'existence est essentielle pour qu'il y ait compréhension ou
communication, est, dans ce cas très spécial, élargi. Tout ce que les milieux
concernés peuvent faire, jusqu'à ce qu'un esprit audacieux produise une image
innovante, c'est d'exploiter au-delà de leur gamme d'évocations habituelles les
ressources des images et des symboles existants. S'il y eut jamais dans l'histoire
humaine un tel tournant critique, une telle ligne de partage dans la conscience
religieuse, c'est bien le moment de la naissance de l'ère chrétienne. Nous
devrions pouvoir trouver, dans la première documentation disponible de cette
époque, des traces multiples, bien marquées, des significations nouvelles et
des significations anciennes qui se heurtent, de l'inédit cherchant à émerger
de professions immémoriales, d'une exploitation tout à fait inattendue du
langage religieux reçu. Or c'est exactement ce que nous y trouvons. Les
discours de Pierre dans les Actes en sont un exemple. L'histoire d'un homme,
d'Anathoth ou même de Nazareth, investi d'une mission divine, n'était pas du
tout une nouveauté chez les Juifs. Mais aucun Juif n'avait jamais entendu dire
que son salut ultime pouvait dépendre d'un tel homme! Dans toute cette démarche
de désignation, de présentation de l'Homme Nouveau, une épistémologie adéquate
donne lieu à ce que Newman appelait une probabilité antécédente, et cette
probabilité se vérifie à souhait. J'ai dit que le « fossé
élargi » allait demeurer tant qu'un esprit audacieux n'allait pas tenter
de le combler. Voilà une autre probabilité antécédente qui se vérifie. Des
esprits audacieux se sont bientôt manifestés : la communauté johannique, à
qui nous devons le quatrième Évangile et les Lettres de saint Jean, produit
dans ces écrits une haute christologie. Elle présente un Jésus de rang divin,
non seulement dans les attributs et les perspectives dont elle l'investit, non
seulement dans son être qu'elle magnifie, mais également dans sa description
imagée de sa personne. Une description imagée portée au niveau de l'attribution
religieuse pratique. La personne ainsi glorifiée est représentée dans
l'imaginaire chrétien comme étant là-haut, avec (étrange hésitation une fois de
plus) Dieu de toute éternité, d'où elle vient s'incarner en la personne de
Jésus de Nazareth. Nous savons que cette haute
christologie a été prépondérante dans l'Église. Mais cela suscite une question
capitale : Que signifie cette prépondérance? Est-ce qu'elle signifie que
l'influence des cercles johanniques a été prépondérante sur tous les adeptes
d'une basse christologie qui, selon le présupposé que je conteste, ne croyaient
pas en la divinité de Jésus parce que, porteurs d'un langage plus ancien, ils
étaient incapables de se figurer cette dimension divine? Ou est-ce qu'elle
signifie plutôt que les images que les cercles johanniques étaient capables de produire
apportaient aux milieux habitués jusque-là à la christologie du type Fils de
l'Homme ce qui manifestement allait leur permettre d'exprimer plus clairement
une foi qu'ils possédaient déjà? Si vous avez l'habitude de traiter un homme
comme s'il était Dieu, vous accueillerez avec bonheur la possibilité effective
de l'appeler Dieu. Si l'on considère la question épistémologique et le
caractère tout à fait révolutionnaire de l'époque où cette question était
tellement accentuée, le deuxième ordre de réponse apparaît plus plausible. La présence, dans l'Évangile selon
saint Jean - le classique de la haute christologie - de
certains des énoncés les plus primitifs, en fait de formulation de la basse
christologie, qui se trouvent dans le Nouveau Testament, confirme notre
jugement. Si l'auteur avait considéré la haute christologie comme la seule
confession valable, la seule profession de foi appropriée concernant Jésus, il
aurait certes supprimé de son texte toutes ces descriptions de Jésus qui
peuvent être tenues pour inadéquates et trompeuses. En fait, ces descriptions
semblent lui convenir très bien. Dans ma propre expérience, certes, une fois
intégrée la haute christologie, j'ai constaté que je pouvais goûter d'une façon
nouvelle les descriptions plus primitives, plus partielles de Jésus. Robert
Heiler fait remarquer que la conscience religieuse, parvenue à une grande
maturité spirituelle, a tendance à réadopter un langage religieux primitif,
pour employer par exemple la terminologie du sang versé en sacrifice, mais en
le transformant de fond en comble. Dans la position de force où elle est
parvenue, la conscience retrouve des éléments précieux dans les tâtonnements
qui ont marqué le début de son cheminement. Peut-être, en fait, qu'après avoir
pris la responsabilité de combler quelque peu le fossé perçu sur le plan des
images, la conscience peut se permettre de le laisser ouvert, forte qu'elle est
d'une sérénité nouvelle régnant en lieu et place de la tension éprouvée
antérieurement. Le risque que court la haute
christologie, c'est d'oublier que le fossé est toujours là, à la fois pour la
christologie et pour l'ensemble du connaître humain. Il faut bien percevoir la
tentation tout à fait humaine de s'appuyer trop fortement sur des images
heureuses et de se comporter mentalement comme si une imagerie pouvait
correspondre à la vérité. Nous avons déjà, à deux reprises, indiqué où cette
tentation risquait de mener la haute christologie dans une impasse. Il s'agit
de la traduction en images du propos concernant « le Verbe » dans le
Prologue de saint Jean. Le Verbe était « auprès de » Dieu : on
dirait plutôt qu'il était « tourné, orienté vers » Dieu, et pourtant
il était Dieu. Comment est-il possible d'exprimer l'incidence intégrale, évoquée
ici, d'une haute christologie : celle d'un être divin tourné vers Dieu
(comment Jésus aurait-il pu prier autrement?) mais qui est Dieu, par sa nature?
Certainement pas en ayant recours à des images. On sait que pendant les débats de
Nicée les tenants de la haute christologie faisaient grand usage d'une
notion-clé : homoousion. Ils
affirmaient, avec toute la force dont ils étaient capables, que Jésus était
Dieu : ils soutenaient que Jésus était fait de cette substance divine que
nous nous représentons quand nous pensons à Dieu. Ils tentaient de poursuivre
l'œuvre johannique en produisant l'image, la description qui cette fois
comblerait totalement le fossé conceptuel, et qui véhiculerait la divinité de
Jésus, centre de la foi chrétienne. Ils cherchaient à éviter l'ambiguïté
ultime, la contradiction apparente dans la présentation d'un être qui à la fois
est Dieu et est tourné vers Dieu, pour exprimer sans équivoque l'identité de
Jésus avec Dieu d'une façon imaginable. Jésus et Dieu partagent une même
« substance ». Bien sûr, il s'agit là d'une « substance »
tout à fait mystérieuse, spirituelle et ineffable, mais dans ce mysticisme
philosophique du moins l'imagination n'est pas laissée pour compte. Lorsque nous essayons de reproduire
ce tour de force mental, des difficultés surgissent. Si nous voulons établir le
fondement de cette consubstantialité, nous dirons peut-être que Jésus et Dieu
sont faits de la même substance, tout comme deux êtres humains sont faits de la
même substance humaine : alors nous avons deux Dieux. Ou bien nous dirons
que la substance est indivisible; chacun la possède entièrement, mais la
manifeste différemment : nous aboutissons à une hérésie, le modalisme, qui
fait du « Père » et du « Fils » deux aspects de Dieu. Nous
perdons alors le sens de l'interaction dynamique du Père et du Fils, qui est la
vie et la signification mêmes du Nouveau Testament. Athanase, le véritable génie,
l'architecte de Nicée, a compris, même si c'était de façon implicite, que ce
qui n'allait pas, à propos de l'homoousion,
ce n'était pas le terme en soi, mais la conception de l'ousion comme une sorte de matière divine. Il a constaté que
l'erreur consistait à recourir à ce langage pour combler définitivement le
fossé béant dans l'imaginaire chrétien. Il a donc cherché à éviter les
conséquences d'une pensée faisant appel à une matière divine. Il s'est
absolument refusé à tenter de formuler à quoi pouvait ressembler l'unité du
Père et du Fils. Il a voulu éviter cela même en quoi se complaisaient les
tenants d'une haute christologie, la représentation de l'unité sublime. Il
s'est contenté de dire : tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi,
sauf engendrer le Fils; tout ce qu'est le Père, le Fils l'est aussi, sauf être
le Père. Cela ressemble à une manœuvre de
tromperie. La question fondamentale, le problème de fond, semblent évacués.
L'esprit reste sur sa faim. Or ce qui est évacué de fait, c'est l'impossible
propos d'une imagination versant dans la mystagogie. « La question
fondamentale, le problème de fond », traduisent tout simplement ce propos.
C'est l'imagination qui reste sur sa faim. L'imagination qui au départ a fourni
les images traditionnelles et exigeait l'attribution à Jésus de titres divins
(créant ainsi la basse christologie), qui ensuite a comblé partiellement le
fossé de l'imaginaire en produisant des images inédites, évocatrices d'un rang
divin (celles de la haute christologie), a finalement outrepassé ses
compétences. Il fallait donc faire reculer l'imagination à l'intérieur de ses
frontières, et c'est ce que l'Église a réalisé, dans ce tournant décisif qui
semble être la première appropriation épistémologique de son histoire. Lonergan
soutient avec à-propos que Nicée marque une conversion intellectuelle de
l'Église. Pour Lonergan, cette conversion ne saurait consister simplement en
une acquisition de la maîtrise d'un réalisme critique, à laquelle von Hügel
invitait un jour un homme venu lui demander conseil sur son intérêt pour les
religions comparées. (Cet étudiant, que je connaissais, se souvenait du
commentaire reçu - citation libre - : « L'absence de
réalisme critique chez presque tous les modernistes constitue leur faiblesse
majeure ... »). Il faut apprendre à penser correctement bien avant de
pouvoir discerner les incidences de ce processus étonnamment sélectif. Lonergan
qualifie de « réalisme dogmatique » la sagacité d'un Athanase, qui
réussit toujours à éviter les faux pas en cette matière. Pour Athanase, la réflexion doit se
centrer sur la dynamique de l'attribution : le Fils accomplit ce que le
Père accomplit. Athanase adopte donc la démarche intellectuelle grâce à
laquelle la basse christologie, en dépit des lacunes de son répertoire
d'images, a pu affirmer en pratique la divinité de Jésus. Le Fils de David,
l'homme de Nazareth investi d'une mission divine, le Christ, doit se voir
attribuer ce qui n'est attribué qu'à Dieu. Ce processus d'attribution émerge
donc comme la grande constante de l'affirmation chrétienne de la divinité de
Jésus. Dans la basse christologie, la christologie primitive, le processus se
déploie au-delà des limites des images employées. Dans la haute christologie,
il forme la dynamique inhérente de la critique d'un imaginaire plus approprié,
mais porté à s'afficher comme absolument approprié. Il serait tout à fait fallacieux de
présenter, sans explications, le grand apport d'Athanase, la confession de
Nicée, comme le triomphe final d'une haute christologie. Ce
« triomphe » en fait marque l'expression d'une haute christologie
soumise à une critique, à un élagage, permettant à la voix de l'Église primitive
de s'y faire entendre, d'y faire entendre les résonances d'une transformation à
laquelle cette Église avait soumis le langage de la première christologie de
l'intérieur, sans en modifier la terminologie. Pour bien saisir la relation entre
la basse christologie et la haute christologie, il est essentiel de faire appel
au donné factuel de l'activité mentale. Hors de cette perspective, on se trouve
devant deux témoins d'une dynamique conceptuelle de la foi chrétienne, mais, à
défaut de voir leur apport mutuel, on considère simplement que l'un des deux
témoins a supplanté l'autre. Or, l'apport mutuel est tout à fait manifeste. À
l'instar de la christologie johannique, qui s'est associé la christologie plus
primitive, Nicée, qui va plus loin que Jean en affirmant l'égalité de Jésus et
du Père, restaure plus activement que Jean la démarche originelle de l'âme
croyante (Jésus accomplit ce que seul Dieu accomplit pour nous, donc Jésus est
Dieu). Les érudits, précisément parce
qu'ils doivent tellement traiter avec les images, les symboles et les termes
employés, sont portés à s'appuyer de façon excessive sur l'image qui est à la
source de tous les problèmes, tant en christologie que dans les querelles
familiales. Mais quelle est cette foi qui « se termine » dans les
images? « Actus autem credentis non
terminatur ad enuntiabile, sed at rem », dit saint Thomas d'Aquin
(« l'acte du croyant ne se termine pas à un énoncé, mais à la
réalité » - I-II, Q. 1, a. 2, sol. 2)[14]. Note On dit souvent qu'à
Nicée l'Église a défini la divinité du Christ. Or dans les débats conciliaires,
et dans toutes les discussions péri-conciliaires, il est question semble-t-il,
non pas de la divinité ou de la non-divinité d'un homme ayant une existence
historique, mais plutôt de la divinité ou de la non-divinité d'une chose
appelée « le Verbe ». Tous les partis conviennent que « le
Verbe » dépasse le niveau humain, mais ils ne semblent pas tous disposés à
identifier « le Verbe » à Dieu. Jaroslav Pelikan dit à peu près
ceci : le Concile ne se demande pas tant : « Est-ce que Jésus
est divin? » que : « En quoi Jésus est-il divin? ». Qu'est
ce que cela signifie en fait? Comment est-ce qu'un concile qui se penche sur le
problème de Jésus - et c'est ainsi que l'on a toujours perçu son
propos - s'interroge d'abord et avant tout, non pas sur Jésus, mais
sur une entité quasi divine, « le Verbe », et se demande si ce «
Verbe » est Dieu ou s'apparente à Dieu? Le premier problème que soulève sur
le plan rationnel la foi en la divinité d'un homme n'est pas celui de la
possibilité pour un homme d'être Dieu, mais celui de la cohérence, de
l'explication, de cette profession de foi. Cette configuration est particulière
aux problèmes suscités par la foi. La foi, ce oui informe, inconditionnel à
Jésus et à tout son monde comme voie de salut, est là, présente, en quête de
cohérence. La question de la possibilité pour un homme d'être Dieu traduit, non
pas un problème suscité par la foi, mais plutôt l'interrogation d'un
non-croyant. Ici aussi je soupçonne que le débat christologique contemporain
souffre d'une confusion de deux démarches, fides
quaerens intellectum et intellectus
quaerens fidem, qu'il ne faut jamais identifier. Comment résoudre le problème que
suscite notre foi? Prenons notre être pré-humain, là-haut auprès de Dieu
« tourné, orienté vers » Dieu, et pourtant lui-même
« Dieu ». Comment concevoir cet être d'une manière cohérente par
rapport à Dieu? La réponse à cette question devra être empreinte d'une grande
modestie. Elle exigera une démarche de désimmersion de l'imaginaire, un recul
par rapport à des images comme celle des rayons du soleil, une forme de
déjohannisation, un retour de la pensée au niveau d'où elle avait pris son
envol, celui des professions multiples de la foi originaire : Jésus, ce Jésus que
vous avez cherché à élever au rang de Dieu dans le grand propos de l'imaginaire
chrétien, est Dieu, simplement et véritablement, parce qu'il accomplit pour
nous ce que Dieu seul peut accomplir. Les Pères de Nicée se penchent, non
pas sur la divinité du Christ, mais sur la façon dont les croyants ont cherché
à traiter la divinité du Christ au cours des trois siècles précédents. Le
problème auquel ils s'attaquent, c'est le problème épistémologique critique
créé par les efforts déployés par l'imagination pour appuyer la foi. Ces
efforts ont mené déjà les théologiens bien loin de l'homme de Galilée.
Cherchant à déployer conceptuellement leur foi en lui, l'essor de leur pensée
s'était perdu dans les nuages. Nicée devait saisir la pensée chrétienne à cette
élévation nébuleuse et l'amener à se poser.
[1] T.S. Eliot, Poésie, traduction de Pierre Leyris,
Paris, Seuil, 1976, p. 221. [4] T.S. Eliot, Poésie, p. 111. [5] Les citations des
Écritures sont tirées de la Bible de Jérusalem, Cerf, 1998. Ndt. [6] Harvey Cox, L'appel de l'Orient, traduit de
l'américain par Marie-France de Paloméra, Paris, Seuil, 1979, p. 107. [7] Frederick S. Perls, Rêves et existence en gestalt therapie,
traduit de l’anglais par Alla Destandau-Denisov, 2e édition, Épi
éditeurs, Paris, 1972, p. 9. [9]Bernard
Lonergan, Pour une méthode en théologie,
trad. de l'anglais sous la dir. de Louis Roy, o.p., Fides, Montréal, et Le
Cerf, Paris, 1978, p. 9. [10] Francesco Turvasi, The
Condemnation of Alfred Loisy and the Historical Method, Rome, Edizioni di
Storia e Letteratura, 1979. [11] The Myth of God Incarnate, publié sous la direction de John Hick,
Londres, S.C.M. Press, 1977. [12] T.S. Eliot, La réunion de famille, dans La cocktail-party, suivi de La réunion de
famille et précédé de Les buts du drame poétique, traduit par Henri
Fluchère, Paris, Seuil, 1952, p. 195. [13]James D.G. Dunn, Jesus and the Spirit: A Study
of the Religious and Charismatic Experience of Jesus and the First Christians
As Reflected in the New Testament, Philadelphie, Westminster Press, 1975. [14] Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, Cerf, 1985. |