Pour une nouvelle économie politique


Bernard Lonergan



Traduction des six premières sections de
For a New Political Economy, University of Toronto Press, vol. 21 des
Collected Works of Bernard Lonergan, 1998.
Traduction réalisée par Pierrot Lambert et révisée par Eileen de Neeve.
Publiée avec l’aimable autorisation de University of Toronto Press.





Pourquoi? Quoi? Comment?

Le processus pur

Vers une économie d'échange

Aperçu de la structure mécanique du processus d'échange

Les équilibres de la structure mécanique

Théorèmes accessoires

Esquisse d'une analyse de la circulation




 

1

Pourquoi? Quoi? Comment?

 

 

1                    La nécessité d'une nouvelle économie politique

 

 

            Dans l'introduction de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes se penche sur une objection : seuls les experts supérieurement intelligents seraient en mesure de comprendre les théorèmes très abstraits de la science économique moderne. Keynes répond - et sa réponse n'est pas vraiment convaincante - que si les gens pratiques, tels que les politiciens, les banquiers et les industriels, ne parviennent pas à saisir de quoi il retourne, alors, inévitablement, ils courent à leur perte. Et nous avec eux, puisque ce sont nos leaders.

            Ces considérations ne tiennent pas de spéculations éthérées. Les États totalitaires fondent leur auto-justification sur une thèse, selon laquelle les démocraties auraient raté le train de l'économie du XXe siècle. Au siècle dernier, affirment-ils, la démocratie s'est avérée la meilleure formule politique. L'Angleterre a pu dans ce contexte devenir une puissance mondiale. Mais les temps ont changé. L'économie moderne postule l'État totalitaire, et cette fois ce sont les Allemands et les Italiens qui occupent le devant de la scène et qui sont les leaders mondiaux. Voilà ce que soutiennent les États totalitaires, pour qui la présente guerre n'est qu'un incident qui aura l'heureux effet d'éliminer un mode de vie absolument dépassé.

            Que répondrons-nous à de telles assertions? Nous n'allons certes pas acquiescer à notre propre élimination. Nous chercherons, comme le fait remarquer modestement M. Churchill, à nous présenter sous un jour favorable. Notre attitude est certes justifiée, puisque nous nous battons pour des choses plus réelles, plus profondes, plus certaines, que les spéculations historiques de l'économie totalitaire. Cela dit, il existe un problème très réel, un problème qu'il faudra résoudre si nous voulons que notre propagande de guerre soit efficace, un problème qu'il faudra résoudre si nous voulons affronter et surmonter démocratiquement nos difficultés économiques après la guerre.

            Je crois utile, aux fins d'une définition de ce problème, de comparer brièvement l'économie politique du début du XIXe siècle et sa descendante moderne, plus nuancée, plus complexe, moins exotique, la science de l'économie.

            Les anciens économistes politiques étaient des penseurs créatifs. Ils ont cerné les vastes forces de l'industrialisme naissant. Ils ont orienté et façonné le développement, au XIXe siècle, des structures commerciales, industrielles, financières, juridiques, voire politiques. Mais ce qui est plus important, et ce qui différencie les anciens économistes politiques de nombre de créateurs subséquents d'un « ordre nouveau », c'est que leur mode d'action était essentiellement, entièrement, démocratique. Les socialistes, les communistes, les partisans du totalitarisme ne peuvent mettre leurs théories en pratique qu'à condition de prendre le pouvoir, d'instaurer une bureaucratie, d'enrégimenter le peuple. Mais l'enrégimentation des Russes par les Soviets, des Allemands par les nazis, des Italiens par les fascistes, ne suffit pas à assurer le fonctionnement des théories totalitaires. Il faut faire plier le monde entier. Or, les anciens économistes politiques déployaient une action tout à fait opposée à celle-là. Ils n'avaient recours, en fait de pouvoir, qu'à la force du raisonnement. Leur efficacité était fonction de l'initiative individuelle et non pas de l'intervention de l'État. Leur influence, en ses incidences fondamentales, se soldait par une libération, et non un étouffement, de la spontanéité et de la créativité qui résident chez des êtres humains - et non pas dans une bureaucratie - chez des êtres humains libres et non dans des idéologies, dans des partis, dans des avis d'experts, ni dans des plans quinquennaux.

            Quel était donc le secret des anciens économistes politiques? Comment ont-ils pu créer un ordre nouveau en se fondant sur la démocratie? Manifestement, c'est qu'ils pouvaient s'adresser à la démocratie, c'est que l'ensemble de leur doctrine pouvait se traduire en slogans. C'est qu'ils ont pu formuler les impératifs d'une vision de l’épargne, de l'entreprise, du laissez-faire[1], de l'intérêt personnel intelligent. C'est qu'ils ont pu convaincre tous les gens influents que leurs impératifs permettraient de créer le meilleur des mondes possibles.

            Je ne veux pas qu'on se méprenne sur mon propos. Je ne dis pas que les économistes modernes ont eu tort de remplacer, au terme d'une évolution progressive, l'ancienne économie politique par leur science nouvelle. Car l'économie ancienne, avec le temps du moins, a accusé de nombreuses erreurs, des erreurs révélées par l'expérience factuelle, des erreurs de méthode, des erreurs de principe. Ces erreurs devaient certes être corrigées. Je soutiens simplement que ces erreurs ont été corrigées de manière erronée. Car, aussi précise soit-elle, l'économie ne possède certes pas l'esprit démocratique d'antan. Incapable de cerner effectivement la vie ordinaire des humains, elle ne peut que jeter le doute sur l'aptitude des dirigeants démocratiques à emprunter les labyrinthes de sa pensée. En conséquence, elle n'offre, comme solution aux problèmes économiques, que l'apport d'une classe de spécialistes à une bureaucratie naissante, que l'apport de techniciens à l'État totalitaire.

            Le problème est tout à fait clair, je crois. Nous ne pouvons nous fier à l'économie politique ancienne : elle était démocratique, certes, mais elle s'est avérée erronée. Et nous ne pouvons nous fier non plus à la nouvelle science économique : elle est juste, mais elle ne peut résoudre les vrais problèmes qu'en éliminant la démocratie. Nous avons besoin d'une nouvelle économie politique qui soit exempte des erreurs de l'ancienne, d'une économie démocratique qui puisse formuler des impératifs pratiques à l'intention des gens ordinaires.

 

2                    La nature d'une nouvelle économie politique

 

            Nous avons exprimé la nécessité d'une nouvelle économie politique en relation avec l'ancienne économie politique et avec l'économie moderne. Pour cerner plus précisément ce dont nous avons besoin, il convient de nous pencher brièvement sur la nature générale de la science.

            Une science est, sur un plan dynamique, l'interaction de deux facteurs : il y a, d'une part, les données révélées par l'expérience, l'observation, l'expérimentation, les mesures; et, d'autre part, il y a l'activité constructive de l'esprit. Les données sont en elles-mêmes objectives, mais elles sont aussi disparates, dépourvues de signifiance, de corrélation, de cohérence. L'esprit est, en lui-même, cohérence; spontanément, il construit des corrélations et attribue une signifiance; or, il lui faut des matériaux pour construire et corréler; et pour que son travail ait une portée effective, il faut que ses matériaux soient les données. Ainsi, la pensée et l'expérience sont deux fonctions complémentaires; la pensée construit ce que l'expérience révèle; et la science cristallise un équilibre exact de ces deux fonctions.

            Dans son évolution vers un tel équilibre, la science se situe successivement à une série de niveaux tous plus généraux les uns que les autres. La chimie commence par classifier les objets matériels, elle les explique en les réduisant à des molécules, elle explique les molécules en les réduisant à des atomes, elle explique les atomes en les réduisant à des éléments subatomiques, puis elle unifie tous ces éléments dans sa théorie du mouvement ou, si vous préférez, de l'énergie. De même, la biologie classifie les êtres vivants, en distingue les parties par l'anatomie et les fonctions de ces parties par la physiologie, déploie avec la cytologie une étude d'un niveau plus général, s'intéresse à l'ordre subcellulaire des chromosomes et des gènes, puis embrasse tout l'ensemble dans la perspective unificatrice d'une théorie de l'évolution.

            Le passage d'un niveau de pensée à un autre niveau plus général entraîne normalement non seulement un élargissement mais aussi une réadaptation de toute la structure existante. Un point de vue plus profond émerge, qui appelle un rajustement des corrélations moins générales. Il convient de donner quelques exemples.

            L'astronomie de Ptolémée formait une perspective géocentrique qui corrélait les mouvements dans le ciel par recours à la figure du cercle, et les mouvements spontanés sur terre en faisant appel à la règle selon laquelle les corps tombent en fonction de leur poids. Copernic corrige cette perspective; Kepler montre que la corrélation des mouvements planétaires dessine la figure de l'ellipse; Galilée démontre que la loi de la chute des corps représente une proportion entre la vitesse et le temps au carré. Chacune de ces avances corrige une théorie erronée; aucune ne constitue un progrès vers une plus grande généralité. C'est avec Newton qu'apparaît la généralisation. Newton s'attaque à la théorie générale du mouvement, en expose la théorie pure, identifie les lois de Kepler et de Galilée en inventant le calcul, et se trouve ainsi en mesure d'expliquer tout mouvement corporel connu. Aristote, Ptolémée, Copernic, Galilée et Kepler s'étaient tous penchés sur des classes particulières de corps en mouvement. Newton reprend leur démarche, mais il s'occupe de tous les corps en mouvement. Pour ce faire, il se tourne vers un champ plus général, les lois du mouvement, et trouve une unité profonde sous la disparité apparente de l'ellipse de Kepler et du temps au carré de Galilée. En un sens, il laisse intactes les lois de Kepler et de Galilée, puisqu'il ne conteste aucunement leur exactitude. Mais, tout en les laissant intactes, il les reformule et leur donne une tout autre interprétation; et un important élargissement de l'horizon théorique s'intègre à cette transformation interne.

            De même, les géomètres non euclidiens et Einstein dépassent les perspectives d'Euclide et de Newton. Les premiers se satisfont des objets tels qu'ils peuvent les imaginer; Euclide se limitait à trois dimensions, et Newton considérait le temps comme un paramètre, parce que nous ne pouvons imaginer plus de trois dimensions ni voir le temps objectivement de la même façon que nous voyons les distances. Les non-euclidiens ont ramené la géométrie à des prémisses plus lointaines que les axiomes d'Euclide, ils ont élaboré leurs propres méthodes, très différentes de celles d'Euclide, et ils ne se sont guère intéressés aux théorèmes d'Euclide, qu'ils n’ont pas contestés; de temps à autre, accessoirement, ils font appel à ces théorèmes comme à des cas particuliers d'un champ plus large et radicalement différent. Enfin, de même que Newton a dépassé les théories de Kepler et de Galilée en introduisant le calcul, Einstein a dépassé Newton en employant les géométries nouvelles pour faire du temps une variable indépendante; de même que Newton a transformé la formulation et l'interprétation des lois de Kepler, Einstein transforme la loi du mouvement de Newton.

            Pour bien saisir l'importance de ces exemples, songeons qu'une généralisation scientifique constitue un commencement nouveau, dans une région plus éloignée, plus abstraite, de la pensée pure; et qu'en fonction de ce point de vue radicalement nouveau, elle transforme, reformule, réinterprète les corrélations de la science antérieure sans nécessairement en nier la vérité.

            Nous estimons que c'est par une généralisation scientifique de l'ancienne économie politique et de l'économie moderne que nous obtiendrons la nouvelle économie politique qui nous est nécessaire. Nous avons soutenu dans la première partie que la science de l'économie avait corrigé l'économie politique de manière erronée. Il y a là un paradoxe qui s'explique : la science économique a corrigé l'économie politique non pas en la faisant passer vers un champ plus général - la révision n'aurait pas entraîné alors la perte de l'esprit démocratique de l'ancien mouvement - mais en s'en tenant au même niveau de généralité et en compensant les pertes de terrain par l'entrée dans des champs plus particuliers tels que la statistique, l'histoire, ainsi qu'une analyse plus raffinée de la motivation psychologique et de l'intégration des décisions de s’engager dans des échanges.

            Manifestement, c'est vers le champ plus général qu'il faut évoluer. Plus elle s'efforce de devenir une science exacte, plus l'économie devient incapable de parler aux êtres humains, et plus grande est la nécessité où elle se trouve de traiter les êtres humains de la façon dont les sciences exactes traitent les atomes et les cobayes; elle doit les soumettre aux conditions d'un laboratoire en ayant recours à une police secrète (OGPU) pour les y garder et à un groupe de commissaires pour planifier les expériences; elle est très très très scientifique, mais, à moins que le mot démocratie évoque pour vous quelque chose comme la Russie, et non quelque chose comme la Finlande, elle n'est pas du tout démocratique. Par ailleurs, seuls les chantres du grand progrès scientifique se représentent la science comme étant exclusivement une affaire d'observation et d'expérience, de mesures et de statistiques. Quiconque saisit la nature de la science comprend bien qu'il ne s'agit là que d'un volet, que la pensée est aussi essentielle que le donné factuel, et qu'en fait elle constitue le sens même du donné factuel. Lorsque nous appelons une nouvelle généralisation, nous ne sortons pas d'un centimètre de l'orbite de la science. Par ailleurs, nous en appelons à un instrument que la démocratie doit posséder, puisque c'est la généralisation étendue, la corrélation significative, qui organise effectivement les êtres humains libres sans entraver leur liberté.

 

3.                  Note sur la méthode

 

            La méthode employée pour une généralisation ne saurait être jugée en fonction de normes antérieures. Au contraire, à moins qu'il n'y ait une divergence notable, on peut être sûr qu'il n'y a pas de généralisation. Cela devrait aller de soi à la suite de ce que nous avons dit précédemment, mais il n'est pas mauvais de le répéter, car le coefficient d'inertie de l'esprit humain est normalement assez élevé.

            Nous n'aborderons pas les thèmes de la richesse ou de la valeur, de l'offre et de la demande, des niveaux et des configurations de prix, du capital et du travail, de l'intérêt et du profit, de la production, de la distribution, de la consommation. On nous dira sans doute, par conséquent, que notre propos n'a rien à voir avec la science économique, puisque la science économique est précisément l'étude de la richesse et de la valeur, de l'offre et de la demande, et ainsi de suite. Cette objection appelle la réponse suivante. Le propos s'élève sur un plan plus général pour aboutir à une conclusion plus générale. Puisque le général englobe le particulier, une science économique généralisée inclut forcément. la science économique particulière, familière à mon contradicteur hypothétique. L'erreur de cet adversaire est de supposer que, puisqu'il ne connaît qu'une science économique particulière, il ne pourra jamais en connaître plus d'une.

            Une objection connexe pourrait être formulée de la façon suivante. Même si le raisonnement est censé constituer une généralisation, il arrive qu'il se déploie au niveau des choses familières. Ce n'est pas une faute, puisque l'on ne peut toujours se maintenir dans des zones éthérées. Par contre, il y aura faute quand ces descentes au niveau du concret, faisant appel à des termes familiers, s'opéreront d'une manière qui n'est pas du tout familière. En outre, même si les changements de connotation sont raisonnablement clairs, il n'y a souvent aucun effort, et en tous cas jamais d'effort intégral, pour en décrire la dénotation. La réponse à cette objection peut être tirée, en partie du moins, de la nature de la généralisation. Puisqu'elle introduit une perspective radicalement nouvelle, elle ne peut que voir les choses d'une manière notablement différente. Cet écart explique les changements dans la connotation des termes familiers, mais ne rend pas compte de l'ignorance systématique d'une étude des dénotations. Pourquoi? Il faut, pour comprendre, se pencher sur la nature de la méthode : la méthode est essentiellement l'ajustement d'un moyen en fonction d'une fin; si dans une expérience un facteur ne peut être mesuré avec une précision plus grande que la première décimale, on perd son temps à s'occuper des mesures de millièmes ou de millionièmes, même si d'autres facteurs peuvent effectivement être mesurés avec une telle exactitude. Or, notre recherche produira comme conclusion une comparaison des attitudes médiévales, classiques et totalitaires envers le domaine économique. Les prémisses de cette conclusion consisteront dans les configurations et les phases des relations entre certains flots rythmiques plus généraux que l'on peut trouver dans toute économie quelque peu développée. Dans ce mouvement de l'analyse pure à la synthèse historique, une étude des dénotations ne pourrait qu'obscurcir la question à l'étude. De plus, elle ne rendrait en rien la conclusion plus précise, puisque la conclusion se situe à un niveau de généralité qui n'a rien à voir avec ces questions de détail.

            Une troisième objection pourrait porter que nous arrivons à une synthèse historique sans avoir entrepris de recherches historiques. La réponse à cette objection serait que nous n’aurions pas besoin de recherches nouvelles pour justifier les conclusions générales que nous présentons. En d'autres termes, toute étude historique atteint bientôt le point où l'interprétation des données ne peut plus être déterminée simplement par les données. C'est ainsi que chaque nation tend à écrire sa propre histoire du passé, que chaque philosophie construit sa propre théorie de l'histoire. De même, en histoire économique, les conclusions générales dépendent beaucoup plus de la validité des principes d'interprétation généraux que de la précision des détails factuels. Dans un appendice de sa Théorie générale, M. Keynes présente comme corollaire une interprétation nouvelle de la pensée mercantiliste : pour l'étude des faits de la période mercantiliste, il se contente de consulter un ouvrage de recherche standard; pour l'interprétation de ces faits, il n'accorde aucune attention aux travaux ardus des chercheurs qui, en tant qu'interprètes, ne font que répéter les points de vue classiques; au contraire, il fait appel à sa propre Théorie générale pour montrer qu'après tout les mercantilistes n'étaient peut-être pas aussi fous que le prétend la théorie classique. Cette manière de procéder est manifestement légitime, car, s'il est nécessaire de faire des recherches pour déterminer en détail la pensée et l'action des mercantilistes, ces recherches ne procurent aucune compétence pour juger de la sagesse ou de la folie des mercantilistes. Seule la théorie économique permettra de répondre à cette question, et chaque théorie produira sa propre réponse; les classicistes en auront une, les marxistes certes en formuleront une autre, et M. Keynes en a énoncé une troisième; or, ces divergences ne tiennent pas à une différence dans les données factuelles mais plutôt à une différence dans les principes adoptés par l'esprit qui porte des jugements. Par conséquent, si nous réussissons à élaborer une généralisation de la science économique, nous créerons forcément, du coup, une approche nouvelle de la science économique. Une telle approche est déjà en soi une synthèse historique.

            Voilà donc pour les objections qui pourraient troubler le lecteur au chapitre de la méthode de recherche. Il convient d'ajouter un mot d'avertissement. Si nous avons ici accentué l'importance de la généralisation, c'est simplement que la généralisation forme notre propos. Il ne faut pas penser que nous faisons peu de cas de l'élément complémentaire du savoir scientifique, le stimulus massif, le contrôle avantageux des faits. Au contraire, cette généralisation est entreprise uniquement aux fins de rendre compte des éléments factuels énormes négligés par l'économie politique et par la science économique spécialisée; et c'est seulement grâce à une étude nouvelle des faits, des faits saisis plus intégralement parce que perçus de manière plus large, que nos conclusions générales pourront déboucher sur des applications pratiques.

 


 

 

 

2

Le processus pur

 

 

4        Le flot rythmique de base

 

            De même que Newton, si l'on en croit la légende, a ignoré la distinction entre les mouvements des planètes dans le ciel et la chute des pommes dans un verger, lorsqu'il a établi, au-delà des lois de Kepler et de Galilée, l'unité profonde de la théorie du mouvement, nous devons nous aussi ignorer les distinctions entre la production, la distribution et la consommation, pour réussir, au-delà de la psychologie de la propriété et des lois des échanges, à élaborer un concept plus fondamental et une théorie plus générale.

            À toutes les époques de l'histoire humaine, des cavernes préhistoriques aux utopies que nos prophètes décrivent avec force détails, chez les cueilleurs de fruits primitifs, chez les chasseurs et les pêcheurs, à l'aube de la civilisation agricole, sur les rives du Nil en Égypte et de l'Euphrate à Babylone, chez les populations baignant dans la mystique de l'Inde, dans le raffinement de la Chine, dans la pensée de la Grèce ou dans le régime de la loi de Rome, dans les bouleversements et l'effervescence de la période médiévale, à l'âge de l'expansion européenne et du monde moderne, partout se manifeste le flot qui bat, la série rythmique, des activités économiques de l'humanité.

            Le processus global, les potentialités physiques, chimiques, végétales, animales et humaines de la nature universelle, sont constamment stimulées, guidées, soutenues par l'effort humain déployé aux fins de la survie et de la jouissance humaines, pour les réalisations, les mises au rebut et les destructions qu'opèrent les humains. Toute l'activité humaine s’exerce de manière rythmique, en une série de pulsions, et le rythme total est un agrégat de nombreux rythmes mineurs de diverses magnitudes et fréquences. Or, si l'ensemble est rythmique, les éléments ne sont pas tous économiques. Les humains sont actifs dans de nombreux domaines : ils organisent la société humaine par la politique et la guerre; ils orientent leur vie par la philosophie et la religion; ils accroissent leurs connaissances par la science et perpétuent leurs intuitions par l'art; ils calment leurs passions et régissent l'équité par la loi; ils protègent et favorisent la santé par la médecine; et chaque génération reçoit de la précédente ce trésor de culture grâce à l’héritage de l'éducation. Tout cela forme une transformation rythmique des potentialités naturelles, réalisée par l'effort humain; aucun de ces secteurs ne constitue à proprement parler une activité économique. Pourtant, le facteur économique conditionne toute culture et lui est inextricablement associé. Tout gouvernement a un budget, même s'il ne réussit pas à l'équilibrer; les organismes religieux et juridiques doivent posséder des églises et des tribunaux, ils doivent faire imprimer et abriter des livres, et former leurs représentants; l'art exige du matériel, des galeries, la science, des laboratoires, la médecine, des hôpitaux, l'éducation, un vaste réseau hiérarchisé d'écoles, de collèges et d'universités. Le tissu matériel de l'habitat de la culture est donc de nature économique, et cette superstructure repose sur le domaine purement économique qui concerne l'alimentation, l'habillement, les services publics et les loisirs.

            Il faut donc distinguer dans le rythme universel de toute l'activité humaine une pure superstructure d'activité culturelle, le tissu matériel de cette superstructure et le fondement de ces deux éléments. Notre recherche portera sur le rythme général en tant que fondement et que tissu matériel; ou, pour prendre les choses autrement, nous étudierons le flot palpitant de l'activité humaine, en faisant abstraction de son volet purement culturel. À un stade avancé de notre propos, où nous exclurons les économies primitives - celles de l'Océanie, des tribus de chasseurs nomades, des sociétés féodales isolées, des Robinson Crusoé - nous pourrons tracer de façon plus précise, définir plus nettement, le domaine économique. Car nous intégrerons alors les concepts juridiques de la propriété et des échanges. D'ici là, nous devons nous en tenir à la caractérisation plus vague qui nous est donnée : les concepts juridiques, comme tous les concepts, doivent être élaborés; et rien ne sert d'attribuer au champ universel une précision à laquelle la conscience universelle n'atteint que très lentement.

 

5        Introduction du symbole DA

 

            À compter de maintenant, nous allons utiliser le symbole DA pour désigner le rythme de base. A renvoie à « l’activité économique » et D signifie que cette activité forme une série d'événements, un flot d’impulsions, un rythme composite formé de nombreux rythmes mineurs de diverses magnitudes et fréquences.

            Comme nous allons établir une douzaine de symboles semblables, il convient de préciser le sens de DA.

            DA ne représente pas une moyenne, mais le volume global d'un flot : il renvoie à l'émergence, à la période plus ou moins longue d'utilité, puis à la disparition, à la désintégration ou à la mise au rebut d'un ensemble de repas, de vêtements, de maisons, de fermes, de mines, de routes, de marchés, de navires, de villes, de manufactures, de services publics, de loisirs, d'écoles, de tribunaux, de parlements, d'hôpitaux et d'églises.

            DA traduit ce flot rythmique en un taux. Il signifie « telle quantité à telle fréquence ». Nous ne chercherons pourtant pas à déterminer quelle quantité de telle ou telle chose se retrouve à quelle fréquence. Nous devrons nous en tenir à une distinction qualitative des quantités, tout comme nous établissons une distinction des différences quantitatives des longueurs d'onde de la lumière en faisant appel aux différences qualitatives du spectre. Nous pourrons donc repérer des rythmes plus grands, ou plus petits que d'autres, ou à peu près égaux, et dire par exemple que le rythme économique des États-Unis en 1928 était sensiblement supérieur à celui qu'a connu ce pays en 1932. Mais nous ne serons pas en mesure de préciser que le rythme de 1932 représentait 49,302 % du rythme de 1928. Un tel énoncé présupposerait des mesures exactes, et nous n'envisageons même pas de  créer une unité de mesure.

            Même s'il désigne une quantité objective, DA n'est pas un symbole mathématique. Car un symbole mathématique ne peut représenter que ce qui, en théorie du moins, peut effectivement se mesurer. Or, nous n'offrons aucun étalon, aucune tige faite d'un alliage très précis, présentant les justes proportions de tonnes, de barils, de milles et d'heures du rythme universel. Par conséquent, aucune mesure n'est possible et DA ne peut être un symbole mathématique. Parler d’une proportion de 49 % de DA n'aurait aucune signification; cela n'aurait aucune signification non plus de chercher à appliquer à DA l'algèbre ordinaire, par exemple la théorie des équations du second degré ou les règles du calcul intégral.

            Enfin, même si l'algèbre ordinaire ne saurait s'appliquer, il est possible de concevoir une algèbre symbolique. Il y a une algèbre symbolique qui s'appelle la logistique, et qui peut s'appliquer à tout processus de raisonnement; plus précisément, une algèbre peut s'appliquer à notre processus de raisonnement à cause de ses analogies mathématiques plus nombreuses. Mais une telle application sera incidente; nous n'avons aucunement l'intention d'infliger au lecteur une algèbre symbolique. Notre propos sera beaucoup plus simple et beaucoup plus clair si nous signalons les analogies mathématiques lorsqu'elles se présenteront.

            Voilà donc pour la signification précise de DA. Il s'agit du taux global, du rythme global ou du volume global d'un flot; il s'agit d'une quantité, mais les différences quantitatives sont distinguées qualitativement, comme le sont les couleurs; il ne s'agit ni d'un nombre ni d'un symbole algébrique ordinaire, mais nous lui découvrirons diverses analogies, divers parallèles mathématiques.

            Ce que nous avons dit à propos de DA s'appliquera également aux termes semblables que nous introduirons plus loin. À cette seule différence près : une fois que l'argent a fait son apparition, il devient possible d'établir diverses unités de mesure et de s'approcher ainsi du champ mathématique.

 

6        La structure dynamique du rythme de base

 

La structure matérielle du rythme de base est une réalité très familière. Elle est formée de la série des facteurs de production. Le cuir est apporté de la ferme d'élevage au marché. Les négociants se procurent les peaux et les redistribuent aux tanneurs. Les tanneurs les transmettent aux fabricants de chaussures qui les transfèrent, transformées en souliers, aux consommateurs, par l'intermédiaires des grossistes et des détaillants. Chacun des facteurs de cette série est un rythme économique, un ensemble de travaux routiniers, qui produisent telle quantité à telle fréquence. Il faut cependant que tous les facteurs soient réunis pour engendrer le produit final, soit tant de paires de chaussures à telle fréquence.

            Or, la structure dynamique du rythme de base a beaucoup plus d'importance que sa structure matérielle. La structure dynamique consiste en un certain nombre de niveaux différents de la série de production; la série inférieure a un flot dont le volume est proportionné au volume des produits finals; la série du niveau suivant a toutefois un volume proportionné à l'accélération du niveau inférieur; la série au troisième niveau a un volume proportionné à l'accélération de l'accélérateur du niveau inférieur; et ainsi de suite. 

            Par exemple, une tonne de fer peut être utilisée à chacun de ces trois niveaux. Au niveau inférieur, une tonne de fer est transformée en une tonne de pièces d'automobile ou d'instruments agricoles. Au deuxième niveau, une tonne de fer est transformée en une tonne de machinerie destinée à la fabrication d'automobiles, d'instruments agricoles, ou d'autres matériels. Au troisième niveau, une tonne de fer est transformée en une tonne de machinerie destinée à la fabrication des machines qui serviront à fabriquer des automobiles ou d'autres matériels.

            Chaque niveau supérieur constitue manifestement une accélération du niveau inférieur. Une nouvelle tonne de fer au premier niveau se traduira par la fabrication d'une, ou deux, ou trois voitures de plus. L'ajout d'une tonne de fer au deuxième niveau servira à la fabrication, par exemple, d'une nouvelle machine pour la fabrication de voitures; il se traduira par la production supplémentaire non pas d'une, deux ou trois autos, mais d'un nombre indéfini d'autos additionnelles. L'apport d'une tonne de fer au troisième niveau entraîne l'arrivée d'une nouvelle machine-outil, c'est-à-dire d'une machine destinée à la production des machines employées dans les usines; or, la nouvelle machine-outil servira, non pas à une seule usine, mais à un nombre indéfini d'usines; et chacune de ces usines espère produire un nombre indéfini de voitures.

            Dans chaque cas, la tonne de fer vient s'ajouter à un flot donné : au flot des automobiles, au flot des matériels d'usine ou au flot des machines-outils. Ces trois flots sont associés de manière extraordinaire; des apports égaux aux différents flots ne se traduisent pas par des différences égales dans les résultats finals; un apport au niveau inférieur produit un accroissement proportionné à ce niveau, tel que l'ajout de quelques automobiles; un apport au deuxième niveau produit également un accroissement proportionné à ce niveau, mais entraîne aussi un accroissement indéfini au niveau inférieur; et le troisième niveau est au deuxième ce que le deuxième est au premier.

            Cette différence est celle qui existe entre la distance et la vélocité, d'une part, et entre la vélocité et l'accélération, d'autre part. Si vous roulez à trente milles à l'heure, à quelle distance allez-vous vous rendre? Il n'est pas possible de répondre à cette question. Vous allez peut-être parcourir trois mille milles, ou trois cents, ou trente, ou trois. Trente milles à l'heure est une indication indéfinie en ce qui a trait à la distance; une indication qui nous dit simplement à quelle vitesse la distance sera parcourue. Par ailleurs, si vous augmentez la pression sur l'accélérateur en abaissant la pédale d'un quart de pouce, à quelle vitesse roulerez-vous? Il n'est pas possible de répondre à cette question. L'accélération signifie non pas une vitesse, mais une augmentation de vitesse.

              Toute forme d'activité économique est un ensemble de d'actions habituelles. Chaque action débouche sur une fréquence. Ainsi, tout volet du rythme de base tient en soi de la nature d'une vélocité. Mais si nous comparons différents rythmes au produit final que sont les biens et services, nous constatons que certains rythmes sont liés proportionnellement, et d'autres, disproportionnellement. Un agriculteur peut exploiter une ferme et produire telle quantité de denrées alimentaires chaque année, ou encore il peut défricher des terres et produire tant de fermes par année. Un armateur peut posséder des navires qui transportent telle quantité de marchandises par année, ou encore il peut construire des navires destinés à telle quantité supérieure de compagnies ou à des compagnies dont la taille est supérieure dans telle proportion, chaque année. Un industriel pétrolier peut exploiter un puits pour produire tant de barils de pétrole chaque année, ou encore il peut faire forer des puits pour ajouter tant de fois « tant de barils de pétrole par année ». Que l'on exploite une ferme ou défriche des terres, que l'on exploite des navires ou construise des navires, que l'on exploite un puits de pétrole ou fore de nouveaux puits, l'activité déployée est, dans tous les cas, une routine, une vélocité, un « tant de fois par … ». Même s'il s'agit dans tous les cas de vélocités, la fonction de ces vélocités n'est pas toujours la même. La fonction de certaines activités est celle de simples vélocités; la fonction d'autres activités est celle de vélocités qui accélèrent d'autres vélocités. Un ensemble de rythmes constitue une série de facteurs de production qui aboutissent à un flot de chaussures; un autre ensemble de rythmes aboutit à un flot de manufactures de chaussures. Chacun des rythmes du dernier groupe vise à produire un flot de chaussures, de sorte qu'un flot de manufactures de chaussures vise à produire un flot de flots de chaussures.

            Certes, plus le niveau est élevé, moins grande est la vélocité du rythme. Si je parcours trois cents milles, cela ne signifie pas que je voyage à trois cents milles à l'heure. Pour rouler à trente milles à l'heure, je vais déplacer la pédale de l'accélérateur, non pas de trente milles, mais de trente millimètres. En fait, l'objet de l'automobile est la possibilité de parcourir trois cents milles à trente milles à l'heure par un simple enfoncement de trente millimètres de la pédale de l'accélérateur. De même, l'objet du défrichement est la possibilité d'un rendement agricole annuel indéfini; l'objet de la construction de navires est la possibilité de transporter des marchandises non pas une fois, mais indéfiniment; l'objet de la fabrication de machines servant à fabriquer des machines pour la construction de navires est de doter en équipement un nombre indéfini de chantiers navals. La dimension n'est donc pas le critère de l'importance des choses.

            En outre, il faut remarquer non seulement que cette structure dynamique concerne l'importance des choses, mais aussi que la même opération matérielle peut avoir fonctionnellement différentes importances. Pour l'industriel qui fabrique des voitures, produire des automobiles ou produire des camions poids lourds, c'est toujours exploiter la même entreprise. Mais la fabrication d'automobiles se situe au niveau inférieur et la fabrication de poids lourds, au deuxième, voire au troisième niveau. L'automobile est un bien de consommation. Le poids lourd est un bien de production. L'automobile ajoute un élément utile, et peut-être même contribue à la jouissance de la vie. Les camions poids lourds accélèrent les processus de production et de distribution. Chaque camion poids lourd représente un flot de services. Un flot de camions poids lourds sortant de l'usine constitue un flot de flots de services aux consommateurs.

            Voilà donc pour la structure du rythme de base. Il y a une structure matérielle qui consiste en une série de facteurs de production. Il y a également une structure dynamique, une série de niveaux de séries de production, où chaque niveau marque une accélération du niveau précédent.

 

7        DA, DA', DA''

 

Nous avons représenté par le symbole DA l'ensemble des rythmes qui existent à un moment donné. Nous devons maintenant nous pencher sur deux autres ensembles, DA' et DA'', dont la somme est égale à l'ensemble global.

            DA' est l'ensemble des rythmes primaires, des routines qui sont des facteurs de production au niveau inférieur. Par définition, tout ajout aux rythmes primaires tend à entraîner un ajout proportionné au lot des produits finals. Si une famille inuit attrape un poisson de plus par semaine, elle tendra à en manger un de plus par semaine.

            DA'' est l'ensemble des rythmes secondaires. Les rythmes secondaires comprennent tous les rythmes qui ont une fonction d'accélération à l'égard des rythmes primaires. Dans l'abstrait, il serait peut-être préférable de distinguer différents niveaux de rythmes secondaires, de donner des désignations différentes aux accélérateurs simples, aux accélérateurs d'accélérateurs, aux accélérateurs d'accélérateurs d'accélérateurs, et ainsi de suite. Mais, comme nous pourrons le constater, une telle distinction n'aurait pas de portée réelle au-delà du premier niveau; il est essentiel d'établir une distinction entre les rythmes primaires et leurs accélérateurs; mais en général il n'est pas nécessaire de distinguer différents niveaux d'accélération. Par conséquent, nous groupons ces accélérateurs et leur donnons la désignation collective DA''.

            Tout ce qui a été dit de la nature de DA s'applique également à DA' et à DA''. Ces symboles ne représentent pas des moyennes, mais des ensembles de rythmes particuliers. Ils désignent des quantités : tant de choses à telle fréquence. Ces quantités ne sont pas mesurées, mais une distinction qualitative est établie entre leurs grandeurs, à l'instar de la distinction des longueurs d'ondes de la lumière. Et elles ne peuvent être mesurées, car aucune unité de mesure n'a été établie jusqu'ici.

            Manifestement, en un certain sens, DA égale DA' plus DA''. Les deux derniers termes représentent deux parties du premier terme. Or, l'équation n'est pas arithmétique, puisque les termes ne sont pas des nombres. Et elle n'est pas encore algébrique, puisque les termes ne représentent pas des nombres; ils doivent le faire lorsqu'une unité de mesure aura été établie. Pour le moment, l'équation est vraie au sens où la quantité totale de vapeur dans un cylindre est égale aux quantités de chaque côté du piston alors qu'aucune méthode n'a été conçue pour mesurer les pressions de vapeur. Dans les deux cas, l'égalité existe, mais elle n'est pas strictement mathématique.

 

8        Fonctions de DA' et de DA'' dans le rythme de base

 

Nous avons cherché à exposer la distinction entre DA' et DA''. Nous allons maintenant nous pencher sur leur rôle.

            DA' concerne les produits finals, les biens et les services requis non pas pour les besoins du processus économique, mais à d'autres fins. Il y a deux types de ces biens et services : ordinaires et supérieurs (overhead). Les produits finals ordinaires sont les flots de nourriture, de vêtements, de gîtes, de loisirs, d'ornements, de commodités, de services publics, et ainsi de suite. Les produits finals supérieurs (overhead) tiennent à la superstructure culturelle de la société : ce sont les flots de livres, d'écoles, d'hôpitaux, de tribunaux, de prisons, d'arsenaux, d'édifices publics, de voies et de ponts non commerciaux, d'églises, et ainsi de suite. En gros, ces deux catégories correspondent aux domaines « privé » et « public ». Il vaut mieux toutefois éviter cette terminologie, puisqu'elle soulève une question centrale en économie politique.

            DA'', par définition, concerne l'accélération de DA' , de trois façons.

            Premièrement, il opère un élargissement, qui augmente le nombre ou la grandeur des unités de production existantes. 

            Deuxièmement, il opère un approfondissement, qui augmente l'efficacité des unités de production existantes.

            L'élargissement n'augmente les unités de production que par un accroissement proportionné de la quantité de travail requis. L'approfondissement, au contraire, modifie l’équation de sorte qu’une quantité moindre de travail produise une quantité égale d'unités de production.

            L'élargissement et l'approfondissement peuvent se subdiviser. L'élargissement peut porter sur l'un des niveaux d'accélérateurs : il peut signifier une augmentation du nombre d'usines produisant des chaussures ou des automobiles; il peut également signifier une augmentation du nombre de machines-outils et de sociétés de construction qui produisent et équipent un nombre croissant d'usines.

            L'approfondissement peut accompagner l'élargissement. L'approfondissement aura alors comme incidence un simple changement dans la distribution du travail. Les personnes sont moins employées dans les entreprises existantes, mais des entreprises nouvelles, plus importantes, surgissent, où elles pourront trouver du travail. Or il peut aussi y avoir un approfondissement sans élargissement. Dans ce cas les personnes sont libérées du domaine de l'activité économique : elles peuvent accéder au domaine des activités culturelles, ou encore, dans une société médiocrement gouvernée, tomber dans l'enfer du chômage.

            Les deux types d'approfondissement distingués sont l'approfondissement transitoire et l'approfondissement final. Le premier type sert simplement à favoriser un plus grand élargissement. Le second permet à l'être humain de connaître les avantages des loisirs.

            Les rythmes secondaires exercent une troisième fonction. Non seulement produisent-ils une accélération réelle du rythme total par l'élargissement et l'approfondissement, mais ils entraînent aussi l'accélération théorique que constitue le maintien de DA' à une cadence de débit donnée. La pédale de l'accélérateur dans une voiture ne se trouve pas à la position zéro lorsque la voiture n'accélère pas : le conducteur doit enfoncer la pédale d'une certaine distance simplement pour maintenir la vitesse acquise. De même, il faut maintenir à quelque « telle quantité à telle fréquence » les rythmes secondaires en DA'' simplement pour maintenir les rythmes primaires à leur cadence acquise. Par conséquent, un travail de maintenance, de réparation, de remplacement s'impose en plus des fonctions d'élargissement et d'approfondissement; et ce travail constitue une troisième fonction de DA''.

            Nous emploierons ci-dessous l'expression commode de zéro réel de DA''. Théoriquement, DA'' est à zéro lorsque les rythmes secondaires sont à zéro, lorsqu'ils ne produisent jamais quoi que ce soit. Dans la réalité, DA'' est à zéro lorsque, malgré sa « telle quantité à telle fréquence » tout à fait réelle, il n'y a aucune augmentation de la cadence de DA' ni de celle de DA''.

            Manifestement, plus grand sera l'élargissement, plus grande sera la cadence subséquente à laquelle la maintenance, la réparation et le remplacement absorberont les activités de DA''. Nous appellerons cet accroissement une hausse du zéro réel. Par ailleurs, dans la mesure où l'approfondissement transitoire ou l'approfondissement final diminue le nombre des unités de production, réduit la maintenance et prolonge la vie des instruments de production, il réalise une baisse du zéro réel.

 

9                  Transformations de la structure dynamique

 

            Jusqu'ici nous avons examiné en coupe transversale la structure dynamique du rythme de base. Nous avons distingué DA' et DA'' et énuméré leurs diverses fonctions. Or rien n'empêche ces fonctions de se déployer simultanément. Nous devons maintenant nous pencher sur des différences de temps, qui forment des transformations de la structure dynamique.

            Ces transformations sont de deux types : des transformations du contenu des rythmes économiques et des transformations de l'organisation de ces rythmes. Pour illustrer les différences de contenu, il suffit de comparer les cueilleurs de fruits, les chasseurs et les pêcheurs primitifs, les premières sociétés d'agriculteurs, à l'agriculture associée au commerce maritime, puis à la transformation industrielle des métiers, du commerce et même de l'agriculture. Pour illustrer les différences de l'organisation humaine, nous pouvons évoquer l'évolution de l'idée de propriété, le passage du troc à l'argent puis au superargent du monde financier, le développement de la théorie économique se traduisant par des règles de conduite différentes dans la société médiévale, le monde capitaliste et les régimes totalitaires.

            Une étude de ces transformations permettra d'intégrer en une même perspective les fonctions ordinaires et supérieures de DA', ainsi que l'élargissement, l'approfondissement et la maintenance réalisés par DA''.

            Premièrement, le processus de transformation est une série d'émergences conditionnées. À l'instar d'une cotte de mailles, les stades successifs du progrès économique s'enchaînent. Les tribus primitives de chasseurs et de pêcheurs ajoutent le DA'' restreint de la fabrication d'armes, de filets et d'embarcations à l'économie encore plus primitive des cueilleurs de fruits. L'agriculture ajoute à la culture primitive le bœuf et la charrue et l'idée pas du tout évidente de la propriété. Un certain nombre de métiers de soutien surgissent, qui sont conditionnés par le temps libre favorisé par l'agriculture. L'expansion de ces métiers est fonction de l'avènement d'un commerce extensif, et le déploiement du commerce en ses centres, sinon en ses avant-postes, exige l'introduction de l'argent. Le temps libre créé par la combinaison de l'agriculture, des arts mécaniques et du commerce stimule et permet à la fois l'étude des sciences; et les sciences se traduisent bientôt par leurs formes appliquées, par l'organisation financière et par la production de masse qui transforment l'agriculture, le commerce et les métiers et qui tissent entre les humains des liens d'interdépendance économique, à l'opposé de l'autarcie des primitifs.

            Chaque stade de ce long processus est amorcé par une idée nouvelle qui doit d'abord surmonter les intérêts associés aux idées anciennes, qui doit chercher à se réaliser avec les risques que comporte l'entreprise, qui ne porte du fruit qu'après avoir été adaptée et modifiée mille fois par l'intervention d'une imagination créatrice. Et chaque idée, après avoir porté ses fruits, doit consentir à mourir. Une idée nouvelle cesse d'être nouvelle une fois apparue. Elle advient non pas comme un acquis permanent de l'être humain, mais comme une servante provisoire. Elle connaît son heure de gloire ou de mystification, heure qui peut être plus ou moins longue, selon son degré de généralité; mais tôt ou tard, que surgissent ou non d'autres idées, de nouvelles généralisations la transformeront, au point de la rendre méconnaissable. Ainsi, la diligence disparaît pour faire place au train, le clipper est remplacé par le bateau à vapeur, le rouet et le métier à tisser cèdent le pas devant les usines électrifiées, les changeurs sont remplacés par les courtiers, puis les courtiers par les banquiers et les financiers. Et il n'est pas impossible que de nouvelles avances scientifiques rendent autonomes de petites unités en fonction d'une norme de vie ultramoderne, de sorte à éliminer le commerce et l'industrie, à transformer l'agriculture en une superchimie, à faire disparaître la finance et même l'argent, à faire de la solidarité économique une chose du passé, et de la maîtrise de la nature la seule différence entre une civilisation avancée et les sociétés de jardiniers primitifs.

            Mais nous n'en sommes pas là. Et pour s'acheminer vers ce but, ou tout autre but, la société doit remplir une condition. Elle ne saurait être un titanothore, une bête possédant un corps de dix tonnes et un cerveau de dix onces. Elle doit consacrer le gros de ses efforts non pas aux produits finals ordinaires qui constituent le niveau de vie, mais aux produits finals supérieurs (overhead) des apports culturels. Elle ne doit pas se complaire dans l'élargissement, dans la multiplication des industries, dans l'illusion d'alimenter l'âme des humains en leur offrant du travail en abondance. Elle doit se glorifier de son approfondissement, du pur approfondissement qui accroît le domaine des loisirs, qui libère entièrement de grands nombres de personnes et tous les humains progressivement pour l'exercice d'activités culturelles. Elle ne doit pas s'enorgueillir de la science en se vantant d'avoir grâce à la science le ventre bien rempli. Elle ne doit pas fixer un regard myope sur tel ou tel domaine. Elle doit lever les yeux, de plus en plus, et porter attention aux domaines de spéculation plus généraux, plus difficiles, car c'est de ces perspectives qu'elle doit tirer le délicat mélange d'unité et de liberté où le progrès doit nécessairement prendre naissance et se déployer laborieusement. Il est facile de réaliser l'unité sans la liberté : il suffit d'un dictateur et d'une police secrète. Il est facile également de connaître la liberté sans l'unité : il suffit de laisser la mauvaise herbe croître sous les rayons d'une adulation stupide. Mais joindre la liberté et l'unité soulève tout un problème. Il faut faire preuve d'une discipline de l'esprit et de la volonté : il faut déployer une appréhension d'une grande acuité, une appréhension dégagée des idées reçues d'une perspective provinciale, une appréhension qui n'ait pas encore versé dams l'inconsistance du scepticisme; il faut manifester une vitalité dans la réaction aux situations qui se traduise par une reconnaissance de la désuétude des dispositifs surannés, par le sacrifice des gratifications associées aux réalisations passées, par la capacité de tout recommencer sans amertume, par une aptitude à s'engager personnellement sans attendre quelque avantage personnel. Force est de constater qu'une bureaucratie est capable d'imiter mais incapable de créer, car l'esprit souffle où il veut, et toutes les idées nouvelles sont ridicules jusqu'à preuve du contraire établie par l'initiative individuelle, adaptée par une imagination créatrice, concrétisée par le risque personnel. Le chaos peut créer, mais il peut créer n'importe quoi; le chaos invente les gaz mortels et l'anesthésie, et fait usage des deux; il invente les mécanismes financiers qui soutiennent de brillantes expansions puis connaissent des effondrements incompréhensibles; il bâtit la prospérité des grandes villes et crée les bas fonds; il fulmine contre le mal mais il doit jeter l'ensemble d'une civilisation dans la marmite d'un grand brassage expérimental avant de pouvoir se prononcer sur la valeur d'une nouveauté; il débauche l'esprit dans un brouillard de contradictions babéliques pour l'abandonner au mythe et au fanatisme.

            En conclusion, toutes les fonctions des rythmes primaires et secondaires font partie intégrante du processus universel. Ce processus consiste non seulement en un travail d'élargissement, en un approfondissement aux fins d'un plus grand élargissement, en une combinaison d'élargissement et d'approfondissement qui procure de modestes plaisirs, de médiocres amusements. La dimension culturelle et l'approfondissement qui libère l'être humain pour les loisirs et l'activité culturelle sont aussi des volets essentiels - trop souvent ignorés - du rythme mondial des transformations économiques. Et il ne suffit pas de poser quelque facteur commun, supérieur, représentant la culture, d'accepter les sciences physiques sans se soucier de leur intégration supérieure sous prétexte que c'est là une entreprise trop difficile, trop obscure, trop incertaine, trop éloignée. Une telle attitude à l'égard de l'esprit tient du titanothore, qui fait partie des espèces disparues.

 

10    Les lois généralisées des rendements croissants et des rendements décroissants

 

La corrélation des différentes fonctions de DA' et de DA'' peut être exprimée également comme une généralisation de deux lois économiques familières : les rendements croissants et les rendements décroissants.

            La simple formulation de ces lois concerne des entreprises particulières en des lieux et des moments particuliers. On a pu démontrer en Angleterre que des ajouts de terres cultivées produisaient des rendements de plus en plus faibles. Plus tard, en Amérique, on affirmera que l'augmentation des terres cultivées produit des rendements de plus en plus élevés. Pour résoudre cette antithèse, on soutiendra que dans un vieux pays l'exploitation agricole produit des rendements décroissants, mais que dans un pays jeune elle entraîne pendant un certain temps des rendements croissants. Une généralisation de ce principe se traduirait par la proposition suivante : l'exploitation d'une idée, dans un domaine donné, produit d'abord des rendements croissants, et ensuite des rendements décroissants.

            Est-ce que ce point de vue se défend? Peut-être bien. Mais un problème plus général nous intéresse ici. Nous redéfinissons les rendements croissants et les rendements décroissants, en prenant comme point de référence l'accélération du rythme économique universel. Les procédés qui augmentent les possibilités d'une nouvelle accélération seront considérés comme des procédés qui produisent des rendements croissants; les procédés qui réduisent les possibilités d'une nouvelle accélération seront considérés comme des procédés qui produisent des rendements décroissants.

            En ce sens, tout élargissement est susceptible d'entraîner des rendements décroissants. Car tout élargissement accroît la taille et le nombre des entreprises existantes et augmente par conséquent la quantité d'efforts à consacrer aux fonctions de maintenance, de réparation et de remplacement. L'élargissement relève donc le zéro réel et fait passer une proportion accrue de DA'' du champ de l'accélération réelle au champ de l'accélération purement théorique. Et comme, dans tout ensemble de circonstances, DA'' constitue une grandeur finie quelconque, plus le zéro réel est élevé, plus réduites seront les possibilités d'une nouvelle accélération.

            Par ailleurs, les transformations progressives de la structure dynamique produisent des rendements croissants. Une civilisation agricole jouit d'une situation indéfiniment meilleure que les sociétés de jardiniers, de chasseurs ou de pêcheurs primitifs. Lorsque le commerce vient s'ajouter à l'agriculture, il s'ensuit une vaste expansion des arts mécaniques. Et quand les sciences appliquées viennent transformer le commerce, les métiers et l'agriculture, il s'ensuit une vaste expansion par rapport à la situation antérieure.

            Cet enchaînement peut être présenté d'un autre angle. L'approfondissement, qui est un accroissement d'efficacité, réduit les fonctions de maintenance, de réparation et de remplacement; il abaisse le zéro réel et rend donc possible une nouvelle accélération.

            Cette possibilité peut être exploitée pour un nouvel élargissement. Ce qui donne des rendements décroissants. Si toutefois l'élargissement se solde par une expansion supérieure et non pas ordinaire, c'est-à-dire par une amélioration du tissu matériel de la culture et non pas par une amélioration des conditions de vie matérielle, il entraîne alors un développement culturel qui ouvre la voie à une autre transformation de la structure dynamique. 

            Si, par contre, l'approfondissement n'est pas exploité aux fins d'un nouvel élargissement, il entraîne forcément une augmentation du temps libre. Ce temps libre peut être gaspillé, de fait, comme tout le reste, mais s'il est employé judicieusement il favorise un développement culturel qui suscite une nouvelle transformation.

            En conclusion, il faut observer que, même si la transformation et l'approfondissement constituent les principes des rendements croissants et l'élargissement, le principe des rendements décroissants, cela ne veut pas dire qu'il faut choisir l'un de ces deux pôles et exclure l'autre. L'humanité doit accepter ces deux pôles. La transformation et l'approfondissement constituent l'émergence effective d'idées nouvelles, tandis que l'élargissement représente l'exploitation de ces idées. L'exploitation seule entraînerait une stagnation. L'émergence d'idées nouvelles qui ne s'accompagne pas de leur application pratique intégrale les prive d'une vérification indispensable et bloque l'arrivée ultérieure d'idées qui corrigent et prolongent les précédentes. Le rythme universel du « tant de fois à telle fréquence » est essentiellement soumis à la loi d'un rythme supérieur. Ce rythme supérieur est une succession de transformations suivies d'exploitations ou, si vous préférez, une succession d'exploitations qui au bout d'un certain temps postulent une transformation nouvelle, un recommencement ouvrant des potentialités nouvelles.

 

11    Les phases cycliques du rythme universel

 

Il nous faut maintenant exprimer le rythme supérieur en fonction des variables DA' et DA''. C'est-à-dire distinguer quatre configurations que peuvent dessiner les combinaisons des variables et montrer que ces quatre configurations peuvent représenter les phases successives d'un cycle.

            Premièrement, il se peut que DA' et DA'' soient constantes, et de plus que DA'' se trouve au zéro réel. Nous désignerons cette configuration la phase statique.

            Deuxièmement, il se peut que DA'' croisse sans qu'il y ait croissance de DA', donc que DA' demeure constante. Nous avons là la phase capitaliste.

            Troisièmement, DA'' peut être constante mais se trouver au-dessus du zéro réel et appliquer son surplus accélérateur à l'accroissement de la DA' ordinaire. Et c'est la phase matérialiste.

            Quatrièmement, DA'' peut être constante, se trouver au-dessus du zéro réel, mais appliquer son surplus accélérateur à l'accroissement de la DA' supérieure (overhead). Elle donne ainsi naissance à la phase culturelle.

            Avant d'aborder le principe des distinctions, il convient d'illustrer les diverses phases.

            Dans la phase statique les choses tendent à rester comme elles sont. Le processus économique reste en friche : il n'y a aucun accroissement des moyens de production, sinon DA'' ne resterait pas au zéro réel; il n'y a pas d'augmentation de la DA' ordinaire du niveau de vie ou dans la DA' supérieure (overhead) de l'expansion culturelle. Il se peut que certaines personnes deviennent plus riches en appauvrissant d'autres personnes, mais il est impossible qu'augmente la richesse collective, la richesse étant entendue dans un sens dynamique.

            Par ailleurs, la phase capitaliste est la période des transformations radicales. DA'' s'accroît sans que DA' augmente. Lorsque Robinson Crusoé entreprend de cultiver un nouveau champ, il accroît son travail et son capital; or, le défrichement de ce champ représente une tâche plus grande que la culture ultérieure de ce champ; et tant qu'il se consacre aux besognes préliminaires il a plus de travail, mais ne connaît que l'anticipation d'un niveau de vie supérieur. De même, la révolution industrielle au XIXe siècle a transformé les moyens de production; elle a exigé presque continuellement une main-d'œuvre importante; mais ce n'est que dans le dernier quart de siècle que le niveau de vie a commencé à s'élever de façon générale. En Russie, l'industrie a reçu un élan formidable dans la mise en œuvre des plans quinquennaux, mais les files d'attente devant les magasins n'ont cessé de s'allonger et les visages de s'assombrir. La phase capitaliste est essentiellement une période d'initiative et d'épargne (thrift) : elle existe, et ses traits essentiels se manifestent tout autant sur une île déserte, dans la vieille Angleterre des Whigs et des Tories, que dans le tout nouveau régime anticapitaliste des Soviétiques.

             La phase capitaliste est cependant nécessairement transitoire. Une augmentation de DA'' est insignifiante si elle n'entraîne pas une augmentation de DA', car la raison d'être de DA'' est d'accélérer DA'. Or, DA' est ambivalente; elle peut revêtir un caractère ordinaire ou supérieur (overhead); elle peut concerner la nourriture, l'habillement, l'hébergement, les commodités, les services publics, les loisirs - son volet ordinaire; ou elle peut être le tissu matériel de la culture, les instruments de l'apprentissage et les professions.

            La phase matérialiste consiste en un tournant dans l'incidence du surplus accélérateur de DA'' : au lieu de continuer à accroître DA'', ce surplus fait augmenter la DA' ordinaire. Comme il y a surplus, DA'' se situe au-dessus du zéro réel. Et comme ce surplus ne sert pas à accroître DA'', DA'' demeure constante. Puisque le surplus fait augmenter la DA' ordinaire, le niveau de vie augmente. L'idéal de cette période est « un poulet dans chaque marmite ». Les syndicats font monter les salaires. La publicité invite les masses à un nouveau mode de vie. Les administrateurs intelligents favorisent les deux mouvements : la hausse des salaires qui fait croître le ratio de rotation (turnover) global, et la publicité qu'ils utilisent pour obtenir la plus grande part possible de ce ratio. Quelle meilleure illustration de cette phase matérialiste pouvons-nous trouver que la vie en Amérique du Nord? Or ce qu'il faut saisir c'est que ce mouvement est très simple, en son essence : c'est ce mouvement qui se déploie quand Robinson jouit de la capacité de manger ou d'entreposer davantage de maïs quand son deuxième champ a commencé à produire; c'est ce mouvement qui se déploie aussi en Russie aujourd'hui, du moins si l'on se fie aux gens qui nous disent que les files devant les magasins ont raccourci et que les Soviétiques portent des vêtements un peu moins misérables.

            La phase culturelle consiste en un autre tournant, où le surplus accélérateur de DA'' sert à accroître la DA' supérieure (overhead). Cette phase se déploie au Moyen Âge, quand surgissent les monastères, les églises, les cathédrales, les écoles, les universités, les hôtels de ville, et à la Renaissance, lorsque les mécènes soutiennent les artistes. Cette phase trouve une contrepartie moderne, d'un point de vue économique, dans la course aux armements et dans l'économie de la conduite de la guerre. Cette époque témoigne d'un esprit d'initiative et d’épargne (thrift), mais qui se déploient sans anticipation de profits.

            Nous pouvons maintenant formuler certaines observations générales.

            Les phases capitaliste, matérialiste et culturelle peuvent très bien advenir simultanément. Il se peut qu'un accroissement de DA'' s'accompagne à la fois d'une augmentation de la DA' ordinaire et de la DA' supérieure (overhead). Mais cette division des efforts produira manifestement des résultats moins remarquables dans chacun des trois champs qu'une action concentrée sur un seul champ. Quoi qu'il en soit, la théorie économique doit aborder chacun de ces champs séparément, car ils obéissent à des lois distinctes, et toute combinaison effective des trois champs s'explique par une combinaison de ces trois ensembles de lois.

            Puisque les phases se définissent par des variations de DA'' et de DA', l'élargissement se profile au premier plan des descriptions. En fait, l'approfondissement accompagne naturellement les trois phases d'expansion. Dans les phases capitaliste et matérialiste, l'approfondissement redistribue le travail, de sorte à favoriser un plus grand élargissement. Dans la phase culturelle, l'approfondissement libère des personnes du domaine économique pour leur donner accès au champ culturel, et ces personnes viennent grossir les rangs des ministres du culte religieux, des écoles de philosophes, des artistes, des scientifiques, des professeurs, des étudiants, des soldats, des marins, des aviateurs, et ainsi de suite, suivant la conception et les besoins courants du champ culturel.

            Même si elles sont liées intimement à des phénomènes économiques, nous ferons abstraction des variations démographiques, pour deux raisons. Premièrement, la structure et le dynamisme de l'économie présentent une nature propre indépendante de la taille de la population; notre propos est l'étude de cette nature générale dont la connaissance permettra aisément d'apporter des corrections en fonction de perspectives de croissance ou de décroissance démographique. Deuxièmement, puisque notre recherche concerne la théorie générale, des considérations accessoires sur les mouvements de population ne feraient qu'embrouiller les choses; en outre, une bonne étude de la théorie générale des tendances démographiques exige un traité distinct.

            Nous n'avons pas offert d'illustrations contemporaines de la phase statique, non pas que de tels exemples soient difficiles à trouver, mais nous ne voulons pas anticiper sur notre raisonnement. La version contemporaine de la phase statique est le marasme économique (slump). Cela ne signifie pas qu'il faille identifier phase statique et marasme. Mais les idées économiques contemporaines ne fonctionnent en pratique que lorsqu'il y a expansion. Or nous ne pourrons fournir des preuves étayant cette position que plus loin dans cet exposé.

            Si nous abordons maintenant les définitions des différentes phases, nous noterons qu'elles ont trait à des cas purs, à des approximations premières. Nous affirmons l'existence des quatre phases à l'instar de la loi de la chute des corps qui veut que la vitesse soit proportionnelle au temps au carré. Les deux affirmations sont vraies, mais leur vérification exacte exige des circonstances spéciales. La loi de la chute des corps ne peut être vérifiée véritablement que dans le vide. De même, si nous passons de notre généralité abstraite à une activité économique concrète, de nouveaux facteurs émergent, et la théorie de leur influence devient un complément nécessaire de la théorie générale. Il nous suffit d'affirmer la nécessité de telles théories complémentaires, sans chercher à les élaborer. Une généralisation scientifique constitue un travail d'envergure, et rien ne justifie qu'une personne cherche à accomplir ce travail toute seule; rien ne justifie non plus qu'elle essaie d'y parvenir. Non seulement ne peut-elle espérer réussir, mais la solution des problèmes de la démocratie ne peut découler que d'un effort de la démocratie elle-même, c'est-à-dire d'une vaste collaboration.

            Enfin, si les quatre phases abordées traduisent une constance ou une augmentation de DA' et de DA'' , nous ne nous sommes pas penchés sur la possibilité d'une diminution de l'un ou l'autre de ces volets. Ce n'est pas qu'une telle diminution soit impossible. La possibilité d'un déclin économique est toujours présente, à l'intérieur du progrès économique, des trois expansions ou de la phase statique lorsque l'activité purement culturelle s'étend sans que s'accroissent ses ressources matérielles. Puisque le danger d'un déclin menace constamment, il se concrétise quand des erreurs se produisent; or les possibilités d'erreurs sont quasi infinies. C'est pourquoi nous n'allons aborder qu'en passant le déclin économique, pour illustrer, sans prétendre en faire une énumération exhaustive, certaines erreurs possibles et leurs conséquences.

 

12              Le processus pur

 

            Cet exposé des phases cycliques complète notre étude du processus économique pur. Il convient de résumer nos conclusions.

            Il y a donc un rythme économique universel, DA, qui représente l'allure ou le volume non mesurés du flot qui bat. Ce rythme universel se compose d'un nombre indéfini de rythmes particuliers, qui se combinent matériellement en des séries de facteurs de production, et qui constituent dynamiquement un ensemble de niveaux dont chacun accélère le niveau précédent.

            L'ensemble des rythmes au niveau inférieur est désigné par le symbole DA', soit l'ensemble des rythmes primaires. L'ensemble des rythmes aux niveaux supérieurs est désigné par le symbole DA'', soit l'ensemble des rythmes secondaires. De par ces définitions, DA égale à tout moment DA' plus DA'', DA'' accélère DA' et DA'' comprend de nombreux niveaux dont chacun accélère le précédent.

            DA'' produit soit un élargissement, soit un approfondissement, soit une simple maintenance. Lorsqu'elle ne produit qu'une simple maintenance, on dit qu'elle se situe au zéro réel, qu'elle n'entraîne qu'une accélération théorique.

            DA' engendre des produits finals soit ordinaires soit supérieurs (overhead).

            L'approfondissement et l'expansion supérieure se combinent pour favoriser le développement culturel et susciter les transformations économiques qui donnent des rendements croissants. L'élargissement et l'expansion ordinaire se combinent pour déployer intégralement les potentialités de tout stade de développement; et comme ces potentialités sont limitées, elles donnent des rendements décroissants. Or on ne saurait choisir les rendements croissants et se prémunir contre les rendements décroissants; ces deux tendances constituent le flux et le reflux du rythme universel.

            Il est significatif que diverses combinaisons de DA' et de DA'' , à l'état constant ou à l'état croissant, engendrent les quatre phases cycliques de cette alternance de flux et de reflux : une phase capitaliste qui transforme les moyens de production; une phase matérialiste qui exploite de nouvelles idées pour hausser le niveau de vie; une phase culturelle qui fait appel au bien-être et au pouvoir matériels pour soutenir la réalisation des objectifs culturels; une phase statique où le processus reste en friche et où l'activité non économique se développe indépendamment des conditions matérielles.

            Le cycle ne connaît jamais de régression, de recul des cadences des rythmes pris globalement. Ces cadences, il les maintient constantes ou les accroît. Ce qui ne signifie pas qu'il ne peut y avoir de déclin économique; le déclin économique doit être attribué plutôt à des erreurs de la gestion universelle. Comme nous le verrons plus tard, différentes théories économiques sont adaptées à des phases différentes du cycle : la doctrine médiévale cadre bien avec la phase statique ou la phase culturelle; la doctrine classique convient à l'expansion capitaliste, elle tolère la phase matérialiste, mais elle requiert un faux endettement pour la conduite de la guerre et ne saurait gérer la phase statique. Nous ne pourrons toutefois développer pleinement ces considérations qu'une fois appliquée au cas particulier du processus d'échange notre analyse générale du processus pur. C'est là l'objet du prochain chapitre.



 

3

Vers une économie d'échange



13      Propos de ce chapitre

 

Dans le chapitre précédent nous avons cerné certaines questions d'une généralité parfaite. Les rythmes primaires, DA', sont apparus avec l'être humain, et ils sont indissociables de l'activité économique. Les rythmes secondaires, DA'', sont apparus avec la fabrication d'outils, et ils sont indissociables de l'être humain, d’un être humain doté d'un corps et d'un certain degré d'intelligence. La succession des transformations et des exploitations traverse toute l'histoire de l'économie; elle s'est manifestée dans le passé et, par le jeu des forces du progrès et de l'invention, sous l'effet de l'idéalisme et du mécontentement, sous l'influence de la dialectique qui fait de tout changement la cause d'un nouveau changement, elle va continuer de se manifester à l'avenir.

         Néanmoins, cette analyse du processus pur est en elle-même trop générale pour présenter un intérêt réel. Il y a d'autres phénomènes, de nature presque aussi générale, tels que l'utilisation des marchés et de l'argent, dont nous avons pas parlé. Il faut certes situer ces phénomènes dans le schème universel, car le processus économique qui définit des problématiques n'est pas le processus pur des rythmes primaires et secondaires mais le processus d'échange dont les phases cycliques tendent plutôt à être des alternances de prospérité et de misère.

         Mais puisque nous visons à une généralisation économique, il nous est impossible de différencier le processus pur en cherchant à y intégrer quelque mécanisme d'échange. Nous nous écarterions de notre propos si nous nous mettions à examiner l'influence des rythmes de base dans le processus d'échange médiéval, ou dans le processus d'échange mercantiliste, ou dans le processus d'échange du XIXe siècle, ou dans celui des États totalitaires contemporains. Chacun de ces processus constitue une forme spéciale d'économie d'échange, alors qu'une généralisation économique doit porter sur le type pur.

         Mais quel est donc ce type pur? Nous n'avons pas encore répondu à cette question, et nous y arrivons maintenant. Nous allons d'abord définir les idées de propriété, d'échange, de valeur; nous allons aborder l'idée de marché et la fonction des marchés dans le processus général; nous allons cerner les limites de cette fonction et examiner la nature de l'argent et de la finance. Notre propos dans cette recherche concerne, non pas ce qui dans les faits se passe ou s'est passé concrètement, mais toujours des généralités abstraites, l'importance fonctionnelle, les lois et les corrélations pures qui forment la structure inévitable d'un processus d'échange. La situation financière qui prévalait à Londres en 1830 ou à New York en 1930 ne nous intéresse guère ici; nous nous préoccupons simplement de la fin ou de la fonction pure qui se manifeste dans ces deux situations comme dans l'activité de techniciens totalitaires qui financent un plan quinquennal. De même, nous nous intéressons non pas aux détails concrets mais plutôt au résidu de portée explicative abstraite qui sous-tend des réalités telles que la propriété, l'échange, la valeur, les marchés et l'argent. 

         Notre recherche devrait nous procurer une connaissance du type pur de l'économie d'échange. Dans le prochain chapitre nous établirons une corrélation entre ce type pur et le processus pur déjà examiné.

 

14              Propriété, échange, valeur

 

Le processus pur n'accompagne pas chaque chose qui est en corrélation avec une personne particulière. Il faut que quelqu'un décide ce qui se fera, il faut que quelqu'un le fasse, et il faut quelqu'un pour qui cela se fasse. Une économie d'échange a pour fonction de répondre continuellement à ces questions; différentes méthodes de détermination des réponses donnent lieu aux différences entre les économies d'échange; enfin, divers volets des économies d'échange concernent divers volets des réponses données.

         La propriété est une méthode de corrélation de personnes particulières et d'objets particuliers. La corrélation est un droit, c'est-à-dire une autonomie attribuée à une personne, que cette personne exerce sur l'objet. L'objet peut être une personne, dans un régime d'esclavage, ou un procédé, visé par un brevet, ou encore une chose. L'objet peut être considéré en lui-même, par exemple s'il s'agit d'une propriété foncière, ou il peut être considéré en son usage, comme dans le cas de la location d'une terre, ou encore en ses produits, tels que la réalisation de dividendes. Il y a propriété, sous quelque forme, et dans quelque mesure, dans tout processus d'échange; mais cette idée fondamentale varie d'une époque à l'autre, d'un pays à l'autre, dès que l'on cherche à en établir la forme précise et à en délimiter l'application. Mais de tels détails débordent le cadre de notre recherche.

         Les droits de propriété sont normalement transférables. Les transferts sont consignés sur des documents appelés contrats. Le type de transfert qui nous intéresse particulièrement est l'échange. Il s'agit d'un contrat bilatéral, passé entre deux parties. C'est un contrat bilatéral onéreux, puisqu'il impose aux deux parties l'obligation de céder des droits. En résumé, un échange est un transfert mutuel de droits de propriété.

         L'échange s'effectue par la coïncidence de deux décisions. Si deux parties décident de réaliser un échange, l'échange a lieu. Sinon, il n'a pas lieu.

         Qu'est-ce qui entraîne la coïncidence des décisions de procéder à un échange? Il y a des causes, certes, mais elles sont infinies. Il faudrait explorer tout le domaine de la vérité et le domaine beaucoup plus vaste des possibilités d'erreurs. Il faudrait examiner les stimuli du désir et de la crainte, de l'ambition et de la passion, du tempérament et du sentiment. À un moment, en un lieu donné, l'un de ces facteurs peut dominer : le désir joue un grand rôle dans les pays libres, et la crainte, dans les autres; l'ambition pousse les citoyens d'un pays nouveau, et un désespoir renfrogné étreint les classes déprimées des États séniles; un sentiment nationaliste se manifeste dans les attitudes protectionnistes, et un individualisme flegmatique dans le libre échange. Mais une science économique, et encore moins une généralisation économique, ne saurait s'intéresser au folklore et aux croyances populaires, aux mythes d'une science dépassée ou à la psychologie des groupes nationaux et ethniques. Par conséquent, nous laisserons de côté les causes des décisions de procéder à des échanges, à une exception près.

         Cette exception va de soi. La science économique elle-même doit exercer une influence sur les décisions de procéder à des échanges. Sinon elle ne sera pas une science appliquée dans une société démocratique, mais seulement une science appliquée d'un laboratoire national présidé par un dictateur, régi par des commissaires, surveillé par une police secrète. Le mode de cette influence ne pourra cependant être examiné qu'une fois déterminé le contenu de la science économique.

         Voilà pour ce qui est des causes des décisions de procéder à des échanges. La question suivante est l'effet d'un échange, c'est-à-dire la valeur d'échange.

         Il importe de saisir que la valeur d'échange n'est pas un antécédent mais un conséquent de la décision de procéder à un échange. Nous allons donc élaborer cette notion en nous penchant dans l'ordre sur l'idée générale de valeur et sur ses différentes espèces : la valeur absolue, la valeur relative, la valeur économique et la valeur d'échange.

         L'idée générale de la valeur coïncide avec l'idée du bien, de l'excellence.

         Cette excellence peut appartenir à un objet en soi, elle peut être manifestée par cet objet sans rapport à autre chose, et sans que l'objet soit de quelque utilité. Il s'agit là de la valeur absolue de la vérité, des actions nobles et héroïques, de la fleur dans le mur lézardé[2].

         Par ailleurs, l'excellence peut appartenir à un objet dans sa relativité, dans son utilité, dans son aptitude à exceller dans le service de buts ultérieurs. Ces valeurs relatives peuvent être relatives à tout but ultérieur; donc quelques-unes d'entre elles seulement sont relatives à l'être humain.

         Or, au sein des valeurs humaines relatives se profilent divers degrés d'abondance et de carence; en outre, cette abondance et cette carence peuvent s'entendre de manière générale, quand nous disons par exemple que l'air est abondant et le radium, rare, ou elles peuvent concerner des personnes particulières, s'agissant d'une denrée comme le blé, qui abonde dans les silos des agriculteurs canadiens mais qui se fait rare dans une Europe dévastée par la guerre.

         À cette échelle de la carence relative aux personnes correspond une échelle complémentaire de l'activité économique visant de différentes façons dans différentes situations à réduire cette carence et à créer l'abondance. Lorsqu'un objet est relativement rare et que les humains déploient un effort pour réduire cette carence, l'objet devient une valeur économique. En outre, la valeur économique peut être conçue comme proportionnée à l'effort déployé; si l'effort est nul, la valeur économique se situe à zéro; à un petit effort correspond une valeur minime; à un effort important, une valeur élevée. Aucun effort n'est déployé pour fournir de l'air aux humains : la valeur économique de l'air est donc nulle. Un effort réduit est déployé pour l'amélioration des logements des pauvres, donc cette amélioration a une valeur économique réduite. Par contre, le secteur de l'armement est mobilisé par un effort considérable, donc l'armement possède une grande valeur économique.

         La valeur d'échange diffère de la valeur économique sous deux aspects. Premièrement, une valeur économique relie un objet à un effort humain, alors que la valeur d'échange relie des objets entre eux. Deuxièmement, une valeur économique est le fruit d'une décision de déployer un effort pour obtenir l'objet, tandis que la valeur d'échange peut être tout à fait indépendante de l'effort déployé; quoi qu'il en soit, la valeur d'échange surgit toujours d'une coïncidence de décisions de procéder à un échange.

         Par exemple, un cheval ou une paire de bœufs représentent des valeurs économiques si des personnes déploient les efforts nécessaires pour en faire l'élevage, les nourrir, les dresser. Mais la valeur d'échange ne surgit que lorsque le propriétaire du cheval et le propriétaire des bœufs décident de procéder à un échange. Et cette valeur d'échange n'est pas fonction des efforts, des désirs, des sentiments, des ambitions ou des espoirs des personnes qui procèdent à l'échange, même si tous ces facteurs peuvent jouer un rôle dans leur décision; la valeur d'échange est simplement en soi le rapport qui préside à l'échange; par exemple, il peut être établi qu'un cheval vaut deux bœufs.

         Nous pouvons tracer une distinction éclairante entre des valeurs d'échange normative, probable et réelle. Quelqu'un peut dire : « Un cheval vaut deux bœufs » et entendre par là qu'un acheteur devrait lui donner deux bœufs pour son cheval, alors qu'en fait il ne lui en donnera qu'un. Mais en affirmant : « Un cheval vaut deux bœufs » il peut aussi entendre qu'il recevra vraisemblablement deux bœufs pour son cheval s'il essaie de l'échanger. Dans le premier cas l'affirmation concerne une valeur d'échange normative, qui relève de la science de l'éthique. Dans le second, elle exprime une valeur d'échange probable, qui relève de l'art de la prévision. Or la valeur d'échange qui nous intéresse est la valeur d'échange réelle; et cette valeur n'émerge qu'une fois que l'échange a effectivement eu lieu.

         En somme, une valeur d'échange (réelle) est le rapport ou la proportion entre les différentes catégories de propriété formant l'équation de l'échange.

 

15              Les marchés

 

Un marché est un endroit où les commerçants se rencontrent en nombre; ces rencontres tendent à imposer une double uniformité aux valeurs d'échange. Premièrement, elles tendent à uniformiser les rapports qui définissent à un moment donné les échanges entre diverses catégories. Deuxièmement, elles tendent à ajuster ces rapports à des variations de l'offre et de la demande. Ces tendances se fondent sur les facteurs suivants.

         Et les commerçants individuels qui se présentent sur un marché particulier et les différents groupes de commerçants qui composent les divers marchés du monde obéissent aux dures nécessités de la concurrence. Ils sont là pour faire des affaires et, toutes choses étant par ailleurs égales, aucun commerçant, aucun marché ne traitera beaucoup d'affaires si les conditions qu'il offre ne sont pas aussi justes que les conditions offertes par le commerçant ou le marché voisin. Cela ne veut pas dire seulement qu'aucun commerçant, qu’aucun marché ne peut réussir s'il offre constamment des conditions inférieures à celles des autres; cela signifie également que si quelqu'un réussit à offrir constamment davantage, les autres seront tout simplement éliminés. Or s'il n'est pas possible d'offrir moins ou plus, il doit y avoir uniformité; non pas de fait l'uniformité des maisons de banlieue, toutes construites d'après le même plan, mais l'uniformité de tendance qu'entraîne la pression de la concurrence; et non pas une uniformité qui ignore les différences, mais une uniformité qui intègre ces différences.

         Ainsi, un marché tend à généraliser les valeurs d'échange particulières mentionnées dans la section précédente. En créant une interaction entre de grands nombres de décisions de procéder à un échange, il tend à les faire converger vers la cristallisation d'un taux d'échange commun pour chaque paire de catégories de biens ou de services.

          Or l'ensemble des taux d'échange n'intègre pas que de grands nombres de décisions de procéder à un échange. Il intègre aussi les nombres encore plus grands de décisions de ne pas procéder à un échange. Car lorsqu'ils décident de ne pas procéder à un échange, les gens ne signifient pas nécessairement qu'ils ne désirent pas faire d’échange; ils signifient simplement qu'ils ne souhaitent pas faire un échange au taux offert, mais qu'ils feraient volontiers un échange si le taux était plus favorable. Le rôle que jouent ces décisions négatives se profile si l'on considère l'autre tendance générale d'un marché, soit la tendance à fixer un taux d'échange où s'équilibrent l'offre et la demande.

         Cette tendance peut être considérée comme la résultante de trois facteurs. Premièrement (A), lorsqu'une personne se détermine à vendre ou acheter une catégorie donnée de biens, elle est prête à offrir plus que ses concurrents. Deuxièmement (B), lorsque l'offre n'est pas égale à la demande, un nombre important de personnes sont prêtes à offrir plus ou à recevoir moins; si l'offre dépasse la demande, les vendeurs se retrouveront avec des biens ou des services non vendus; si l'offre est insuffisante, les acheteurs feront face à une pénurie. Troisièmement (C), un changement du taux d’échange tend à corriger l'excès ou l'insuffisance de l'offre; car cet excès ou cette insuffisance sont relatifs au nombre d'acheteurs et un changement du taux en amènera un bon nombre à revoir leur décision de procéder à un échange; une baisse du taux transformera des décisions négatives en des décisions positives, ce qui fera croître la demande; une hausse du taux aura l'effet contraire. Il découle du deuxième facteur (B) qu'un déséquilibre de l'offre et de la demande tend à modifier les taux des valeurs d'échange. Il découle du troisième facteur (C) qu'un changement du taux d'échange tend à accroître ou à diminuer la demande. Et puisque la déséquilibre se poursuit tant que la demande n'égale pas l'offre, les taux d'échange auront donc tendance à varier tant que la demande n'égalera pas l'offre.

 

16              Les marchés et l'économie d'échange

 

Les marchés accusent beaucoup d'autres tendances que celles décrites dans la section précédente. Tendances à la duperie généralisée, à la fraude, aux pratiques malhonnêtes, à l'adoption de procédés impitoyables; tendances à l'exploitation du snobisme des riches, de l'ignorance des masses, de l'impuissance des pauvres, des passions de la nature humaine, de la crédulité des imbéciles que produit chaque génération. Si nous n'avons pas touché mot de ces tendances, c'est simplement que nous nous intéressons aux tendances qui présentent un rapport significatif avec les mécanismes d'une économie d'échange.

         Une économie d'échange est un essai de réponse continuellement satisfaisante à la question, toujours changeante : Qui, parmi des millions de personnes, va accomplir quelle tâche, parmi des millions de tâches possibles, en échange de quoi, parmi des millions de formes de rémunération possibles?

         Et cette réponse se présente ainsi.

         Premièrement, elle distingue ce que les gens font ou produisent pour eux-mêmes, ce qu'ils font ou produisent pour d'autres en n’escomptant qu’une rémunération minime, voire aucune rémunération, ou ce qu'ils font ou produisent pour les autres en espérant une rémunération proportionnée. Elle détermine qu'il n'est pas nécessaire de se pencher sur les deux premiers types d'offres, et se concentre sur le troisième.

         Deuxièmement, elle aligne les ensembles de biens, de services et de propriétés offerts en échange d'une rémunération proportionnée en une pyramide de marchés locaux, régionaux, nationaux et mondiaux de divers ordres.

         Troisièmement, elle laisse aux marchés le soin de contrôler les contributions et de répartir la rémunération.

           Une telle solution présente manifestement de grandes qualités. Elle laisse chaque personne libre de faire ce qu'elle veut; mais si ce qui lui plaît ne plaît pas aux autres, la demande, tout comme la rémunération, sera nulle. Elle encourage la créativité et l'initiative dans l'intuition des désirs d'autrui; car une juste intuition sur ce plan provoque une forte demande et une rémunération importante. Elle encourage chaque personne à faire de son mieux, car l'excellence d'un produit ou d'un rendement suscite des préférences ou une efficacité qui, lorsqu'il y a uniformité des prix, donne une rente différentielle. Elle fait porter aux producteurs les risques de la production, mais elle laisse en fin de compte le contrôle de la production à l'intégration des décisions que prennent les consommateurs de procéder ou de ne pas procéder à des échanges. Elle attribue à chacun la part de la rémunération qu'entraîne l'intégration de ces décisions individuelles, mais elle laisse chacun déterminer la rémunération qu'il touchera.

         Les qualités de la solution de l'échange peuvent être davantage mises en relief par une comparaison avec la solution bureaucratique. Le bureaucrate n'a pas à prévoir de façon précise ce que les gens vont désirer ni à le leur fournir précisément dans la mesure voulue; il leur donne ce qu'il estime bon pour eux, et dans la mesure qu'il juge possible ou commode; en fait, il ne saurait agir autrement, car les cerveaux d'une bureaucratie ne sont pas à la hauteur quand il faut penser à tout; pour être en mesure à peu près de penser à tout, il faudrait faire appel à tous les cerveaux humains. Et même si un bureaucrate parvient à cerner correctement la situation, il ne pourra le faire continuellement, puisque la situation change continuellement; le bureaucrate doit tenir compte d'un processus de planification, et toute nouvelle demande, toute intention nouvelle, déborde le cadre des plans établis et oblige à tout repenser; lorsqu'une société à responsabilité limitée a fait son temps, elle se présente au tribunal de commerce pour obtenir un jugement déclaratif de faillite; mais quand des bureaucrates prennent le pouvoir, ils tendent à s'y maintenir. Enfin, même s'il pouvait résoudre ces problèmes, un bureaucrate ne pourrait leur trouver une solution humaine; l'être humain apprend par l'expérience; on peut lui apprendre à conserver un emploi en le laissant faire l'expérience de divers autres; on peut le laisser apprendre par l'expérience que ses aptitudes ne sont pas à la hauteur de sa présomption; mais s'il faut recourir à des méthodes terroristes pour graisser les roues d'une entreprise, cet expédient suscite de la haine d'abord, puis entraîne soit une explosion soit une dégénérescence servile.

         En somme, la solution de l'échange constitue un équilibre dynamique qui repose sur les équilibres des marchés. Chaque producteur produit non pas pour lui-même, mais pour les autres; il veut posséder non pas son propre produit, mais une part des produits des autres; et les autres sont tous logés à la même enseigne. Par conséquent, tout produit d'une économie d'échange doit s'accoupler par échange à un autre produit, et le taux auquel se produit l'accouplement constitue la valeur d'échange. Le caractère général de cet équilibre le soustrait à l’influence des éléments de complexité illimités ou des changements infinis; car cette généralité se profile au-dessus de tous les produits particuliers et de tous les modes de production particuliers. Les produits et les modes de production peuvent se multiplier et varier à l'infini, l'équilibre général du processus d'échange répond toujours précisément à la question complexe : Qui, parmi des millions de personnes, va accomplir quelle tâche, parmi des millions de tâches possibles, en échange de quoi, parmi des millions de formes de rémunération possibles? Et la solution dynamique n'est pas sans être accompagnée d'une impulsion continuelle au déploiement de meilleurs efforts et d'une ingéniosité plus raffinée. Car l'uniformité des prix signifie que le producteur le moins efficace va survivre, mais que toute avancée au-delà d'une efficacité minimale produit un rendement supérieur proportionné.

 

17              Limites de l'économie d'échange

 

Le progrès n'a pas d'œillères; nous avons souligné l'excellence de l'économie d'échange, mais il nous faut également chercher à en déterminer les défauts.

          Elle accuse un défaut fondamental lié au premier stade innocent de la solution, où sont écartées les personnes disposées à apporter une contribution sans rémunération ou contre une rémunération minime, ce qui fait du système d'échange un club exclusif pour gens d'affaires.

         Nous connaissons très bien les effets psychologiques de ce procédé arbitraire. Il crée un dédoublement chez l'homme d'affaires, qui endosse une personnalité différente selon qu'il se trouve au bureau ou au milieu de sa famille. Il produit le type du travailleur ayant des aspirations élevées mais qui n’arrive pas à se mettre à l’oeuvre, et le type courant du cynique qui envisage les questions plus larges dans une perspective d'affaires. Mais ces aberrations psychologiques ne sont que les symptômes d'une affection plus profonde.

         Les êtres humains ne sont pas égaux quant aux aptitudes et à la fortune. Par conséquent, pour que les processus de production donnent tous leurs fruits possibles en fait de satisfactions humaines, il est nécessaire que les moins chanceux soient capables de demander plus qu'ils ne peuvent offrir, et que les plus chanceux offrent plus qu'ils ne demandent. En soi, le processus de production peut fournir aux chanceux plus qu'ils ne désirent; même qu'il tend à se montrer généreux envers tous, puisque seule une telle générosité peut lui permettre d'atteindre son maximum. Mais le délicat équilibrage de l'offre et de la demande limite nécessairement chacun des groupes successifs de gens moins chanceux à des niveaux de vie inférieurs à ce que leurs aptitudes et leur fortune peuvent leur obtenir sur le marché.

          L'idéalisme humanitaire se révolte contre cette némésis artificielle. Un système rigoureusement égalitaire tient d'un monde parfaitement égalitaire; un monde où les humains sont de fait inégaux doit trouver un système différent. Mais quel système? Un idéalisme sans intelligence, animé par le seul sentiment, épousera à coup sûr le cynisme occulte des révolutionnaires pour nous imposer une dictature du prolétariat où le prolétariat ne dicte rien du tout, une dictature du Herrenvolk où le Volk obéit aux ordres d'un Führer. Mais si cet idéalisme peut apprendre à se soumettre à la logique et à la réflexion scientifique, il imposera plutôt une généralisation de l'économie d'échange.

         Notre propos est justement de déterminer la nature d'une telle généralisation; mais ceci déjà est évident. Il ne faut plus laisser les immenses forces de la bonne volonté humaine dériver, comme sur la Niagara, vers le gouffre des beaux sentiments et des rêves nobles. Il faut attribuer à ces forces une fonction, les exploiter à l'intérieur du système d'échange, sinon le système ne secouera jamais ses chaînes fictives pour progresser de manière continue vers son rendement maximal.

         Une question s'impose : L'économie d'échange accuse-t-elle d'autres limites, à part cette impossibilité d'atteindre le maximum de satisfactions? Oui, certes, sinon la solution ne consisterait pas en une généralisation, en une transformation intégrale de la position antérieure. Mais je ne crois pas qu'il soit nécessaire de fouetter un attelage de chevaux crevés; une chiquenaude à un cheval particulièrement nauséabond suffira; on aura tout compris. Pourtant, il y a un aspect sur lequel il importe de nous pencher. Une généralisation postulera une transformation non seulement de la vieille garde et de ses abus, mais aussi des réformateurs et de leurs réformes; elle s'élèvera jusqu'à une synthèse supérieure qui éliminera d'un seul coup à la fois le problème des salaires et le problème complémentaire des syndicats; elle remédiera à la fois à l'absence d'éducation économique et à l'attrait puissant des mirages publicitaires pour les gens sans éducation économique; elle insufflera un espoir nouveau, une vigueur nouvelle à la société locale et elle minera les chances de corruption, par des détournements de fonds, des gouvernements centraux et des partis politiques; elle mettra les groupes d'experts à la retraite mais elle fera apparaître une classe nouvelle, les économistes pratiques, qui deviendront des figures familières, comme les médecins, les avocats et les ingénieurs; elle instaurera un fondement nouveau à la fois pour la finance et le commerce extérieur. La généralisation accomplira donc une tâche immense, si vaste que la conception et la réalisation intégrales de l'ordre nouveau requerront l'imagination créatrice de tous les membres de l'ensemble des sociétés démocratiques.

         Comme je l'ai souligné dans le premier chapitre, les économistes politiques d'antan ont été les penseurs créatifs du XIXe siècle. J'ajouterai maintenant qu'une généralisation de leur pensée exige une recréation de tout ce qu'ils ont maîtrisé et un refaçonnement de tout ce qu'ils ont influencé. Le XXe siècle doit retrouver la vigueur du XIXe, dont il ne dépassera les réalisations qu'en déployant la même inventivité. Il y a là une nécessité absolue, qu'il ne faut pas prendre à la légère. Car le XIXe siècle a vraiment accompli quelque chose.

 

18              L'argent

 

Si l'on remplace le troc par un échange divisé - partie vente, partie achat - le processus économique peut s'amplifier et se complexifier considérablement. Or, l'échange divisé postule un objet factice qui comble les intervalles, longs ou courts, entre la contribution au processus et la jouissance de ses produits. Par ailleurs, pour bien fonctionner et combler les intervalles de manière juste et adéquate, cet objet factice devra satisfaire à certaines conditions.

         Premièrement, il devra être divisible, de sorte que tout taux d'échange établi par le marché puisse être représenté par une quantité de l'objet factice. Or, la mesure d'une telle quantité est ce qu'on appelle un prix.

         Deuxièmement, il devra être homogène, de sorte que des quantités égales soient également acceptables; sinon, tout le monde cherchera à vendre en fonction des meilleurs objets factices et à acheter en fonction des objets factices les plus pauvres; quand l'argent perd sa valeur, les marchandises partent. Par ailleurs, lorsqu'il n'y a aucune homogénéité formelle, on peut créer une homogénéité virtuelle en vendant au rabais; une lettre de change ne vaut peut-être pas de l'argent comptant, mais l'existence de maisons de vente à rabais donne à la lettre de change la valeur de l'argent comptant. La lettre de change, tout comme le crédit systématique, fait donc partie de l'objet factice.

         Troisièmement, la valeur d'échange de l’objet doit être constante, de sorte que des quantités égales de l'objet factice commandent, de façon générale, des quantités égales de biens ou de services. Lorsque l'objet factice s'écarte d'une valeur constante, apparaît soit une inflation, soit une déflation. L'inflation escroque ceux qui ont de l'argent et enrichit ceux qui ont des propriétés ou des dettes, tandis que la déflation escroque ceux qui ont des propriétés ou des dettes et enrichit ceux qui ont de l'argent; outre l'escroquerie qu'il exerce, l'un et l'autre de ces jumeaux tourmentent à leur façon les flux dynamiques; la déflation fait subir aux producteurs une cascade de pertes; l'inflation suscite une cascade de gains, qui euphorisent artificiellement la production.

         Quatrièmement, l'objet factice doit être acceptable universellement dans un secteur donné, de sorte que quiconque veut faire un échange soit prêt à céder des propriétés, des biens, des services en échange de l'objet factice. Cette quatrième condition est-elle réellement distincte des trois précédentes? Il y a désaccord à ce sujet. Si cette condition est distincte, il faut qu'il y ait toujours une corrélation réelle entre l'or - ou une autre matière - et l'objet factice; et si on élimine cette corrélation réelle sans que l'objet factice cesse d'être accepté universellement, c'est que les gens ne sont pas assez intelligents pour voir la duperie dont ils sont victimes. Par ailleurs, si la quatrième condition n'est pas distincte des trois autres, toute corrélation réelle de l'objet factice et de l'or est superflue et l'unique fonction de telles corrélations fictives est d'inspirer confiance aux gens qui ne sont pas assez intelligents pour voir que les trois premières conditions suffisent.

         La véritable question est celle de la valeur de l'objet factice et plus particulièrement de la constance de sa valeur d'échange.

         La valeur relative de l'objet factice est son utilité. Il rend possible la vaste expansion du processus d'échange que le troc n'aurait pu permettre.

         Lorsqu'il y a pénurie de l'objet factice, les techniciens ou les règles techniques régissant son émission remédient à la situation. Il importe peu que cette action de redressement fasse appel à la presse typographique ou à la structure de crédit.

         La valeur économique réside dans l'effort humain opposé à cette pénurie. Si le processus économique n'a pas dépassé le stade du troc, la valeur économique se situe à zéro. Si par contre le processus économique a dépassé le stade du troc, tout retour à ce stade exigerait une liquidation de la civilisation; d'où la nécessité de l'objet factice, dont la valeur économique constitue la forme générale de toutes les valeurs économiques; car, lorsqu'ils s'efforcent d'atteindre un objectif économique, les humains cherchent à se doter de l'objet factice qui est le moyen nécessaire à cette fin.

         Enfin, la valeur d'échange est le taux, la proportion présidant à l'échange des différentes catégories d'objets que les humains veulent se procurer à cause de leur utilité et de leur absence. Ainsi, si un cheval vaut une paire de bœufs, une paire de bœufs vaut un cheval; et pareillement, si une paire de gants vaut un dollar, un dollar vaut une paire de gants. Si par contre un cheval en vient à valoir trois bœufs ou une paire de gants, un dollar et demi, alors se pose la question : Est-ce que la valeur des chevaux a augmenté ou est-ce celle des bœufs qui a diminué? Est-ce que la valeur des gants a augmenté ou est-ce celle du dollar qui a diminué? La réponse à cette question exige l'examen d'autres taux d'échange. Si l'on constate que, pendant qu'augmentait le prix des gants, le prix de tout le reste est resté à peu près inchangé, alors c'est la valeur des gants, et non celle du dollar, qui a changé. Si, par contre, l'augmentation du prix des gants s'est accompagnée d'une hausse proportionnelle du prix de tout le reste, alors ce n'est pas la valeur de tout le reste, mais celle du dollar, qui a changé.

         Voilà donc pour ce qui est de la valeur de l'objet factice et de la constance de sa valeur. Il importe maintenant d'établir la condition nécessaire et suffisante de la constance ou de la variation dans la valeur d'échange de l'objet factice.

         Comparons à cette fin les deux flux de la circulation : le flux réel des propriétés, des biens et des services, et le flux de l’objet factice qui est donné et reçu en échange du flux réel. Les deux flux doivent à tout moment posséder une valeur d'échange égale, sinon les échanges n'auront pas lieu. La valeur d'échange de l'ensemble du flux réel est l'ensemble du flux de l’objet factice reçu en échange; la valeur d'échange de l'ensemble du flux de l’objet factice est l'ensemble du flux réel donné en échange. Nous ne formulons là qu'un truisme.

         Or, si les deux flux doivent posséder une valeur d'échange égale à tout moment, cela ne signifie pas que la valeur d'échange à un moment donné sera égale à la valeur d'échange qui existe à un autre moment. Si le flux de l’objet factice croît ou décroît sans que le flux réel croisse ou décroisse de manière proportionnée, il y aura alors un changement du taux ou de la proportion prévalant pour l'échange de l'objet factice contre des propriétés, des biens et des services. Par ailleurs, si le flux de l’objet factice et le flux réel connaissent des variations dans le même sens, et de même ampleur, alors le taux ou la proportion prévalant pour les échanges demeurera identique. Or, ce taux ou cette proportion constitue ce que signifie précisément une valeur d'échange lorsque l'on compare des moments ou des cas différents. Par conséquent, la condition nécessaire et suffisante de la valeur constante de l'objet factice réside dans la concomitance de ses variations et de celles du flux réel.

         En somme, s'il y a concomitance des deux flux, alors la proportion prévalant pour les échanges des objets factices et des biens reste inchangée. S'il y a absence de concomitance, cette proportion change. Or, la valeur d'échange est une proportion. Donc, la concomitance des deux flux est la condition de la constance de la valeur d'échange. 

         Certaines remarques s'imposent ici. La condition de la valeur constante ne nous dit rien quant à la quantité d'objets factices qui existent; elle nous renseigne seulement sur le volume de leur flux; et de fréquents transferts d'une petite quantité d'objets factices peuvent constituer le même volume de flux que de rares transferts d'une grande quantité de ces objets. En outre, la condition de la valeur constante renvoie à des objets factices, sans préciser de quels objets il s'agit : elle ne nous dit pas s'il s'agit de pièces d'or à l'exclusion de pièces de monnaie, ou de pièces de monnaie à l'exclusion de crédits bancaires, ou encore de crédits bancaires à l'exclusion de lettres de change; quel qu'il soit, l'objet servant à combler l'intervalle entre la vente et l'achat est un objet factice; et c'est justement à l'égard du volume global du flux de ces objets factices que vaut la condition de la valeur constante.

         Nous pouvons nous pencher brièvement ici sur la question de l'or. Voyons certaines objections au point de vue selon lequel l'or serait objectivement superflu.

         L'une de ces objections se fonde sur l'analogie. Les jeux d'argent peuvent faire appel à de l'argent liquide, comme au jeu de dés, à des jetons, comme au poker, ou encore à une fiche de pointage, comme au bridge. De même, le processus d'échange peut avoir recours à la valeur liquide de l'or, à la monnaie, ou aux feuilles de pointage des registres bancaires. Or, le poker ne serait pas le poker si les jetons n'étaient jamais convertis en argent, et le bridge perdrait beaucoup de son intérêt si les gagnants n'encaissaient pas leurs gains. Ainsi, un processus d'échange ayant recours à des pièces de monnaie et à des crédits bancaires mais non à des pièces d'or serait une imposture.

         La réponse à cette objection admettra que le processus serait une imposture si l'or était le seul objectif de l'activité économique. Or, si l'on pouvait se procurer quelque chose avec des jetons de poker ou une feuille de pointage de bridge, il ne serait pas nécessaire de convertir les jetons en argent ou d'encaisser les gains inscrits sur la feuille de pointage. De même, si l'on peut se procurer quelque chose avec des pièces de monnaie ou des crédits bancaires, alors le processus économique qui ne comporte pas d'or n'est pas une imposture; au contraire, l'imposture est éliminée et les gens sont placés devant les faits tels qu'ils sont.

         Une deuxième objection soulignera que l'argent a deux fonctions : en plus d'être un moyen d'échange, il permet de thésauriser. Un système monétaire sans or peut servir de moyen d'échange, certes, mais il est manifestement impropre à la thésaurisation.

         La réponse posera une alternative : ou bien le thésauriseur entend utiliser ses richesses un jour, ou bien il n'entend jamais les utiliser. Dans ce dernier cas, ce qu'il thésaurise n'a aucune importance. Dans le premier cas, tout objet factice de valeur constante lui donnera autant pour son trésor que l'or. La première prémisse ne tient donc pas : l'argent comme moyen de thésaurisation est simplement l'argent comme moyen d'échange utilisé pour combler un long intervalle entre une vente et un achat. Si pendant ce long intervalle l'argent se maintient à une valeur constante, l'intervalle est comblé de manière équitable et l'argent possède toute la solvabilité rationnellement souhaitable.

         Une troisième objection fera valoir que l'utilisation de l'or comme base du système monétaire est la seule garantie possible du maintien, par des responsables gouvernementaux et des banquiers successifs, d'une valeur constante pendant un long intervalle.

         La réponse admettra que l'objection est valable tant que les responsables exercent des pouvoirs discrétionnaires. La nouvelle économie politique devra établir une généralisation qui remplace la méthode automatique de l'ancienne économie politique par une nouvelle méthode automatique. Nous ne pouvons pour le moment analyser la nature de cette généralisation.

 

19              La finance

 

La finance obéit à une double nécessité. Il y a d'abord le fait que les gens qui ont de l'argent n'ont pas l'intelligence voulue pour bien l'utiliser, tandis que les gens intelligents n'ont pas d'argent; la finance assure donc un transfert de l'argent de postes inopérants à des postes dynamiques, à l'intérieur du système d'échange. Il y a aussi le fait que le processus économique passe par toute une série de transformations et d'exploitations; le flux réel varie et le flux de l’objet factice doit varier de façon concomitante, sous peine de subir un mouvement d'inflation ou de déflation; en outre, le flux réel atteint des volumes qui excèdent grandement les maxima précédents, et, pour atteindre ces sommets, le flux de l’objet factice doit faire preuve d'une grande élasticité.

         Nous entendons par la finance l'effort déployé pour résoudre ces problèmes. Nous devons nous en tenir à cette définition pour le moment, puisqu'il faut, avant d'élaborer davantage, analyser le processus d'échange général.

 



20              Le processus d'échange

Si l'on applique les rythmes de production exposés au 2e chapitre aux marchés définis au 3e chapitre, on obtient un processus d'échange. Nous devons maintenant établir les corrélations existant entre la vélocité et les rythmes accélérateurs de production, d'une part, et les rythmes correspondants des revenus et dépenses, d'autre part. L'ensemble de ces corrélations constitue une structure mécanique, une configuration de lois qui sont à l'activité économique ce que les lois de la mécanique sont aux édifices et aux machines.

         Deux remarques s'imposent ici.

         Premièrement, la combinaison de la production et de l'échange limite la validité de nos conclusions aux cas où la production est régie par l'échange. Je crois que les conclusions du présent chapitre tiennent même là où s'exerce un contrôle politique de la production, comme dans le régime soviétique; mais cette vérité va s'estomper à mesure que nous allons explorer plus en détail la structure mécanique.

         Deuxièmement, notre propos diffère radicalement de celui de la science économique traditionnelle, qui tient pour ses prémisses suprêmes non pas la production et l'échange, mais plutôt l'échange et l'intérêt personnel ou encore, à un stade ultérieur, l'échange et une situation psychologique vaguement définie. Nous chercherons à faire abstraction de la  psychologie humaine pour définir d'abord la situation objective avec laquelle l'être humain doit composer, et définir ensuite l'attitude psychologique qu'il doit adopter pour parvenir à résoudre les problèmes économiques. C'est une sorte de révolution copernicienne que nous visons là; plutôt que de prendre l'être humain tel qu'il est ou tel qu’on pourrait l'imaginer et d'en déduire une détermination de ce que seront les phénomènes économiques, nous prenons le processus d'échange dans sa plus grande généralité et cherchons à en déduire les adaptations que l'être humain devra opérer pour survivre.

         L'approfondissement de ce point de vue nous plongerait très vite dans une discussion philosophique; aussi vaut-il mieux nous en tenir ici à une simple mention.

 

21              L'équation de base

 

Disons que DA est un rythme quelconque ou un ensemble de rythmes d'activité économique, un « tant de fois à telle fréquence », qui est mesuré en unités d'échange, c'est-à-dire en argent.

         Or, DA variera, soit à cause d'une variation du taux auquel les biens ou les services sont fournis, soit à cause de la variation du niveau de prix auquel ils se vendent. Si DQ désigne le taux et P le niveau de prix, alors

 

DA = P.DQ                                               (1)                                          

         Par ailleurs, la vente aura dans chaque cas deux aspects : elle constituera une dépense pour un acheteur et un revenu pour un vendeur. Disons que DE dénote le rythme des dépenses correspondant et DI, le rythme des revenus correspondant. Alors

 

                            DA = P.DQ = DE = DI                                      (2)

 

les termes renvoyant à un rythme ou un ensemble de rythmes quelconque qui sont mesurés d'une manière uniforme quelconque par rapport à chacun des quatre termes.

         L'équation de base n'est rien de plus qu'un truisme. Elle établit de quatre points de vue différents une seule et même chose, car la même chose constitue à la fois (1) la valeur de la production, (2) la multiplication de la quantité par le prix, (3) une dépense et (4) un revenu, selon qu'on la considère (1) en elle-même, (2) en ses composantes, (3) par rapport à des acheteurs et (4) par rapport à des vendeurs.

 

21bis                    Marchés de transition, marchés terminaux, marchés de redistribution

 

L'équation de base est un pur théorème. Pour lui donner une signification concrète, il faut l'appliquer à un domaine ou un marché ou un type de marchés défini. Nous opérons donc une distinction entre les marchés de transition, les marchés terminaux et les marchés de redistribution.

         Or, il existe des séries de marchés à l'intérieur desquels le volume d'activité dans un marché varie en proportion directe avec le volume d'activité des autres. Par exemple, de telles variations se manifestent dans la vente de chaussures chez les détaillants, les grossistes et les fabricants de chaussures, dans la vente de cuir chez les tanneurs, dans la vente de peaux chez les éleveurs. Dans de telles séries, le dernier marché est désigné marché terminal et tous les autres, marchés de transition.

         Nous ne nous occuperons pas ici des marchés de transition, car ils ont pour fonction simplement de distribuer les recettes du marché terminal parmi les facteurs de production antécédents. Le consommateur paie tous ces facteurs lorsqu'il paie le détaillant dans un marché terminal.

         Il faut toutefois distinguer deux types de marché terminal. Un type qui concerne les produits de DA' et un autre qui concerne les produits de DA''. Car, manifestement, l'activité secondaire, DA'', n'est pas une activité de transition à l'égard de l'activité primaire, DA' : même si ces deux activités sont liées par une concomitance de leurs variations, cette concomitance n'est pas de l'ordre d'une proportion directe mais constitue plutôt la concomitance de la vitesse et de son accélérateur. En outre, même si l'investisseur qui achète les produits de DA'' espère ardemment que le consommateur paiera, au terme du processus, pour le moment c'est l'investisseur et non le consommateur qui paie. Et même si le consommateur paie, ce qui n'est pas assuré, les affaires sur le plan DA'' ne pourront se maintenir à moins que n'interviennent de nouveaux investisseurs.

         Il y a donc un marché terminal primaire  et un marché terminal secondaire, ces deux types de marché comprenant toute l'activité des marchés de transition à la fois de DA' et de DA''. Aucun de ces deux types n'est un marché terminal au sens absolu, cependant, car d'autres ventes s'opèrent même après la vente des produits sur les marchés terminaux. La bourse redistribue les investissements, le commerce d'occasion redistribue les entreprises liquidées et les produits primaires durables, et l'immobilier redistribue la « propriété indestructible du terrain » qui n'a jamais été produite et encore moins vendue dans un marché terminal primaire ou secondaire.

         Ces marchés de redistribution ne sont en rapport de concomitance manifeste ni avec l'activité primaire ni avec l'activité secondaire. L'activité de redistribution est fonction de la rapidité avec laquelle les propriétaires changent d'idée. Par ailleurs, les rythmes primaires et secondaires globaux constituent essentiellement des rythmes de production et, accessoirement, des phénomènes créés par un transfert de propriété. DA' et DA'' existent même quand il n'y a pas d'échange, même sur l'île de Robinson Crusoé, et même là où l'idée de propriété perd toute signification économique, comme en URSS. Or, l'activité de redistribution, même si certaines mesures, telles que les purges, les déportations et les confiscations en constituent des équivalents politiques, est en soi essentiellement un phénomène d'échange.

         Par conséquent, l'activité de redistribution n'est pas incluse dans la DA' et la DA'' des rythmes de production. Il faut donc introduire un nouveau symbole, DA*, pour dénoter son volume, son « tant de fois à telle fréquence ».

         Ainsi, le rythme économique global, déjà représenté par le symbole DA, n'est plus seulement égal à la somme de DA' et DA''; il égale la somme de DA*, DA' et DA''. Par ailleurs, DA' et DA'' peuvent se mesurer par le volume d'activité se déployant à leurs marchés terminaux.

 

22              Application de l'équation de base

 

L'équation de base

 

                                      DA = P.DQ = DE = DI                             (2)

 

a été élaborée comme une équation s'appliquant à tout rythme ou à tout ensemble de rythmes. Par conséquent, si DA* mesure l'ensemble de l'activité de redistribution calculé en unités d'échange pendant un intervalle donné, si DA' mesure l'ensemble des ventes au marché terminal primaire pendant un intervalle semblable et si DA'' mesure l'ensemble des ventes au marché terminal secondaire pendant la même période, alors nous pouvons établir, à partir de l'équation de base, que

 

                                      DA* = P*DQ* = DE* = DI*                    (3)

 

                                      DA' = P'DQ' = DE' = DI'                          (4)

 

                                      DA'' = P''DQ'' = DE'' = DI''                      (5)

 

chacun des termes nouveaux ainsi introduits étant défini par les définitions des différents marchés et par la signification de l'équation de base.

         Ainsi, la valeur en unités monétaires de l'ensemble de l'activité de redistribution pendant un intervalle donné, DA*, est une certaine quantité de propriété, DQ*, vendue à un certain niveau de prix, P*, et constituant une dépense pour certaines personnes au montant DE*, et une recette pour d'autres personnes au montant DI*.

         De même, le volume des produits primaires, DQ', qui se vend au niveau de prix P', vaut DA'. Ce taux de vente entraîne un taux de dépenses DE' et un taux de revenus DI'.

         De même également, le volume des produits secondaires, DQ'', qui se vend au niveau de prix P'', vaut DA''. Ce taux de vente entraîne un taux de dépenses DE'' et un taux de revenus DI''.

         Nous pouvons donc parler des valeurs DA*, DA' et DA'', des taux quantitatifs DQ*, DQ' et DQ'', des niveaux de prix P*, P' et P'', des taux de dépenses DE*, DE' et DE'' et des taux de revenus DI*, DI' et DI'' du marché de redistribution, du marché terminal primaire et du marché terminal secondaire.

         De même, nous pouvons parler du champ de redistribution auquel appartient l'équation (3), du circuit primaire de l'équation (4) et du circuit secondaire de l'équation (5).

         Le reste de ce chapitre sera consacré à une étude des corrélations des circuits primaire et secondaire. Nous reprendrons l'étude du champ de redistribution au chapitre 5.  

 

23              Le croisement des circuits primaires et secondaires

 

DI' dénote les revenus tirés de la vente de produits primaires et DI'', les revenus tirés de la vente de produits secondaires.

         Or, ce sont essentiellement ces deux flux de revenus qui doivent maintenir les deux taux de dépenses DE' et DE''; maintenant, on pourrait s'attendre à ce que DI' maintienne DE' et que DI'' maintienne DE'',  mais, manifestement, ça n'est pas si simple.

         Tout d'abord, une partie notable de DI'' est dépensée, normalement, au marché terminal primaire. Les salariés du champ secondaire reçoivent leur part de DI'' mais ils la dépensent au niveau DE', pour se procurer nourriture, vêtements, logement, loisirs, et ainsi de suite. Les propriétaires dépensent une partie de leurs dividendes de la même façon. Une tranche de DI'' est prélevée par le fisc sous forme de taxes, et est déboursée pour les produits supérieurs du marché terminal primaire.

         Par ailleurs, une part de DI' et de DI'' est dépensée régulièrement au niveau DE'', car toute entreprise industrielle doit assumer des frais de maintenance, de réparation et de remplacement, qui représentent, selon les définitions établies au chapitre 2, des achats sur le marché terminal secondaire. En outre, les profits nets que réalisent parfois les propriétaires, une fois défalquées les sommes consacrées à leurs propres besoins, les retenues fiscales ou les dépréciations, ces profits nets, tirés à la fois de DI' et de DI'', passent à DE’’ et servent normalement à l'achat des investissements qui élargissent et approfondissent la structure industrielle.

         Il se produit donc un croisement des rythmes de revenus. DI' n'est pas dépensée entièrement au niveau DE' : une part est dépensée au niveau DE''. DI'' n'est pas dépensée entièrement au niveau DE'' : une part est dépensée au niveau DE'.

 

24              Théorème provisoire de la continuité

 

Si les termes DA', DA'', P', P'', DQ', DQ'', DE', DE'', DI', DI'' renvoient à un instant donné, et si les mêmes termes soulignés renvoient à l'instant suivant ou à la rotation du processus d'échange, les équations de base sont doublées de la façon suivante :

 

                                      DA' = P'DQ' = DE' = DI'

 

                                      DA' = P'DQ' = DE' = DI'

 

et

 

                                      DA'' = P''DQ'' = DE'' = DI''

 

                                      DA'' = P''DQ'' = DE'' = DI''

 

DA' peut être supérieure, égale ou inférieure à DA', et où DA'' peut être supérieure, égale ou inférieure à DA''.

         Or, si nous définissons la continuité comme l'égalité des ventes sur les marchés terminaux à des instants successifs ou des rotations successives, alors la condition nécessaire et suffisante de la continuité sera que

 

                                      DA' = DA'

 

et que

 

                                      DA'' = DA''

 

         Nous exposerons intégralement au prochain chapitre cette condition de la continuité. Pour le moment, nous allons l'examiner dans sa forme la plus simple, sinon la seule qui existe.

         Divisons les revenus primaires DI' en deux parties, de sorte que G'DI' soit affectée aux dépenses secondaires DE'', et que (1 - G')DI' soit affectée aux dépenses primaires DE'. De même, divisons les revenus secondaires en deux parties, de sorte que G''DI'' soit affectée à DE' et que (1 - G'') soit affectée à DE''. Donc,

 

                                      DE' = (1 - G')DI' + G''DI''                (6)

 

et

 

                                      DE'' = (1 - G'')DI'' + G'DI'               (7)

 

Si l'on additionne ces équations, G' et G'' disparaissent, ce qui donne

 

                                      DE' + DE'' = DI' + DI''                    (8)

 

ce qui montre que les équations présupposent que l'équivalent des revenus industriels totaux tirés d'une rotation sont dépensés dans la rotation suivante.

         En outre, à condition que le croisement des revenus équivaille à une élimination, de sorte que

 

                                               G'DI' = G''DI''                        (9)

 

G' et G'' peuvent être enlevés de l'équation (6) et de l'équation (7), ce qui donne

 

                                               DE' = DI'

 

et

 

                                               DE'' = DI''

 

ce qui, sous la forme équivalente d'une équation entre DA' et DA' et d'une équation entre DA'' et DA'', constitue, comme nous l'avons vu déjà, la condition de la continuité.

         Puisque les équations (8) et (9) sont indépendantes, la continuité sous sa forme la plus simple présente une double condition. Premièrement, il découle de l'équation (8) que tous les revenus primaires et secondaires doivent être dépensés. Deuxièmement, il découle de l'équation (9) que les revenus primaires affectés au marché terminal secondaire doivent être égaux aux revenus secondaires affectés au marché terminal primaire.

 

25              Le théorème du surplus

 

Puisque la continuité présuppose la dépense des revenus dans leur intégralité, l'équation (8) avère le point de vue selon lequel, dans la situation générale, le profit n’existe pas.

         Il n'est toutefois pas nécessaire que DE'' soit affectée intégralement à des besoins de maintenance, de réparation et de remplacement. Une certaine fraction, que nous appellerons S, peut être consacrée à l'achat de nouveaux biens d'équipement et de services aux fins de l'élargissement et de l'approfondissement de l'industrie existante. En outre, ce taux de dépenses sur le marché secondaire, S.DE'', n'apparaîtra pas initialement dans les comptes d'une personne ou d'une firme, sous la rubrique ordinaire des coûts; il s'inscrit au contraire dans le flux des investissements; il constitue un débours de capital neuf pour des biens d'équipement et des services.

         C'est ce qui nous amène à poser le théorème du surplus. Appelons activité de surplus l’opération d'élargissement et d'approfondissement, et désignons son taux par le symbole S.DA''. Le maintien de ce taux exigera une dépense de surplus, S.DE''. Et cette dépense de surplus entraînera nécessairement des revenus de surplus, S.DI'', car ce qui est une dépense pour Jones constitue un revenu pour Smith.

         Ce théorème explique le fait manifeste de la possibilité d'existence des profits dans la situation générale, quoi qu'en disent les théories. Chaque fois qu'il y a une activité de surplus S.DA'', un flux de dépenses d'investissement S.DE'' est versé dans le champ secondaire, et cet afflux permet aux commerçants de tirer de la circulation un revenu de surplus S.DI''. En somme, la condition de la continuité exprimée dans l'équation (8), soit

 

                                      DE' + DE'' = DI' + DI''

 

est remplie, non pas par la dépense directe de l'intégralité des revenus, mais par la dépense d'une partie des revenus totaux et par un afflux d'investissements qui compense un débours de profits.

         Récapitulons. Les économistes affirment que les profits, ça n'existe pas, puisque l'ensemble des gens ne peut gagner davantage que ce qui est dépensé. C'est là une évidence, puisqu'un gain est forcément l'envers, côté bénéficiaire, d'une dépense d'autrui. Or, notre processus économique est mû depuis un siècle par l'anticipation des profits; considérer les profits comme des accidents accessoires doit donc tenir de la pure absurdité. Cela est vrai également, mais cela ne contredit pas l'affirmation des économistes. Car les gens dont l'activité est motivée par les profits ne considèrent pas leurs investissements comme des dépenses; ils gagnent plus qu'ils ne dépensent, tout simplement parce qu'ils désignent comme investissements une partie de leurs dépenses.   

         Notez que notre définition des revenus de surplus correspond aux « excès de profits » plutôt qu'aux « profits ». Par profits s'entend l'excédent du prix de vente sur le prix coûtant; les commerçants n'incluent pas normalement leurs dépenses et leurs charges fiscales personnelles dans leurs coûts industriels et commerciaux. Mais S.DI'' constitue un flux de revenus au-delà de l'ensemble des dépenses personnelles, des charges fiscales, des dons de charité, des frais de maintenance et de remplacement : c'est un surplus net, un excès de profit que l'on ne peut dépenser qu'en l'investissant.

         Remarquez, de plus, que les revenus de surplus sont distribués à la fois entre les commerçants au niveau primaire et entre les commerçants au niveau secondaire. Une portion des revenus secondaires, G''DI'', est affectée au marché terminal primaire. Cela dégage des revenus primaires un montant égal, G'DI', qui peut être affecté au marché secondaire et servir à l'achat non seulement de services de maintenance, mais aussi d'opérations d'élargissement et d'approfondissement.

 

26              Théorème des coûts

 

La notion comptable des coûts ne saurait avoir de signification dans une industrie générale puisque les coûts que doit assumer une firme représentent les recettes totales de la firme suivante dans la série de production.

         Nous pouvons toutefois distinguer trois types de coûts qui sont pertinents pour une théorie générale : les coûts initiaux, les coûts de dépréciation et les coûts primaires globaux.

         Les coûts initiaux concernent la première opération d'acquisition de biens d'équipement. Le symbole qui les représente est S.DE''.

        Les coûts de dépréciation concernent la maintenance, la réparation et le remplacement des biens d'équipement existants. Le symbole qui les désigne est (1 - S)DE''.

         Les coûts primaires globaux concernent le niveau de vie collectif, le volume des taxes et l'engagement philanthropique. Ils sont résumés par le symbole DE', les ventes globales de biens et de services primaires, supérieurs et ordinaires.

         Il découle du théorème de la continuité que tous ces coûts ensemble deviennent les revenus qui paient pour assurer leur prolongement.

         DE'' devient DI'' et se divise en G''DI'' pour le marché primaire et en (1 - G'')DI’' pour le marché secondaire. DE' devient DI' et se divise en G'DI' pour le marché secondaire et en (1 - G')DI' pour le marché primaire.

         Par conséquent, les coûts primaires globaux sont absorbés en partie par les revenus primaires et en partie par les revenus secondaires, soit (1 - G')DI' + G’'DI’'.

         De même, les coûts initiaux et les coûts de dépréciation sont absorbés en partie par les revenus primaires et en partie par les revenus secondaires, soit (1 - G'')DI'' + G'DI'.

         Donc, si S représente le rapport de surplus, les coûts initiaux sont absorbés par S[(1 - G'')DI'' + G'DI'] et les coûts de dépréciation sont absorbés par (1 - S) [(1 - G'')DI'' + G'DI'].     

         L'intérêt de ces formulations tient à la lumière qu'elles projettent sur l'expression courante : « le consommateur paie ». Manifestement, les consommateurs primaires ne paient que pour les produits primaires : ils paient DE'. Ils ne paient pas pour la dépréciation des moyens de production primaires ou secondaires : ces coûts de dépréciation sont représentés par (1 - S)DE''. Ils ne paient pas non plus les coûts initiaux des biens d'équipement, que représente le symbole S.DE''.

         Il est vrai que les comptables attribuent un montant précis aux coûts de production, un montant précis à la dépréciation, un montant précis au rendement des coûts de capital initiaux. Il est vrai également que, si DE'' est une quantité positive et S une fraction inférieure à l'unité, le croisement des revenus secondaires vers le marché primaire, soit G''DI'', entraîne de fait un surplus égal, G'DI', des revenus primaires; et ce surplus permet aux commerçants au niveau primaire d'absorber la dépréciation et même de disposer d'un surplus net à investir.

         Mais il n'est pas vrai que les pratiques comptables définissent une loi nécessaire et immuable; et il est encore moins vrai que, si les comptables peuvent attribuer un montant précis à la dépréciation et un montant précis au rendement des coûts de capital, c'est que les consommateurs primaires paient pour la dépréciation et pour le rendement des coûts de capital, en plus de payer les coûts primaires globaux.

         Il n'y a pas de loi immuable. S aura une valeur nulle si le marché des investissements s'effondre complètement. DE'' aura une valeur négligeable si tous les commerçants remettent à plus tard les réparations et les remplacements d'équipement. Dans ce cas, les revenus globaux seront simplement DI', DI' étant égale à DE'; il est alors impossible de percevoir les coûts de dépréciation et un  rendement des coûts de capital, puisque ces revenus n'existent tout simplement pas.

         En outre, s'ils sont perçus, alors ils seront perçus non pas en sus des coûts primaires globaux mais comme une partie de ces coûts, soit la partie que représente l'apport des revenus secondaires affectés par croisement au champ primaire.

         La validité objective de ce théorème se vérifie dans les périodes d’essor et de crise qui nous sont familières. Un essor entraîne des profits importants, puisqu'elle s'accompagne de grandes dépenses aux chapitres de l'élargissement et de l'approfondissement. Une crise voit disparaître les gros profits à cause de la disparition de cette dépense de surplus.

         En conclusion, le consommateur paie : il paie pour ce dont il devient propriétaire. Mais l'investisseur paie lui aussi : et pour qu'un rendement d'un taux quelconque S.DI'' soit possible sur les dépenses de capital (capital outlay) de l'investisseur, il faut tout simplement que d'autres investisseurs effectuent des dépenses de capital à un taux S.DE''.

 

27              Courbure des équations d'échange

 

M. Léon Walras a élaboré la conception des marchés comme équilibres d'échanges. Si vous concentrez tous les marchés dans une même salle, si vous mettez tous les entrepreneurs derrière un même grand comptoir, si tous les agents de vente offrent leurs services et si les mêmes personnes, en tant qu'acheteurs, formulent leurs demandes, la fonction de l'entrepreneur sera alors de trouver l'équilibre entre ces demandes et l'offre potentielle.

         Cette conception est juste, mais incomplète. Elle déploie les incidences de l'idée d'échange, mais sans tenir compte des phases des rythmes de production. Comme nous l'avons vu, l'activité économique traverse une série de transformations et d'exploitations; et cette évolution se cristallise en la succession des phases capitaliste, matérialiste, culturelle et statique. Or, à chaque phase, dans une économie d'échange, correspond un équilibre d'échanges; mais les équilibres des différentes phases diffèrent radicalement les uns des autres.

         Cette variation cyclique des équilibres d'échanges produit la « courbure des équations d'échange ».

         Dans la phase capitaliste, les rythmes secondaires s'élargissent et s'approfondissent eux-mêmes. Plus ils sont larges et profonds, plus grand est leur effet potentiel d'élargissement et d'approfondissement. Par conséquent, dans la phase capitaliste le rapport de surplus S s'accroît. L'activité de surplus, les dépenses de surplus et les revenus de surplus nets augmentent sans cesse. De façon générale, la réalisation de profits importants ne requiert pas d'habiles manœuvres, puisqu'elle est inévitable. Elle se produirait même si toutes les manœuvres déployées constituaient autant de faux pas. Car l'existence de dépenses de surplus entraîne forcément la réalisation de revenus de surplus nets.

         Dans la phase matérialiste, les rythmes secondaires élargissent et approfondissent les rythmes primaires. Mais plus ces rythmes sont larges, plus importante est l'activité de maintenance que les rythmes secondaires doivent effectuer. Et comme ils ne s'accroissent pas eux-mêmes, il n'y a pas d'accroissement de l'élargissement et de l'approfondissement qu'ils peuvent effectuer au niveau primaire. S est une fonction inférieure à l'unité, mais elle décroît. Aussi intelligents, aussi efficaces soient les commerçants, S décroît nécessairement; car la décroissance des dépenses de surplus entraîne forcément celle des revenus de surplus nets.

         La phase culturelle est plus complexe, mais pour le moment nous pouvons l'assimiler à la phase matérialiste.

         Dans la phase statique, S est égale à zéro. Il n'y a ni élargissement ni approfondissement. Ce qui ne veut pas dire que les rythmes primaires ne peuvent pas se poursuivre au niveau acquis, aussi élevé soit-il. Cela ne signifie pas non plus que les coûts de dépréciation ne sont pas tous absorbés. Cela signifie simplement que la structure industrielle n'est pas en train de grossir constamment. Et qu'au total il n'y a pas de revenus de surplus.

         Il est donc possible d'atteindre un équilibre des équations d'échange avec un accroissement, une décroissance ou une absence de revenus de surplus. Si toute l'activité économique est motivée par l'anticipation de profits, cette variation des revenus de surplus nets aura de profondes résonances dans tout le champ économique. Le rapport croissant de surplus S de la phase capitaliste annonce telle l'aurore une période d’essor important. Le rapport décroissant de surplus de la phase matérialiste assombrit le ciel des signes avant-coureurs d'une tornade. Quant au rapport de surplus nul de la phase statique, c'est le plus incompréhensible des mystères : que faire quand il n'y a pas de revenus de surplus nets?

 

28              La proportion normative

 

Si nous divisons entièrement, terme par terme, l'équation du marché primaire par l'équation du marché secondaire, nous obtenons une troisième équation que nous appellerons proportion normative. Par conséquent, à partir de

 

                                      DA' = P'DQ' = DE' = DI'

 

et de

 

                                      DA'' = P''DQ'' = DE'' = DI''

 

nous obtenons

 

                            DA'/DA'' = P'DQ'/P''DQ'' = DE'/DE'' = DI'/DI'' (10)

 

         Or, à long terme, la proportion normative doit être une quantité croissante.

         Car DQ'/DQ'' doit être à long terme une quantité croissante, puisque toute croissance de DQ'' entraîne un flot de croissances en DQ'. Les rythmes secondaires DQ'' accélèrent les rythmes primaires DQ'.

         Par contre, rien ne permet de supposer que P'/P'' varie en sens inverse de DQ'/DQ''. Au contraire, les niveaux de prix de vente primaire et secondaire P' et P'' doivent sembler liés entre eux; ils peuvent varier de manière indépendante jusqu'à un certain point; mais rien ne permet de supposer que le prix de la main-d'oeuvre ou le prix des matériaux ou les taux de profits doivent augmenter constamment dans le champ secondaire et diminuer constamment dans le champ primaire.

         Puisque DQ'/DQ'' est une quantité croissante à long terme, il s'ensuit donc que P'DQ'/P''DQ'' sera une quantité croissante. Et de cet enchaînement il découle que tous les termes égaux à P'DQ'/P''DQ'' seront des quantités croissantes.

         Cet énoncé concerne le « long terme ».En fait, comme nous l'avons vu, à court terme la phase capitaliste fait augmenter DQ'' sans provoquer un accroissement immédiat de DQ'; mais une phase capitaliste est toujours suivie d'une phase matérialiste ou culturelle, et par conséquent DQ' s'accroît hors de toute proportion par rapport à l'augmentation de DQ''.

         Si la proportion normative est une quantité croissante, il s'ensuit que les revenus secondaires DI'' doivent représenter une fraction de plus en plus petite des revenus totaux DI' + DI''. Et si DI'' représente une fraction de plus en plus réduite des revenus totaux, alors S.DI'', les revenus de surplus nets, doivent constituer une fraction de plus en plus réduite des revenus totaux.

         Par conséquent, la recherche du profit produit des rendements susceptibles de décroître.

         Autre conséquence : dans un état très avancé de l'industrie et du commerce, seule une vaste entreprise dont les opérations s'étendent des matières premières aux consommateurs du niveau primaire est capable de réaliser un surplus net notable. Car, le surplus constituant une petite fraction d'une rotation globale, seule une vaste rotation permettra, en moyenne, de réaliser un surplus qui dépasse l'ordre microscopique. Ainsi, l'élimination graduelle des petites entreprises, à laquelle nous assistons, ne signifie pas que les petites entreprises soient des producteurs inefficaces ou des commerçants médiocres; ce phénomène prouve simplement que ces entreprises ne sont pas assez grosses pour mettre la main sur le surplus qui existe.

         Une dernière conséquence se profile : les dividendes et les intérêts, dans la mesure où ils ne sont pas distribués à une classe moyenne de rentiers mais concentrés dans les coffres de multimillionnaires égocentriques, doivent nécessairement diminuer graduellement. Cette remarque se fonde sur le fait que les dividendes et les intérêts ne sont pas nécessairement classés parmi les revenus de surplus nets; ils peuvent figurer dans les revenus au titre du niveau de vie ou des activités philanthropiques, et alors ils font partie, non pas de S.DI'', mais de DI'.

 

29              Le rapport de croisement

 

Nous avons vu qu'une condition de continuité est définie par l'annulation du croisement des revenus. Si à partir de l'équation (9)

 

                                               G'DI' = G''DI''

 

nous transposons les termes, nous obtenons

 

                                               DI'/DI'' = G''/G'                      (11)

 

donc, si nous présupposons qu'il y a continuité, G''/G' égale la proportion normative. Ce qui nous permet d'établir la proportion normative en fonction de la fraction des dépenses (outlay) primaires qui est transférée au marché secondaire G' et de la fraction des dépenses (outlay) secondaires qui est transférée au marché primaire G''.

         Donc, si nous disposons les valeurs de G' horizontalement et les valeurs de G'' verticalement, nous obtiendrons des colonnes où figureront les valeurs correspondantes de DI'/DI'', c'est-à-dire de la proportion normative.

 

                   G'      50 %  20 %  10 %  5 %   1 %   0,1 %

 

         G''

 

         50 %           1        2,5     5        10      50      500

         80 %           1,6     4        8        16      80      800

         90 %           1,8     4,5     9        18      90      900

         95 %           1,0     4,75   9,5     19      95      950

         99 %           1,98   4,95   9,9     19,8   99      990

         100 %         2        5        10      20      100    1000

 

         Comme l'indique ce tableau, une variation de G' a des incidences beaucoup plus importantes qu'une variation de G''. Si G' était de 10 % et si G'' était de 90 %, la réduction de G' à 5 % ferait passer la proportion de 9 à 18, alors que l'élévation de G'' à 95 % ne hausserait la proportion que de 9 à 9,5. Par contre, si G'' était de 90 % et si G' était en réalité de 10 % mais était surestimé par le jeu de coûts de dépréciation excessifs et de diminutions de salaires lui donnant une valeur réputée de 20 %, alors une proportion normative de 9 recevrait une distribution monétaire correspondant à une proportion de 4,5. Il en résulterait une surproduction, ou un faible pouvoir d'achat ou une mauvaise distribution (que l'on appellera comme on voudra, pour éviter les critiques des économistes superficiels qui prétendent qu'une telle chose n'existe pas) qui opérerait une coupe généreuse de près de la moitié de l'activité économique. Nous disons « près de la moitié » car la proportion de 4,5 représente un terme relatif : l'activité secondaire peut croître, et alors la proportion est de quatre fois et demie supérieure au flux de surplus accru, qui représentait neuf fois le flux de surplus non accru; par ailleurs, l'activité secondaire peut et va décroître, et alors la proportion de base devient quatre fois et demie le niveau du surplus diminué[3].

 

30              Rétrospective

 

L'objet de ce chapitre était d'indiquer l'existence d'une structure mécanique objective de l'activité économique, d'une réalité indépendante de la psychologie humaine, d'une réalité à laquelle la psychologie humaine doit s'adapter, si elle veut éviter que l'activité économique tienne d'un effort aussi vain que de vouloir soulever un bain tout en étant à l'intérieur.

         Et cette structure, comme cela était à prévoir, nous l'avons trouvée. Je n'aurais pas entrepris la rédaction de ce chapitre si je n'avais su quel en serait l'aboutissement. Or, je ne crois pas avoir cerné une chose inexistante. Au contraire, il semble bien que nous avons réussi simplement à formuler certains phénomènes dont l'existence est devenue malheureusement très manifeste. La recherche du profit est une motivation qui fonctionne très bien dans une phase capitaliste où le rapport de surplus va augmentant; elle fonctionne de moins en moins bien dans une phase matérialiste où le rapport de surplus va décroissant; elle n'a plus aucune efficience dans une phase statique où le rapport de surplus est nul; et elle fonctionne moins bien à chaque phase successive ou cycle successif du développement économique.

          Ce chapitre cependant n'a fait qu'esquisser notre propos. Nous n'avons pas examiné le théorème fondamental de la continuité dans son intégralité, mais nous nous en sommes tenus à sa solution la plus simple. Il convient donc maintenant d'entreprendre une étude plus détaillée de la structure mécanique générale du processus d'échange.



5

Les équilibres de la structure mécanique

 

 

31              L'idée d'équilibre

 

Les équations de base du chapitre précédent représentent, non pas les équilibres de différentes choses, mais seulement différents aspects de la même chose. Elles relient les dépenses faites en un marché donné (DE), la valeur des marchandises vendues (DA), la même valeur exprimée en fonction de la quantité et du prix (P.DQ), et les revenus ou les recettes totales tirés des ventes (DI). Puisqu'ils désignent les mêmes choses ou les mêmes flux, ces quatre termes sont nécessairement égaux.

         Il y a cependant une fonction qui relie les dépenses actuelles en un marché quelconque aux recettes touchées précédemment sur ce marché. Car si les flux réels de biens et de services se déplacent, pour ainsi dire, en ligne droite depuis les potentialités de la nature universelle jusqu'à la jouissance ou la réalisation, le gaspillage ou la destruction, de l'activité humaine, par contre, les flux factices de l'argent et des substituts de l'argent, du liquide et du crédit, tracent des parcours circulaires. Un même cours légal est utilisé des milliers de fois; une même accumulation soutient indéfiniment un volume de crédit donné.

         Il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot « circulation » : il ne s'agit pas du déplacement d'objets factices à une vitesse angulaire. Ces objets factices reposent bien calmement dans les réserves de certaines personnes, banques ou sociétés. Ils ne se déplacent qu'au moment d'un échange ou d'un prêt, et alors leur mouvement est instantané. Le terme « circulation » signifie que ces mouvements instantanés se déployant dans différentes directions doivent être équilibrés par des mouvements opposés. Il doit y avoir un équilibre.

         Cet équilibre de l'échange n'a certes pas la rigidité qui caractérise la mécanique physique. Un fonds ou une réserve peut pendant quelque temps prendre plus qu'il ou elle ne donne, ou donner plus qu'il ou elle ne prend. Mais ce sont là essentiellement des phénomènes à court terme. Aucun fonds ne peut recevoir plus qu'il ne donne à moins qu'un autre fonds ne donne plus qu'il ne reçoit; et aucun fonds ne peut de manière permanente donner plus qu'il ne reçoit, car les fonds, comme les rivières, ne sont des principes de flux permanent qu'à la condition d'être en permanence alimentés par leurs affluents.

 

32              Système de référence pour l'équilibre d'échange

 

L'étude de l'équilibre d'échange exige l'introduction d'un système de référence, qui est une méthode d'énumération des différents fonds ou des différentes accumulations qui sont en équilibre.

         Un tel système peut présenter divers degrés de généralité. Le minimum absolu de généralité exige l'énumération de toutes les personnes, les sociétés, les banques, et ainsi de suite, qui possèdent des fonds. Aussi exhaustif soit-il, cet exercice ne serait pas scientifique, car la science porte sur le général et elle est orientée non pas par des considérations quantitatives mais par la sélection de différentes significatives.

         Trois différences significatives se sont profilées dans le chapitre précédent. La première était la différence entre le champ de redistribution et les circuits principaux : dans le champ de redistribution il n'y a qu'un changement de propriété; dans les circuits principaux l'échange ne se limite pas à un changement de propriété mais il fait aussi avancer les rythmes primaires et secondaires des biens et des services. La deuxième différence concernait l'existence, à l'intérieur des circuits principaux (les rythmes primaires et secondaires) de deux marchés finals distincts auxquels sont associées des séries distinctes respectives de marchés de transition. La troisième différence marquait une distinction, dans chacun des deux marchés finals, et malgré la solidarité des marchés intermédiaires avec leur marché final respectif, de l'offre et de la demande, et des deux groupes que sont, d'une part, les producteurs et les commerçants de détail, d'autre part, les consommateurs et les investisseurs. Ce qui nous donne cinq subdivisions : le processus universel se divise en un champ de redistribution et des circuits principaux; les circuits principaux se divisent en un niveau primaire et un niveau secondaire; et ces deux niveaux se divisent en des groupes que sont les commerçants (producteurs et négociants) et les consommateurs (y compris les investisseurs).

         Nous allons désigner par le terme solde une somme d'argent ou un montant de crédit conservé en vue d'un but défini ou pour une éventualité indéfinie. Aux fins de notre analyse, il existe donc cinq types, donc cinq groupes, de soldes.

         Il y a d'abord les soldes pour redistribution. c'est-à-dire des objets factices conservés pour une redistribution ou à une éventualité. Dans cette catégorie tombent les réserves des banques, des compagnies d'assurance, des courtiers en valeurs mobilières, de même que les accumulations pour l'achat de terrains, les biens d'équipement utilisés ainsi que les produits de seconde main tels que les maisons, les voitures d'occasion, et ainsi de suite.

         Les deuxième et troisième types concernent les soldes des commerçants. Chaque commerçant (producteur ou négociant) doit affronter un fossé financier entre le début et l'achèvement de sa rotation : il doit acheter des matériels, des biens finis ou non finis; il doit payer des traitements et des salaires; et ces dépenses ne commencent à donner un rendement monétaire qu'une fois le produit vendu. Pour combler ce fossé il doit posséder un capital roulant, le montant de ce capital roulant en main dans l'ensemble des situations constituant la somme d'argent dans les soldes de commerçants. Ces soldes, selon notre analyse, se répartissent en soldes de commerçants primaires et en soldes de commerçants secondaires.

         Les quatrième et cinquième types constituent les soldes des consommateurs primaires et secondaires. Les dépenses des commerçants engendrent des revenus pour des sociétés et des personnes, mais ces revenus ne sont pas tous dépensés immédiatement. Certains s'écoulent goutte à goutte, d'autres disparaissent par vagues, mais il en reste une partie qui est conservée pour parer à diverses éventualités ou transférée au champ de redistribution. L'argent que des personnes conservent ou le crédit qu'elles acquièrent en vue de certains achats sur le marché terminal primaire constituent des soldes de consommateurs primaires. Par ailleurs, l'argent que des personnes ou des sociétés conservent pour la maintenance, l'élargissement ou l'approfondissement de la structure industrielle ou commerciale existante constitue des soldes de consommateurs secondaires.

          Tel est notre système de référence. En fonction du principe de l'équilibre, défini dans la section précédente, il doit y avoir de façon générale un équilibre entre les mouvements vers chacun de ces types et les mouvements partant de tous les autres types. Voyez le diagramme de la section 34.

 

33     Les phases monétaires

 

Le principe de l'équilibre vaut pour l'ensemble des situations, mais il souffre une exception. Il faut reconnaître le phénomène de la création de l'argent et de la création du crédit, cette création pouvant entraîner une supériorité des mouvements vers l'extérieur sur les mouvements vers l'intérieur.

         Supposons que le pouvoir de création réside dans le champ de la redistribution, que l'excès des mouvements du champ de redistribution vers les soldes de commerçants primaires est DT', DT' signifiant une mesure de telle quantité à telle fréquence, qui peut être positive, nulle ou négative selon que l'excès favorise les commerçants, ou ne favorise personne, ou favorise le champ de redistribution.

         De même, supposons que l'excès de mouvement du champ de redistribution vers les soldes de commerçants secondaires est DT''; que l'excès vers les soldes de consommateurs primaires est DC'; et que l'excès vers les soldes de consommateurs secondaires est DC''.

         Selon ces présupposés, lorsqu'il y a équilibre entre les soldes de redistribution et les quatre autres soldes (soldes de commerçants primaires et secondaires, soldes de consommateurs primaires et secondaires), alors

 

                                      DT' + DT'' + DC' + DC'' = 0            (12)

 

car dans de telles circonstances, même s'il se peut qu'un solde soit augmenté par un apport du solde de redistribution ou diminué au profit du solde de redistribution, cette perte ou ce gain sera compensé par les pertes ou les gains d'autres soldes.

         Il peut cependant y avoir une expansion ou une contraction du crédit vraisemblablement fondée sur la structure économique et liée aux soldes de commerçants et de consommateurs. Nous établissons donc l'équation générale suivante :

 

                                      DT' + DT'' + DC' + DC'' = DM                 (13)

 

telle qu'une valeur positive, nulle ou négative de DM signifie que les soldes de commerçants et de consommateurs sont soit augmentés par un apport des soldes de redistribution, soit en équilibre avec ces soldes soit diminués au profit de ces soldes.

         Ce qui nous donne trois phases monétaires : l'expansion monétaire correspondant à une valeur positive de DM, la continuité monétaire correspondant à une valeur nulle de DM et la contraction monétaire correspondant à une valeur négative de DM.

         Une question se pose ici : Quelle est la correspondance entre les trois phases financières et les phases des flux réels? Une expansion réelle comme celle des phases capitaliste et matérialiste postule-t-elle une expansion monétaire? La phase réelle statique, où les biens et les services sont produits et vendus à des taux constants, postule-t-elle une continuité monétaire? Le déclin économique, où la production et les ventes sont en baisse, postule-t-elle une contraction monétaire?

         De façon générale, ces questions semblent commander une réponse affirmative. Ni l'expansion monétaire ni la contraction monétaire ne semblent associées normalement à la phase statique car de telles associations supposeraient que les mêmes taux de production et de ventes soient liés normalement à une augmentation constante ou à une diminution constante du volume monétaire. Par ailleurs, à moins que l'expansion réelle ne postule une expansion monétaire, il ne serait pas possible d'expliquer le développement des techniques financières. Car si le processus réel peut s'étendre sans expansion monétaire, pourquoi ces protestations persistantes contre l'accumulation de richesses dormantes, pourquoi ces récriminations contre les lois condamnant le prêt à intérêt, pourquoi cette doctrine mercantiliste visant à obtenir pour chaque État une part maximale de l'or mondial, pourquoi cette croissance des magasins de vente au rabais, des banques, de la pyramide des réserves d'or, de la monnaie et du crédit bancaire? Tous ces phénomènes tiennent à une même cause : l'expansion réelle postule une expansion monétaire. Enfin, il y a la concomitance d'un volume de crédit qui croît en fonction de la croissance de la production et des ventes, et qui décroît en fonction de la décroissance de la production et des ventes; cette équation n'est peut-être pas concluante en soi, mais elle nous amène à établir, si nous l'associons aux phénomènes déjà mentionnés, une concomitance de l'expansion, de la continuité et de la contraction respectives des flux réels et factices.

         Nous pouvons arriver à la même conclusion par une démarche différente. De façon générale, les prix augmentent lorsqu'il y a expansion réelle et ils diminuent lorsqu'il y a contraction réelle. Par conséquent, si la vélocité de l'argent reste la même, alors dans une expansion réelle et l'augmentation des prix et l'augmentation de la production exigent une DM positive, tandis que dans une contraction réelle et la diminution des prix et la diminution de la production permettent une DM négative. Par ailleurs, si la valeur de DM reste nulle à la fois dans l'expansion réelle et dans la contraction réelle, alors la vélocité de l'argent dans les circuits devra croître dans une expansion non seulement en fonction d'une augmentation de la production, mais aussi en fonction d'une augmentation des prix; de même, dans une contraction, la vélocité devra décroître non seulement en fonction d'une diminution de la production, mais aussi en fonction d'une diminution des prix.

         Or, il semble que la vélocité des objets factices dans les circuits principaux est liée à la vélocité de la production et des ventes. Dans le secteur de la redistribution, certes, la vélocité de l'argent est simplement fonction de la vélocité à laquelle les propriétaires changent d'idée : elle peut être énorme si un certain nombre de personnes échangent dans tous les sens les mêmes choses avec le même argent, ce qui se produit lorsque la bourse prend les allures d'un casino; par contre, la vélocité de l'argent peut être réduite à presque rien lorsque tout le monde est convaincu qu'il n'y a pratiquement rien à gagner à échanger les possessions existantes pour de nouvelles acquisitions. Or dans les circuits principaux les choses sont radicalement différentes.

         Là en fait la vélocité monétaire est associée à la vélocité réelle. Il y a une « quantité donnée à une fréquence donnée » de l'argent manipulé; mais il y a aussi une « quantité donnée à une fréquence donnée » des biens et services fournis. Ce qui compte, ce n'est pas le nombre de fois où l'argent est transféré, mais la rapidité avec laquelle ce transfert d'argent peut se traduire par un transfert réel. Ainsi, la spéculation dans les bourses des marchandises peut s'accompagner d'une vélocité très grande de l'argent, mais à cette vélocité accrue correspond une vélocité accrue des mouvements de marchandises; de plus - et voilà ce qui est important - même si cette vélocité des marchandises et de l'argent était infinie, le reste du processus exigerait le même volume d'argent que d'habitude. Car manifestement la fonction de l'argent est de déplacer, disons, le blé des plaines de l'Ouest jusqu'à la table des ménages, et un accroissement du nombre des propriétaires qui interviennent dans le processus ne produit rien de plus qu'une augmentation phénoménale de la vélocité de l'argent. De même, les fabricants de voitures peuvent vendre à des revendeurs sur commande ou au mois ou à l'année; quel que soit l'arrangement conclu entre eux, les fabricants et les revendeurs bloqueront manifestement le capital de roulement pendant toute la période entre la production et la vente finale; si les fabricants vendent sur commande, c'est leur capital de roulement qui doit porter le fardeau le plus important; par contre, s'ils vendent seulement à l'année, ce sont les revendeurs qui porteront le fardeau.

         Il appert donc que la vélocité de l'argent dans les circuits principaux est liée à la vélocité de la production et de la vente des produits. Nous arriverons à la même conclusion si nous prenons les choses sous la perspective inverse, celle du rythme de dépense des revenus. Sur les revenus s'exercent les pressions des demandes quotidiennes, des demandes hebdomadaires, des demandes mensuelles, des demandes annuelles et des demandes à vie. Chaque type de demande représente une vente; et chaque type de demande vise un revenu tiré en général des dépenses des producteurs et des commerçants. Là encore nous voyons que la vélocité de l'argent dans les circuits principaux coïncide avec la vélocité, avec l'intervalle entre le début de la production et le moment de la vente finale. 

         Or, si la vélocité de l'argent dans les circuits principaux est liée à la vélocité de la production et de la mise à disposition des biens et des services, alors, puisque cette vélocité ne varie qu'en fonction de l'efficacité des entreprises industrielles et commerciales, il existe donc une correspondance stricte entre la phase statique et la continuité monétaire, entre l'expansion réelle et l'expansion monétaire, entre une dépression et la contraction monétaire. Lorsque les circuits principaux connaissent une expansion leur permettant de produire une quantité de plus en plus grande de marchandises à des prix plus élevés, la vélocité peut croître quelque peu à cause d'un gain d'efficacité; mais cet accroissement ne suffit pas semble-t-il à effacer le besoin d'une augmentation de la quantité d'argent nécessaire à un volume accru d'échanges commerciaux. De même, une contraction de l'activité industrielle et commerciale s'accompagne d'une diminution du volume des marchandises, qui sont offertes à des prix plus bas, ainsi que d'une diminution de la vélocité monétaire en raison d'une perte d'efficacité sur les plans de la production et des ventes; mais il n'appert pas que la décroissance de la vélocité corresponde à la décroissance du volume monétaire.

 

34              La formule générale des circuits principaux

 

L’équilibre entre, d'une part, les soldes de redistribution et, d'autre part, les soldes des commerçants et des consommateurs reposerait, affirme-t-on, sur une correspondance entre les phases financières et les phases réelles. Dans une expansion réelle, telle que la phase capitaliste ou la phase matérialiste, les soldes de redistribution doivent constamment perdre du volume au profit des quatre autres; il faut une DM positive, et cette DM positive par ailleurs fait surgir les arts des techniques financières. Par contre, dans une phase statique DM a une valeur nulle, tandis que dans un déclin réel une contraction financière se produit, où les financiers rendent négative la valeur de DM en réduisant les dimensions de leur création.

         Il importe maintenant de nous pencher sur l’équilibre entre les soldes des commerçants et ceux des consommateurs.

         Les commerçants perçoivent des recettes globales des marchés finals aux rythmes DI' et DI''. Ils distribuent ces sommes entre eux par la voie des marchés intermédiaires, c'est-à-dire par l'achat de matériels, de marchandises finies et non finies. Ils mettent ensuite de côté une partie des recettes sous forme de fonds de dépréciation qui constituent, selon notre définition, des soldes secondaires de consommateurs. Ils paient ensuite les traitements et les salaires qui assurent le maintien de leur entreprise; ils paient des dividendes et des intérêts à long terme à des actionnaires et à des porteurs d'obligations; ils établissent des contrats ou remboursent des prêts à court terme; ils déplorent la mort des entreprises liquidées ou célèbrent la naissance de nouvelles entreprises.

         Or, parmi ces transactions, additions et soustractions, une partie concerne le secteur de la redistribution, et est couverte par DT' et DT'', dont la valeur peut être positive, nulle ou négative. Mais la majeure partie concerne les soldes de consommateurs : telle est en particulier la destination des traitements et des salaires, des intérêts à long terme et des dividendes, ainsi que des frais de dépréciation. Supposons, donc, que les commerçants primaires versent dans les soldes des consommateurs une fraction T' de DI'; et que les commerçants secondaires versent dans les soldes de consommateurs une fraction T'' de DI''.

         Les commerçants primaires reçoivent donc des consommateurs primaires DI', et ils versent aux consommateurs primaires et secondaires l'agrégat T'DI'. De même, les commerçants secondaires reçoivent des consommateurs secondaires au rythme DI'', et ils versent aux consommateurs primaires et secondaires au rythme T''DI''.

         Nous appellerons dorénavant T' et T'' des multiplicateurs de commerçants. Ils possèdent manifestement un lien avec DT' et DT''. Car lorsque les dépenses d'un commerçant primaire dépassent constamment les recettes de ce commerçant primaire, DT' doit avoir une valeur positive pour combler l'écart. De même, lorsque T'' est plus grand que l'unité, DT'' doit avoir une valeur positive pour combler l'écart. Par contre, lorsque T' et T'' égalent l'unité, la valeur de DT' et de DT'' peut être nulle; et lorsque T' ou T'' sont inférieurs à l'unité, la valeur de DT' ou de DT'' peut être négative.

         Il reste qu'il faut une certaine détermination de la proportion dans laquelle T'DI' et T''DI'' se répartissent entre les soldes de consommateurs primaires et secondaires. En pratique, cette répartition se déploie en fonction de la distribution des revenus : si tous les revenus étaient distribués de façon égale, ils seraient tous dépensés, fort probablement, sur le marché primaire final; par ailleurs, comme un certain nombre de personnes reçoivent plus qu'elles ne veulent ou peuvent dépenser sur le marché terminal primaire, il reste un surplus pour les soldes de consommateurs secondaires.

         Quelle que soit la manière dont se produit la division, disons qu'une fraction G' de T'DI' est transférée aux soldes de consommateurs secondaires et que le reste, soit (1 - G' ) T'DI', est transféré aux soldes de consommateurs primaires. De même, disons qu'une fraction G'' de T''DI'' est transférée aux soldes de consommateurs primaires et que le reste, soit (1 - G'') T''DI'', est transféré aux soldes de consommateurs secondaires.

         Les consommateurs primaires recevront donc la somme des taux (1 - G') T'DI' et G''T''DI'', tandis que les consommateurs secondaires recevront la somme des taux (1 - G'') T''DI'' et G'T'DI'.

         Ces taux expriment les niveaux de la demande effective potentielle. En fait, les consommateurs dépenseront une fraction, inférieure ou supérieure à l'unité, de leurs revenus. Si ces fractions sont représentées par C' et C'', leurs dépenses, DE' et DE'', sont définies par les équations

 

                            DE' = C' [(1 - G')T'DI' + G''T''DI'']           (12)

 

et

 

                            DE'' = C'' [( G'T'DI' + (1 - G'')T''DI'']                 (15)

 

DE' et DE'' peuvent avoir une valeur égale, supérieure ou inférieure à celle de DI' et DI'' puisqu'elles ont trait à des instants économiques ou des rotations économiques différents.

         Le diagramme qui suit résume tout ce que nous avons dit.




diagramme1




Les cercles représentent des accumulations, et les flèches, des mouvements. R signifie les soldes de redistribution, T', les soldes des commerçants primaires, T'', les soldes des commerçants secondaires, C', les soldes des consommateurs primaires, C'', les soldes des consommateurs secondaires. Les mouvements sont tels que nous les avons présentés dans le texte.

 

         Un autre diagramme représente seulement les circuits principaux.




diagramme2

T' et T'' représentent l'écart entre les rentrées et les débours du capital roulant.

         C' et C'' représentent l'écart entre l’encaissement et la dépense des revenus de consommation et des revenus d'investissement.

         Les interruptions du circuit (en haut à gauche et en bas à droite du rectangle) marquent les marchés finals.

         Les recettes brutes des commerçants sont multipliées respectivement par T' et T'', ce qui produit T'DI' et T''DI''.

         Ces deux produits sont divisés respectivement par G' et G''.

         Les consommateurs primaires reçoivent (1 - G')T'DI' + G''T''DI'' et dépensent C'[(1 - G')T'DI' + G''T''DI'']. 

         Les consommateurs secondaires reçoivent (1 - G'')T''DI'' + G'T'DI' et dépensent C''[(1 - G'')T''DI'' + G'T'DI'].

 

35              Les multiplicateurs de distributeurs


Les formules des circuits principaux, soit

 

                            DE' = C' [(1 - G')T'DI' + G''T''DI'']          

 

                            DE'' = C'' [(1 - G'')T''DI'' + G'T'DI']         

 

relient l'ensemble des rentrées d'une rotation, DI' et DI'', à l'ensemble des débours de la rotation suivante, DE' et DE'', en faisant appel à trois paires d'inconnues : les multiplicateurs de commerçants T' et T'', les multiplicateurs de distributeurs G' et G'' et les multiplicateurs de consommateurs C' et C''. Nous devons maintenant examiner ces inconnues; nous allons nous pencher d'abord sur les multiplicateurs de distributeurs G' et G'', dont il a déjà été question dans notre exposé du théorème initial de la continuité, dans la situation simple où T', T'', C' et C'' sont tous égaux à l'unité (§ 24).

         Les dépenses des commerçants primaires, y compris les frais de dépréciation et les dividendes, forment T'DI'. Comme les recettes des commerçants primaires proviennent du marché final primaire, les consommateurs primaires devraient, en règle générale, recevoir T'DI' comme somme à dépenser sur ce marché. De même, comme les dépenses des commerçants secondaires forment T''DI'', les consommateurs secondaires devraient recevoir des revenus à ce niveau pour avoir l'argent nécessaire à dépenser sur le marché final secondaire.    

         Cependant, en raison des croisements des rythmes des revenus, les consommateurs primaires reçoivent (1 - G')T'DI' + T''G''DI''. Pour que cela égale T'DI', la condition est

 

                            T'DI' = (1 - G')T'DI' + G''T''DI''

 

ou

 

                                      DI'/DI'' = G''T''/G'T'                         (16)

 

De même, si le (1 - G'')T''DI'' + G'T'DI' reçu par les consommateurs secondaires doit être suffisant pour qu'ils retournent T''DI'' aux commerçants secondaires par la voie du marché final secondaire, alors

 

                                      T''DI'' = (1 - G'')T''DI'' + G'T'DI'

 

ou

                           

                                      DI'/DI'' = G''T''/G'T'                         (16)

 

ce qui constitue la même condition.

         L'importance de cette condition est tout à fait manifeste. La révolution industrielle a mis de l'avant les préceptes d'économie et d'entreprise : l'esprit d'économie voulant que l'on évite de dépenser l'argent sur le marché final primaire, pour l'accumuler et le réserver pour le marché final secondaire; l'esprit d'entreprise voulant que l'on se garde d'en rester à l'accumulation de l'argent, et qu'on l'investisse. Ce dernier précepte avait pour fondement la révolution industrielle elle-même : T'' représentait un volume important, puisque l'on reconstruisait la structure de l'industrie; T' était plus petit, puisque le changement de structure n'avait pas encore commencé à produire une hausse du niveau de vie. Puisque T'' avait une grande dimension, G'' devait être beaucoup plus petit, G'' mesurant la proportion des débours secondaires se rendant aux consommateurs primaires. Puisque T' avait une dimension réduite, G' devait être beaucoup plus grand, G' mesurant la proportion des débours primaires se rendant aux consommateurs secondaires.

         La phase matérialiste subséquente renverse ces préceptes. La nouvelle structure industrielle commence à produire une hausse du niveau de vie : T' acquiert une grande dimension, sans que T'' croisse; par conséquent, G' doit décroître et G'' doit croître; un volume plus important de débours secondaires doit se rendre aux consommateurs primaires et un volume moins important de débours primaires doit se rendre aux consommateurs secondaires. Les salaires ont augmenté; les conditions de la prospérité d’autrefois sont maintenant à la portée des travailleurs; les achats à tempérament ont permis aux consommateurs primaires de se procurer des objets dispendieux tout comme ils se procuraient habitation et nourriture.

Les multiplicateurs de distributeurs sont donc intimement liés à la composition objective de l'industrie et du commerce, à ce que nous avons appelé la proportion normative DI'/DI''. Cette proportion définit la situation objective, T' et T'' définissent les modifications apportées à cette situation par les dépenses des commerçants, alors que l'équation (où T' et T'' sont transférés)

 

                            DI'T'/DI''T'' = G''/G'                         (16)

 

établit que la distribution doit être conforme à la situation modifiée, où DI'/DI'' est multiplié par T'/T''.

         Il n'y a certes aucune nécessité absolue que la distribution soit réalisée de cette façon. Il y a par contre une nécessité conditionnée. Car, à moins que la distribution ne suive l'équation, la composition objective de l'industrie ne saurait atteindre le but qu'elle s'est fixé. Si dans la révolution industrielle ceux qui touchaient des revenus n'avaient pas été guidés par les préceptes de l’économie et de l'entreprise, la révolution aurait échoué. Toute nouvelle entreprise aurait été désertée avant d'être entièrement mise sur pied, puisque tous les revenus disponibles auraient été dépensés sur le marché primaire. Quant à la phase matérialiste, si elle n'avait pas été guidée par les préceptes de l'augmentation constante des salaires et appuyée par le crédit à la consommation permettant l'achat à tempérament, elle serait devenue un château en Espagne : les revenus, plutôt que se rendre à des gens désireux d'acheter une quantité plus grande de produits primaires, seraient allés à des types pleins aux as possédant déjà tous les produits primaires qu'ils auraient pu désirer, et qui n'auraient pu réussir à dépenser leurs revenus qu'en trouvant des occasions d'investir; or, de telles occasions d'investir auraient été inexistantes pour la bonne raison que les rythmes primaires auraient été incapables de vendre ce qu'ils produisaient, et encore moins capables de vendre davantage de produits.

         Ainsi, toute violation du rapport

 

                            T'DI'/T''DI'' = G'/G''

 

suscite un juste retour des choses, car violer ce rapport c'est donner à un ensemble de consommateurs une somme d'argent insuffisante pour les marchandises offertes, et offrir à un autre ensemble de consommateurs une quantité de marchandises insuffisante par rapport à l'argent disponible pour leur achat. De plus, non seulement G’'/G' est à double tranchant, puisqu'il défend tantôt le capital, tantôt les travailleurs, mais c'est aussi un instrument extrêmement incisif. Comme le montre le tableau de la section § 29, de petites variations de G' peuvent produire de grandes variations disproportionnées dans la distribution des revenus.

 

36              Les multiplicateurs des commerçants

 

Pour étudier la signification et la fonction des multiplicateurs de commerçants T' et T'', nous pouvons recourir aux formules générales

 

                            DE' = C'[(1 - G')T'DI' + G''T''DI'']

 

                            DE'' = C''[(1 - G'')T''DI'' + G'T'DI']

 

et établir deux suppositions. Nous supposerons d'abord que G' et G'' se conforment à la proportion normative DI'/DI'', telle que modifiée par le rapport des multiplicateurs de commerçants T'/T'', de sorte que les consommateurs primaires recevront des revenus de l'ordre de T'DI' et les consommateurs secondaires, des revenus de l’ordre de T''DI''. Deuxièmement, nous supposerons que les consommateurs primaires et les consommateurs secondaires à la fois dépenseront tous leurs revenus ou l'équivalent de tous leurs revenus, de sorte que C' et C'' seront égaux à l'unité. Par conséquent

 

                                      DE' = T'DI'

 

et

 

                                      DE'' = T''DI''

 

de sorte que les recettes totales des commerçants primaires seront égales à leurs dépenses totales et, par ailleurs, que les recettes totales des commerçants secondaires seront égales à leurs dépenses totales.

         Dans ces conditions, il s'ensuit que le circuit primaire reste au même niveau, ou croît, ou décroît, selon que T' égale l'unité, ou est supérieur ou inférieur à l'unité. De même, il s'ensuit que le circuit secondaire reste au même niveau, ou croît, ou décroît, selon que T'' égale l'unité, ou est supérieur ou inférieur à l'unité.

         Si nous supposons en plus que les niveaux des prix restent constants, nous pourrons définir en fonction des symboles T' et T'' les phases statique, capitaliste, matérialiste et culturelle.

         Dans la phase statique, DQ'' est constante au niveau du zéro réel et DQ' est constante. Par conséquent, selon nos suppositions, T' et T'' seront toutes deux égales à l'unité.

         Dans la phase capitaliste, DQ'' croît et DQ' est constante. Par conséquent, T' égale l'unité et T'' est supérieure à l'unité sous un rapport proportionné au taux de croissance de DQ''.

         Dans la phase matérialiste, et dans la phase culturelle qui lui est semblable, DQ'' est constante mais se situe à un niveau supérieur au zéro réel, alors que DQ' croît. Par conséquent, T'' égale l'unité tandis que T' est supérieure à l'unité sous un rapport proportionné au taux de croissance de DQ'.

         Enfin, dans une phase de déclin économique – quand l’effondrement est en cours - T' et T'' seront inférieures à l'unité, en fonction de la décroissance de DQ' et DQ''.

         Si nous retirions la supposition de la constance des niveaux de prix, il semble que dans la phase statique T' et T'' égaleraient encore l'unité. Car rien ne semble devoir justifier une variation des niveaux de prix lorsque l'ensemble de la demande réelle et l'ensemble de l'offre réelle demeurent constants. Par ailleurs, et pour des raisons que nous éluciderons plus loin, les prix marquent une tendance générale à la hausse dans une période d'expansion et à la baisse dans une période de déclin. Dans la phase capitaliste, T, et T'' seront donc toutes deux supérieures à l'unité, mais T'' sera supérieure à T'; dans la phase matérialiste, T, et T'' seront également toutes deux supérieures à l'unité, mais T' sera supérieure à T''.

         Le lien établi entre T' et T'' et les différentes phases met en lumière la variation souhaitable de G''/G' en fonction de T'DI'/T''DI''. DI'/DI'' définit la situation générale selon la composition de l'industrie et du commerce, selon le rapport entre les rythmes primaires et les rythmes secondaires. T'/T'' représente la variation réelle de la situation générale, et indique la situation nouvelle à laquelle mène le processus.

         La raison fondamentale de cette signification et de cette portée de T' et de T'' est qu'elles dénotent des variations de l'offre. Lorsque les multiplicateurs de commerçants se situent au-dessus de l'unité, cela signifie que les commerçants embauchent plus de travailleurs et achètent plus de matériel que dans la rotation antérieure; si les multiplicateurs égalent l'unité, cela veut dire que les commerçants offrent leurs marchandises aux mêmes taux que précédemment; et si les multiplicateurs sont inférieurs à l'unité, c'est que les commerçants diminuent les taux de marchandises offerts.

         Nous pouvons résumer toute l'analyse des multiplicateurs de commerçants en disant que ces multiplicateurs sont les accélérateurs des circuits principaux : lorsqu'ils sont supérieurs à l'unité, ils produisent une accélération positive des circuits; s'ils égalent l'unité, ils produisent une accélération nulle; s'ils sont inférieurs à l'unité, ils produisent une accélération au sens mathématique généralisé d'une décélération.

         Nous pouvons par analogie considérer comme des accélérateurs les multiplicateurs de distributeurs G' et G''. Lorsque leur accélération est nulle, elle se définit par l'équation suivante :

 

                            T'DI'/T''DI'' = G''/G'

 

lorsque le croisement des rythmes des revenus équivaut à une annulation. Lorsque sa valeur est supérieure à ce zéro, G''/G' accélère les circuits secondaires et décélère les circuits primaires; lorsqu'il est inférieur à ce zéro, le rapport accélère les circuits primaires et décélère les circuits secondaires. De même que l'on peut faire dérailler une locomotive à gauche ou à droite en bloquant les conduits de vapeur vers les pistons de tel ou tel côté, ainsi le processus économique peut être ruiné par la stupidité du capital ou la stupidité des organisations ouvrières, par l'exigence de profits élevés ou l'exigence de salaires élevés dans une phase économique où de telles demandes ne se justifient pas.

 

37              Les multiplicateurs de consommateurs

Nous avons déterminé partiellement, dans l'exposé qui précède, la nature des multiplicateurs de consommateurs. Car lorsque C' et C'' sont égales à l'unité et que G''/G' est conforme à la proportion normative modifiée, alors, selon la valeur de T' et de T'', la phase économique sera une phase statique, capitaliste, matérialiste, culturelle ou une phase de déclin. Par conséquent, lorsqu'elles égalent l'unité, C' et C'' représentent un état de satisfaction des consommateurs. Les multiplicateurs de commerçants et de distributeurs donnent le ton, et, quelle que soit l'allure ainsi imprimée, les consommateurs manifestent leur approbation.

         Cela vaut la peine d'examiner de plus près, cependant, ce que signifie l'équation : C' et C'' égalent l’unité.

         Les consommateurs primaires touchent des revenus au rythme (1 - G')T'DI' + G''T''DI''. Les consommateurs secondaires touchent des revenus au rythme (1 - G'')T''DI'' + G'T'DI'. Nous allons remplacer ces formules lourdes par des désignations et parler du niveau potentiel de la demande effective primaire ou secondaire. Car les consommateurs peuvent manifestement mettre en jeu une demande effective, et ils peuvent le faire indéfiniment, jusqu'à la hauteur de leurs revenus.

         En outre, les consommateurs primaires dépensent sur le marché final primaire au rythme C'[(1 - G')T'DI' + G''T''DI''], et les consommateurs secondaires dépensent sur le marché final secondaire au rythme similaire C''[(1 - G'')T''DI'' + G'T'DI']. Ces formules peuvent être dénotées aux niveaux réels de la demande effective.

         L'équation : C' ou C'' égale l'unité signifie donc que les consommateurs dépensent l'intégralité de leurs revenus.

         Plus exactement, C' égale l'unité n'implique pas une absence d'épargne pour différents buts, que ce soit la retraite, l'éducation des enfants, l'achat d'une maison, le paiement d'une dette ou la protection d'une assurance. Cette équation signifie simplement que l'ensemble de telles épargnes est contrebalancé par la dépense courante des épargnes antérieures et la création actuelle de dettes dont le remboursement absorbera les épargnes futures. Il n'est donc pas particulièrement difficile de se représenter l'équation C' égale l'unité. Les proportions de grippe-sous et de gens dépensiers, de pessimistes et d'optimistes, dans le monde, doivent simplement s'équilibrer.

         Par ailleurs, que C'' égale l'unité n'empêche pas les commerçants d'accumuler des frais de dépréciation dans des fonds de prévoyance des besoins futurs ou de concentrer graduellement des dividendes pour pouvoir disposer d'un capital imposant. L'équation exige simplement que les frais de dépréciation actuels et les distributions de dividendes courantes soient contrebalancés par les dépenses de dépréciation actuelles et les achats courants de nouveaux biens d'équipement.

         Voilà pour la valeur : C' et C'' égalent l'unité. Elle signifie que les consommateurs approuvent dans l'ensemble la phase que les commerçants dessinent pour eux; cette approbation se traduit par une concrétisation de toute la demande effective potentielle en une demande effective réelle.

         Par conséquent, lorsque C' et C'' s'écartent de l'unité, c'est que les consommateurs désapprouvent l'action des commerçants : une valeur supérieure à l'unité signifie que les consommateurs exigent plus que ce que les commerçants leur offrent; une valeur inférieure à l'unité signifie que les consommateurs exigent moins que ce que les commerçants leur offrent. De même que T' et T'' représentent des variations de l'offre, C' et C'' représentent des variations de la demande.

         Il convient d'observer que dans des cas limites ces variations de la demande produisent des variations de la phase économique. Ainsi, dans la phase capitaliste T'' a une valeur supérieure à l'unité : si C'' a aussi une valeur supérieure à l'unité, la production secondaire verra augmenter son taux d'auto-croissance; si C'' a une valeur inférieure à l'unité, la production secondaire verra diminuer son taux d'auto-croissance, et cette décroissance finira par faire diminuer la valeur de T'' qui, supérieure à l'unité au départ, égalera l'unité à un moment donné pour ensuite être inférieure à l'unité. La même évolution se produira chez C' et T', car un taux soutenu de production s'accompagne forcément d'un taux de ventes correspondant.

         En outre, il faut noter que l'action des multiplicateurs de consommateurs est cumulative. Supposons que le niveau potentiel de la demande secondaire égale 100, et que C'' se situe à 90 %. Les consommateurs dépenseront donc 90 sur le marché final secondaire et les commerçants toucheront donc au total 90. Rien n'encourage alors les commerçants de placer à 110 % la valeur de T'' de manière à compenser l'action de C'' et de ramener à 100 le niveau potentiel de la demande effective. T'' se situera tout au plus à 100 % pour donner aux consommateurs secondaires les 90 qu'ils ont dépensés. Or si C'' demeure à 90 %, la dépense secondaire tombe à 81, et une autre rotation dans les mêmes conditions la fera tomber à 72,9. Cela vaut aussi pour C' et T'.

         L'action cumulative de C' et de C'' révèle une loi d'airain touchant la dépense des consommateurs : si l'ensemble des consommateurs primaires et secondaires ne dépensent pas tous leurs revenus, ils diminuent en fait leurs revenus du montant qu'ils ne dépensent pas. Autrement dit, ni les consommateurs primaires ni les consommateurs secondaires ne devraient épargner dans l'ensemble; s'ils épargnent, ils échangent un taux pour une simple quantité, un revenu pour une somme forfaitaire égale, un dollar quotidien pour un dollar; de plus, ils transforment une expansion réelle en une phase statique, et une phase statique en un déclin économique. Le mot d'ordre devrait donc être : dépensez ce que vous touchez sinon vous ne pourrez pas en disposer pour d'autres dépenses.

         Penchons-nous maintenant sur l'hypothèse opposée : C' ou C'' sont supérieures à l'unité.

         En ce qui a trait à C'', cela est tout à fait possible. Même si à chaque rotation où C'' se situe au-dessus de l'unité les soldes des consommateurs secondaires sont dépouillés, ces soldes peuvent néanmoins attirer une DC'' positive qui les réapprovisionnera à même le champ de redistribution. Les dividendes des surplus nets encouragent l'investissement. Ainsi se développent les mécanismes complexes des lancements de compagnies, d’assureurs, de courtiers, de marchés de valeurs, et un public parieur qui canalise les accumulations vers les soldes des consommateurs secondaires.

         Il faut noter néanmoins qu'il faut une DC'' positive non pas pour déployer une expansion à un taux acquis quelconque, mais simplement pour augmenter le taux de l'expansion. Si C'' égale l'unité, n'importe quelle phase peut se déployer, même la phase capitaliste auto-croissante. Lorsque C'' est supérieure à l'unité, il se produit non pas simplement une expansion, mais l'expansion d'une expansion. Et il suffit que C'' reste un temps limité au-dessus de l'unité pour que le processus économique se mette à zigzaguer comme un chauffard ivre.

           Par ailleurs, C' n'a pas les mêmes recours pour attirer une DC' positive. Les soldes des consommateurs primaires sont en général des réalités au jour le jour qu'un simple effort concerté, visant à porter le niveau réel de la demande effective au-dessus du niveau potentiel, suffirait à éliminer. En outre, un tel effort concerté n'entraînerait pour les consommateurs primaires un plus grand flux de biens et de services que si les commerçants avaient été avisés d'anticiper un tel flux, et s’étaient organisés pour le satisfaire; car, sans un tel avertissement, sans une telle activité d'organisation, le fait que C' se situe au-dessus de l'unité n'aurait comme seule incidence qu'une hausse du niveau de prix de vente P' sur le marché final primaire, qui doit toujours augmenter obligeamment chaque fois que DQ', son partenaire lent à bouger dans l'équation

 

                            DE' = P’DQ' = DA' = DI'

 

n'est pas prêt à acquiescer à une augmentation.

         Cela nous mène à conclure que C' est un facteur plutôt passif du processus économique. Il est catastrophique pour les consommateurs primaires de dépenser moins que ce qu'ils gagnent et, dans l'ensemble, il leur est impossible de dépenser plus. Beau temps, mauvais temps, C' égale toujours l'unité, et cette équation marque dans l'ensemble un acquiescement (même si, bien sûr, cette valeur peut opter pour ceci plutôt que cela, à son gré) à tout ce que fournissent les commerçants. Par ailleurs, C'' est un gros personnage, qui a une grosse voix bourrue, mais n'a pas grand chose entre les oreilles. Quand il est dans de bonnes dispositions, il peut s'élever au-dessus de l'unité et alors les choses marchent rondement. Les surplus nets entrent à un rythme croissant, et les petits magnats attribuent ce flux de richesses à la qualité de leur entreprise et à leur efficacité de gestionnaires. Puis, comme dans la peripateia du drame classique, l'horizon change de couleur. Le taux de l'entrée des surplus nets commence à décroître, et la phase matérialiste succède à la phase capitaliste. Les enfants de ce monde vendent leurs possessions aux enfants de la lumière. Il n'y a plus d'investissements nouveaux, et cette baisse de C'' sous l'unité élimine les surplus nets totaux. Tôt ou tard le secret est éventé et la bourse s'effondre.

 

38              Le théorème général de la continuité

 

Nous avons énoncé dans un chapitre précédent (§24) un théorème initial, provisoire, de la continuité. Nous pouvons maintenant en déployer toute la généralité.

         Nous avons constaté dans notre analyse que le système économique est une configuration de relations dynamiques globales disposées selon différents types de vélocité et de rythmes accélérateurs. Dans l'ordre réel il y a les rythmes primaires et les rythmes secondaires, les rythmes secondaires accélérant les rythmes primaires. Dans l'ordre monétaire il y a les rythmes de l'excédent transmis depuis le secteur de la redistribution vers les rythmes primaires et les rythmes secondaires, les rythmes de l'excédent accélérant les rythmes primaires et secondaires.

         Le théorème général de la continuité veut que ce mécanisme complexe possède une nature qui doit être respectée. Dans l'absolu, il n'y a pas nécessairement une valeur juste pour les accélérateurs monétaires DT', DT'', DC' et DC''; dans l'absolu, il n'y a pas non plus nécessairement une valeur juste pour les six multiplicateurs C', C'', T', T'', G' et G''. Or ce qu'il faut reconnaître, c'est que dès que certaines de ces valeurs sont déterminées, les autres deviennent déterminées à l'intérieur de limites de plus en plus étroites, puisqu'elles font toutes parties d'un tout organique; violer cette interconnexion organique reviendrait tout simplement à détruire l'organisme, à créer les situations paradoxales de la famine au sein de l'abondance, d'une pénurie d'emplois, d'un manque d'occasions d'investissement, d'une impuissance à remédier aux maux qui sévissent en raison d'une absence de compétence appropriée. Une telle situation serait en fait une désorganisation. La continuité, par contre, est maintien de l'organisation, stabilité des ensembles et des configurations des relations dynamiques qui constituent le bien-être économique d'une société.

         Le théorème provisoire de la continuité (§24) concernait la phase statique; il importe de noter que le théorème général concerne toutes les phases. Il y a un mouvement historique général des idées, des occasions, des décisions qui s'intègrent dans ce rythme majeur où les transformations sont suivies d'exploitations qui produisent en retour des transformations nouvelles plus profondes. À l'intérieur de ce vaste schème, le rôle d'une époque, voire d'un pays, est quantité négligeable : le passé a été façonné par nos ancêtres, et l'avenir est entre les mains de la postérité; seul le présent nous appartient, mais notre liberté de manœuvre est limitée. Notre point de départ est déjà déterminé : nous devons prendre les choses telles qu'elles sont; impossible de les esquiver. Outre le donné vaste et irréductible des choses telles qu'elles sont, nous devons composer avec l'incidence limitatrice de ce donné sur les choses que nous sommes en mesure de façonner.

         Le théorème de la continuité constitue l'aspect abstrait et formel de cette incidence limitatrice dans l'ordre économique. Le processus d'échange est en ce moment statique ou en voie d'expansion ou en voie de contraction. Cela peut nous agréer ou pas. Si nous décidons de changer la situation, à notre décision correspondra une gamme déterminée de valeurs des multiplicateurs et des accélérateurs monétaires - de C',C'', T', T'', G', G'', de DC', DC'', DT' et DT''. Entre ces valeurs doit exister une cohérence interne; violer cette cohérence, c'est mettre en déroute l'organisation économique. De même que les mouvements et les commandes d'un avion doivent être coordonnés et que toutes les coordinations ne sont pas possibles à tous les instants, ainsi la machine économique possède ses commandes, qui doivent être actionnées de façon concertée et ne peuvent être actionnées que d'un certain nombre de manières en un moment donné.

         Voilà donc pour le théorème général de la continuité. Dans l'abstrait et de façon générale, ce théorème veut que le processus économique ne se déploie qu'à l'intérieur des limites de l'équilibre des diverses phases. Tout débordement hors de ces limites provoque un effondrement général.   



6

Théorèmes accessoires

 

 

Nous allons maintenant proposer un certain nombre d'applications de l'analyse déployée ci-dessus, qui rempliront une double fonction : elles permettront d'incarner quelque peu nos abstractions en les associant à des problèmes concrets de notre époque; plus particulièrement, elles aideront à mieux saisir que les équilibres possibles du processus d'échange sont limités, et que ces limites obligent les humains à s'adapter, à se conformer aux balises imposées, sous peine de frustration économique.

 

39              L’écart du prix primaire global

 

Nous avons vu que la formule des circuits primaires était

 

                            DE' = P'DQ'  = C'[(1 - G')DI'T' + G''T''DI'']      (12)

 

où, à droite, (1 - G')T'DI' représente les revenus des consommateurs primaires tirés du circuit primaire et G''T''DI'', les revenus des consommateurs primaires tirés du circuit secondaire. En un sens spécial, défini plus haut (§ 26), nous pouvons considérer les revenus des consommateurs primaires comme étant égaux aux coûts. Par conséquent, si le taux de la production primaire est Dq' à un niveau de prix de revient p', et si le taux de la production secondaire est Dq'' à un niveau de prix de revient p'', alors

 

                                      p'Dq' = (1 - G')T'DI'                         (17)

 

et

 

                                      p''Dq'' =  G''T''DI''                           (18)

 

de sorte qu'en faisant une substitution dans la formule du circuit primaire nous obtiendrons

 

                                      P'DQ' = C' (p'Dq' + p''Dq'')            (19)

 

et si nous supposons que


                                               Dq' = u·DQ'                           (20)

 

alors

 

                                      P'DQ' = C'(p'uDQ' + p''Dq'')

 

ou

 

                                      C'p''Dq'' = (P' - C'up')DQ'               (21)

 

         Nous pourrions obtenir une compréhension préliminaire de cette formule en introduisant deux suppositions : premièrement, que les consommateurs primaires traduisent une demande effective potentielle en une demande effective réelle de sorte que C' égale l'unité; deuxièmement, qu'il se trouve que le taux de la prestation des biens et des services soit égal au taux de leur vente, de sorte que u égale l'unité. L'équation (21) devient donc

 

                                      p''Dq'' = (P' - p')DQ'                        (22)

 

et elle exprime en niveaux de prix et en taux de production la condition provisoire de la continuité, savoir que les surplus primaires égalent les coûts secondaires. Il convient de rappeler que les surplus incluent les coûts de dépréciation et que les coûts dont nous parlons n'incluent pas la dépréciation mais incluent les taxes, le niveau de vie des propriétaires et tout genre d'activité philanthropique.

         L'élément le plus intéressant de l'équation (22) est (P' - p'), qui représente l'écart entre le prix de vente et le prix de revient. Cet écart de prix peut être appliqué immédiatement à des cas où la propriété s'étend du secteur des matières premières jusqu'au marché terminal. Cependant, lorsqu'il y a une série de facteurs de production liés par les marchés intermédiaires, nous pouvons distinguer une série correspondante de niveaux de prix de revient p1, p2, p3, ainsi que de niveaux de prix de vente P1, P2, P3, … de telle sorte que

 

                            (P' - p') = (P1 - p1) + (P2 - p2) + (P3 - p3) + …   (23)

 

puisque l'écart de prix primaires global égale la somme des écarts de prix enregistrés sur les marchés intermédiaires appropriés.

         Revenons à l'équation (22), qui affirme que l’écart de prix primaire global est fonction de deux facteurs purement objectifs, soit le taux des coûts secondairesp''Dq'' et le taux de la production primaire DQ'. Plus grande est la valeur de p''Dq'' et plus petite celle de DQ', plus grand sera l’écart de prix; par contre, plus petite est la valeur de p''Dq'' et plus grande celle de DQ', moins grand sera l’écart de prix. Il n'y a manifestement aucune correspondance nécessaire entre cette loi et ni le point de vue classique voulant que les profits soient le fait de l'intelligence, de l'esprit d'entreprise ou de la prise de risques, ni le point de vue marxiste voulant que les profits soient le fait d'une exploitation sans vergogne des travailleurs. Si les coûts secondaires p''DQ'' augmentent sans que la production primaire DQ' subisse une augmentation immédiate, l’écart de prix primaire global augmentera, quel que soit le degré de bienveillance ou de stupidité des entrepreneurs : il augmentera même dans la Russie bolchevique, où l'État doit, pour éviter une inflation constante, prélever les surplus, reprenant ainsi une pratique qu'il dénonce chez les capitalistes. Par ailleurs, si les coûts secondaires diminuent sans que les ventes primaires subissent une diminution correspondante, l’écart de prix primaires devra forcément se contracter, quel que soit le degré de méchanceté ou d'astuce ou d'audace des entrepreneurs; l’écart se contractera même là où règne l'individualisme le plus acharné.

        Le phénomène des spirales de prix est intimement lié à l’écart de prix qui varie objectivement. Si l'écart de prix primaire augmente, les revenus des consommateurs primaires subissent une inflation ou, si vous préférez, le pouvoir d'achat de l'argent décroît. Cela provoque une demande de hausse des salaires, demande qui sera satisfaite, puisque les entrepreneurs touchent des profits accrus en raison de l'accroissement de l’écart de prix. Or une augmentation des salaires ne peut que provoquer une augmentation du niveau des prix de vente primaires; elle ne modifie pas l'écart de prix sauf peut-être pour l'accroître en augmentant les coûts secondaires; par conséquent, les revenus des consommateurs primaires subiront une inflation au moins aussi importante qu'auparavant, et de nouvelles demandes d'augmentation des salaires ne résoudront pas le problème mais ne feront que faire monter encore davantage les niveaux des prix de vente. Laissée à elle-même, la spirale des prix monte et monte jusqu'à ce qu'une saturation du marché des investissements réduise les coûts secondaires en réduisant Dq'' et à ce que l'expansion des marchés primaires fasse augmenter DQ'.

         Au contraire, lorsque l’écart de prix se contracte, les revenus des consommateurs subissent une déflation. Les salariés sont alors capables d'accepter une réduction de salaire, puisque les choses se vendent moins cher. Par ailleurs, les entrepreneurs qui s'imaginent que les profits démontrent leur grande intelligence, et qui sont persuadés de faire montre d'intelligence maintenant plus que jamais, seront en mesure de produire des éléments de preuve convaincants de la disparition de leurs profits. Ainsi, une contraction de l’écart de prix peut entraîner une réduction des salaires. Mais une telle réduction ne rétablira pas le volume des coûts secondaires : elle aura pour effet immédiat de réduire ces coûts et de contracter davantage l’écart de prix; et seuls quelques investisseurs avisés trouveront que le bas niveau des coûts d’une nouvelle entreprise est plus attrayant que n'est repoussant le niveau décroissant des prix primaires. La déflation des revenus des consommateurs se poursuivra, par conséquent; de même que la disparition des profits; et des demandes de nouvelles réductions des salaires se feront entendre. Ce non-sens forme un cercle vicieux que seul peut briser un changement dans la perspective d'investissement qui crée une situation nouvelle.

         Nous avons toutefois affaire ici à une équation simplifiée. Réintroduisons le facteur u tout en maintenant à l'unité la valeur de C', de sorte que

 

                                      p''Dq'' = (P' - up')DQ'            (24)

 

 

                                               Dq' = u·DQ'                     (20)

 

 

Ainsi, lorsque la production primaire est supérieure aux ventes primaires, u a une valeur supérieure à l'unité; par contre, lorsque les ventes primaires sont supérieures à la production primaire, u est inférieure à l'unité. Le premier élément croît lorsque le marché anticipé est supérieur au marché actuel, dans une période d’essor, par exemple; le deuxième élément croît lorsque le marché anticipé est inférieur au marché actuel, par exemple dans un effondrement. Or, dans une période d’essor l'écart de prix croît à cause de l'augmentation de p''Dq''; et si u est supérieure à l'unité, l'écart de prix devra croître encore davantage. Par ailleurs, dans une période d’effondrement l'écart de prix se contracte, et si u est inférieure à l'unité il doit se contracter encore davantage. Car si u est supérieure à l'unité, cela a pour effet de faire jouer à un grand écart de prix (P' - p') le rôle d'un petit écart; et si u est inférieure à l'unité, cela a pour effet de faire jouer à un petit écart de prix le rôle d'un grand écart. Une divergence entre le marché actuel et le marché anticipé tend donc à renforcer les mouvements objectifs d'expansion ou de contraction de l’écart de prix primaire global.

        Si nous introduisons C', maintenant, nous aurons

 

                   C'p''DQ'' = (P' - C'up')DQ'                                 (21)  

 

et nous pouvons montrer facilement qu'une conduite appropriée des consommateurs peut corriger toutes les variations de l’écart de prix. Si l'écart devient trop grand, il faut ramener C' à une valeur inférieure à l'unité. En tant que coefficient de p''Dq'', C' transformera l'exigence d'un grand écart de prix en une exigence d’écart réduit, et en tant que coefficient de p' elle permettra à un écart de prix réduit de satisfaire l'exigence d'un grand écart; il en résulte une action double, qui émonde telle une paire de ciseaux l'écart de prix. De même, lorsque l'écart est trop réduit, l'action des ciseaux sera inversée, si l'on donne à C' une valeur supérieure à l'unité : une valeur réduite de p''Dq'' équivaut alors à une grande valeur de p''Dq'', et une grande valeur de (P' - p') se voit attribuer l'incidence d'une valeur réduite de (P' - p').

         Il faut toutefois se garder d'un trop grand optimisme. Il est possible de situer C' sous l'unité : on y parviendra par une doctrine prônant l’économie chez les riches et sages et par une pratique de revenus de subsistance chez les pauvres et sots. Mais pour situer C' au-dessus de l'unité, il faut avoir recours aux idées du Major Douglas concernant les dividendes aux consommateurs, puisqu'une valeur de C' supérieure à l'unité signifie que les gens dépensent plus pour se procurer des biens et des services primaires qu'ils n'ont de revenus à dépenser[4]..

         Or, les principes du Major Douglas ne forcent pas l'assentiment. Car les dividendes aux consommateurs sont soit inflationnistes, soit récupérés par la fiscalité, lorsqu'ils se traduisent en un programme de travaux publics qui reste sans application concrète, ou encore s’ils sont récupérés par la vente d'obligations, ce qui entraîne des déficits gouvernementaux, ce dont nous parlerons plus loin. Ce qui est tout à fait sûr, c'est qu'il est impossible d'injecter un flot d'argent dans le processus d'échange sans que cela provoque une action inflationniste, une intervention fiscale ou l'imposition d'obligations.

         Le problème des spirales de prix ne saurait être résolu que par une seule solution, la solution difficile. Lorsque l'écart de prix se contracte, les entrepreneurs doivent composer avec cette contraction; de manière plus générale, il faut reconnaître que les profits et la motivation du profit souffrent de la baisse du rendement, comme le montre la proportion normative; il est futile d'essayer de transférer l'incidence d'une baisse des prix en baissant les salaires. Si l'on reconnaît l'inutilité d'un tel transfert, la spirale descendante sera éliminée. Certes, la contraction de l'écart de prix, là où il y a une série de facteurs de production, va toucher d'abord et avant tout les facteurs terminaux : on aura payé les facteurs plus anciens en anticipant un taux de profit que l'on ne peut réaliser; il faudra peut-être trouver une méthode pour alléger ce fardeau, car il se peut très bien que la croissance de l'écart n'ait pas profité d'abord et avant tout aux facteurs terminaux. Mais quelle que soit la solution précise ou la forme d'allègement à découvrir et à élaborer, le principe général est tout à fait clair.

         De même, lorsque l'écart de prix augmente et que les revenus des consommateurs subissent une inflation, le remède à apporter ne saurait consister en une augmentation des taux des salaires. Ce sont les consommateurs eux-mêmes qui détiennent le remède, car ce qui cause l'inflation des revenus n'est pas simplement une augmentation des revenus primaires provenant du circuit secondaire associée à une constance de la production primaire, mais également le fait que les consommateurs primaires tentent de dépenser leur argent, même si l'achat de la même quantité de biens requiert une dépense accrue. Vous dites que vos revenus ont subi une inflation; mais la raison en est que vous dépensez une trop grande proportion de vos revenus pour l'achat de biens de consommation; dépensez moins et l'inflation va s'arrêter; diminuez encore davantage vos dépenses et l'inflation va faire place à une déflation.

         C'est proposer une doctrine dure que de demander aux producteurs d'accepter une diminution des profits et aux consommateurs de stopper l'augmentation des marchés en réduisant la consommation. Mais toute autre doctrine est illusoire : une expansion du circuit secondaire ne provoque pas sur le champ une augmentation du circuit primaire; elle entraîne un accroissement du travail qui ne s'accompagne pas d'un accroissement des salaires réels globaux, ce qui veut dire qu'en moyenne elle provoque une diminution des salaires. Or cette diminution de la moyenne des salaires réels peut être étalée par l'inflation des revenus des consommateurs, et la seule solution à cette inflation sera que les consommateurs qui le peuvent réduisent leur consommation et épargnent leur argent plutôt que de faire augmenter les niveaux des prix et de donner leur argent pour créer un écart de prix et une augmentation des profits des producteurs. Par contre, une contraction du circuit secondaire entraîne nécessairement une contraction des revenus de surplus, et alors la seule fonction de l'injection de « dividendes aux consommateurs », proposée par le Major Douglas, sera de créer grâce à l'inflation un pseudo-surplus permettant aux producteurs de jouir de profits auxquels ils n'auraient normalement pas droit.

 

40              Variations cycliques des prix

 

La vaste tendance historique voulant que des transformations entraînent des exploitations qui provoquent de nouvelles transformations définit un cycle économique à long terme. Dans une phase capitaliste, les moyens de production sont reconstruits selon un modèle nouveau, plus parfait; dans une phase matérialiste, la nouvelle structure industrielle suscite une hausse du niveau de vie; et il doit être possible théoriquement de passer à une phase statique lorsque l'on est au faîte d'une expansion matérialiste, de sorte que l'on puisse jouir d'un niveau de vie global optimal en attendant la prochaine transformation industrielle. Nous appellerons cycle pur cette séquence théorique pour la distinguer de sa forme tronquée familière, le cycle des affaires, dans lequel l'expansion matérialiste n'atteint jamais son sommet et est suivie non pas d'une phase statique, mais du déclin économique d'un effondrement.

         Ces cycles ont tendance à être accompagnés d'une hausse et d'une chute des prix. La phase capitaliste exerce des pressions sur certains secteurs du marché du travail et du marché des matières premières pour faire hausser le niveau du prix de revient secondaire p''; au niveau accru de la circulation dans le circuit secondaire correspond une croissance de Dq''; leur produit, p''Dq'', à moins que la valeur de C' ne tombe sous l'unité, appelle une croissance proportionnelle de l'écart de prix primaire global (P' - p'); et si l'on cède aux doléances concernant l'inflation des revenus des consommateurs, alors P', p' et p'' sont entraînés dans une spirale ascendante.

         La phase matérialiste commence à survenir. Cet avènement impose une grande pression générale sur les marchés du travail et des matières premières, qui entraînent une hausse de p' et de p'' à la fois. Par ailleurs, la production secondaire Dq'' ralentit tôt ou tard, alors que les ventes primaires connaissent une hausse, ce qui fait monter DQ'. Ces mouvements suscitent une contraction de l'écart de prix primaire global. Les revenus de surplus constituent une fraction de plus en plus petite des revenus globaux. Les profits chutent, et toute tentative pour les stabiliser par une réduction des coûts déclenche un mouvement de spirale descendante du niveau des prix de vente P'; et si une société accepte le postulat classique voulant que les profits soient la mesure de la santé économique, alors l'absence de profit marque la fin de toute initiative. Ainsi, l'expansion matérialiste s'arrête dans un tourbillon de prix en chute libre.

         Les choses ne se passeraient pas comme cela dans le cycle pur de la société idéale. Les spirales ascendantes et descendantes des prix seraient éliminées, car il n'y a aucune raison pour que les consommateurs reçoivent une augmentation de revenus pour l'achat de produits qui n'existent pas encore, de même qu'il n'y a aucune raison pour que les producteurs cherchent à obtenir des profits que rien ne permet d'anticiper. Par ailleurs, les travailleurs ne verront pas d'un bon œil les fluctuations de l'emploi, et l'élimination de ces variations stabilisera le marché du travail et les taux des salaires. Enfin, on ne laissera pas les prix des matières premières voguer la galère : les fluctuations globales entraînent une variation de la valeur de l'argent; les fluctuations particulières entraînent une dépression ou une expansion indue de secteurs particuliers de l'industrie. Le seul élément de vérité dans la doctrine classique du libre mouvement des prix est que dans une transformation de la structure économique, ce qu'ont été la révolution commerciale et plus tard la révolution industrielle, l'ancienne configuration des prix ne peut être maintenue. Il n'est pas vrai que la nouvelle configuration des prix puisse être n'importe quoi, ni que l'on parvienne automatiquement à une configuration des prix souhaitable; les résultats obtenus automatiquement sont des spirales ascendantes et descendantes, des alternances de travail en temps supplémentaire et de sous-emploi, une expansion ou une dépression indue de diverses industries, et la concrétisation du cycle des affaires au lieu d'une approximation du cycle pur idéal qui met un frein à l'essor économique, mais qui protège aussi des effondrements.

 

41               Le mécanisme de la phase capitaliste

 

La question qui se pose est la suivante : Comment fonctionne au juste l'expansion capitaliste? La réponse envisage le cas pur, la première approximation.

         La phase capitaliste consiste, par définition, en un auto-accroissement de l'entreprise secondaire DQ'' sur fond de valeur constante de l'entreprise primaire DQ'. Les niveaux de prix P' et P'' lient ces phénomènes réels à des phénomènes monétaires, car

 

                            P'DQ' = DA' = DE' = DI'                          (4)

 

et

 

                            P''DQ'' = DA'' = DE'' = DI''                      (5)

 

Les niveaux de prix P' et P'' subiront probablement un mouvement ascendant : des facteurs financiers déclenchent une expansion, et la résistance de l'ordre réel à la transformation (qui est le fait soit de l'inertie de l'ordre réel soit du pourcentage d'inefficience de la finance) se traduit directement dans une hausse de P'' et indirectement dans une hausse de P'. Ce phénomène n'est cependant pas le point fondamental de la phase capitaliste dont il constitue un facteur accessoire; nous pouvons donc supposer, dans une première approximation, que les niveaux de prix sont constants; ce procédé s'apparente à celui utilisé en mécanique élémentaire, où au départ on fait abstraction de la friction.

         Nous avons donc une valeur constante de DA' et une valeur croissante de DA''. Par conséquent, T' correspondra à l'unité et DT' égalera zéro, tandis que T'' aura une valeur supérieure à l'unité et que DT'' aura une valeur positive. Pour une première approximation nous devons supposer une stabilité interne, de sorte que nous aurons

 

                            G''/G' = T'DI'/T''DI''                                  (16)

 

qui constituera un rapport décroissant, c'est-à-dire que le circuit secondaire deviendra une fraction toujours plus grande de l'activité totale. Enfin, puisque n'importe laquelle des phases est compatible avec les multiplicateurs de consommateurs lorsqu'elle égale l'unité, nous pouvons supposer qu'elles ont cette valeur; par conséquent, nous pouvons supposer que DC' et DC'' égalent zéro.

         Dans cette analyse schématique l'élément important apparaît être la valeur positive de DT'' : il doit y avoir un flux positif des soldes de redistribution aux soldes des commerçants secondaires, qui ne soit pas compensé par un autre flux vers le secteur de la redistribution; DT', DC' et DC'' peuvent toutes trois égaler zéro. Donc, si nous supposons que l'investissement prend sa source dans le secteur de la redistribution et se répartit en trois parts - une part dépensée à l'intérieur du secteur de la redistribution pour l'obtention de terrains, de biens incorporels et d'équipement usagé, une deuxième part dépensée sur le marché terminal secondaire pour l'acquisition de nouveaux biens d'équipement tels que des bâtiments et des machines, et une troisième part ajoutée aux soldes des commerçants à titre de nouveau capital de circulation - nous serons amenés à nous opposer à l'idée reçue qui identifie épargne et investissement. L'épargne est, au sens strict, une part des revenus des consommateurs primaires et secondaires : par conséquent, puisque DC' et DC'' égalent zéro, nous soutenons que l'épargne égale la part de l'investissement consacrée à l'achat de nouveaux biens d'équipement; autrement dit, les surplus nets proviennent de l'élargissement et de l'approfondissement, et entraînent la possibilité de payer pour un autre bloc égal d'élargissement et d'approfondissement. En un sens plus large, on pourrait considérer que l'épargne comprend les recettes de la vente de terrains, de biens d'équipement usagés, de biens incorporels, et ainsi de suite : il serait ainsi possible de supposer que l'épargne couvre deux des trois parts de l'investissement, soit la part dépensée sur le marché terminal secondaire et la part dépensée dans le secteur de la redistribution. Or le troisième élément n'est pas pris en compte si nous supposons que l'épargne égale l'investissement; DT'' est un flux positif du secteur de la redistribution vers les soldes des commerçants secondaires, un flux qui n'est compensé par aucun flux égal opposé; il produit l'accroissement net des capitaux de circulation dans les circuits principaux, et il ne peut y avoir un flux égal opposé depuis les circuits principaux, à moins de supposer que les circuits principaux peuvent traiter une quantité de biens toujours croissante en assurant une stabilité des prix sans augmentation de la quantité d'argent; nous avons déjà soutenu que cette supposition est fausse, de façon générale (§ 33). Par conséquent, l'investissement égale l'épargne, au sens le plus large, plus l’apport net de capitaux en circulation.

         Nous nous pencherons plus tard sur la source de cet apport net. Pour le moment, la question qui se pose concerne non pas l'origine mais l'incidence de cet apport. Premièrement, cet apport permet aux commerçants de maintenir constamment la valeur de T''DI'' à un niveau supérieur à celle de DI'', de sorte qu'à chaque rotation, les recettes globales soient supérieures à l'ensemble des recettes. Deuxièmement, lorsque C' égale l'unité et que G''/G' = T'DI'/T''DI'' comme nous l'avons supposé, alors l'apport total aux dépenses des commerçants secondaires va accroître les revenus des consommateurs secondaires. Troisièmement, lorsque C'' égale l'unité, comme nous l'avons supposé, les revenus secondaires sont dépensés en entier, de sorte qu'à chaque rotation les consommateurs secondaires dépensent plus qu'à la rotation précédente et que les commerçants secondaires récupèrent entièrement leurs dépenses qui croissent constamment.

         Voilà quel est le mécanisme interne de la phase capitaliste dans le cycle pur idéal. Il s'agit d'un accroissement du volume du circuit secondaire déclenché par le fait que DT'' a une valeur positive, réalisé par le fait que T'' a une valeur supérieure à l'unité, et déployé effectivement lorsque G''/G' = T'DI'/T''DI'' et que C' et C'' sont toutes deux égales à l'unité. Ce qui est important sur le plan fonctionnel c'est que DT'', qui est une vélocité (telle quantité d'argent à telle fréquence), produise une accélération, D.DI'', (telle quantité accrue d'argent à telle fréquence à telle fréquence). Donc, si DT'' représente 10 000 $ par jour, les capitaux en circulation secondaires augmenteront de 10 000 $ par jour; et si ces capitaux en circulation sont employés dans des industries dont la rotation est de trois mois, alors chaque jour le volume du circuit secondaire DI'' augmentera de 10 000 $ par période de trois mois. C'est comme si l'on gonflait le pneu d'une auto pendant qu'elle roule : il y aurait deux vélocités de l'air, celle du mouvement de la pompe au pneu et celle de la roue qui tourne; et chaque apport d'air dans le pneu constituerait une nouvelle quantité d'air qui se déplace à la vitesse de la roue. Le processus inverse que constitue une crevaison peut représenter la valeur négative de DT'' ou DT' ou DC'' ou DC'.

         Nous devons maintenant revoir nos suppositions, car, d'ordinaire,

soit P' et DA' augmentent, soit C' a une valeur inférieure à l'unité et C'' a une valeur supérieure correspondante. La phase capitaliste est une expansion du circuit secondaire, des dépenses de surplus, de l'activité de surplus, et des revenus de surplus. Habituellement, toutefois, les paliers de revenus inférieurs, qui ne consacrent rien à l'investissement, reçoivent une partie de ces surplus de revenus. Ou bien ils épargnent ce surplus, ou bien ils le dépensent sur le marché terminal primaire. S'ils l'épargnent, la valeur de C' passe sous l'unité; une valeur négative de DC' devient possible, sous forme de dépôts bancaires ou de primes d'assurance, par exemple; et alors une valeur égale et opposée de DC'' permet aux consommateurs secondaires de continuer à augmenter leur taux de dépenses de sorte que les commerçants secondaires récupèrent continuellement leurs dépenses globales qui croissent constamment. Par ailleurs, il se peut qu'au lieu de l'épargner on dépense cet élément de surplus sur le marché final primaire, et alors soit P' soit DQ' augmente. Si P' augmente et qu'en même temps G''/G' = T'DI'/T''DI'', les commerçants primaires augmenteront simplement l'écart de prix et renverront au circuit secondaire ce que le circuit secondaire aura envoyé au circuit primaire. Par ailleurs, l'expansion secondaire se poursuit sans encombre : elle comporte à la fois un accroissement réel et un accroissement monétaire, mais l'accroissement monétaire circule dans les circuits primaires et dans les circuits secondaires à la fois; DA' augmente même si DT' et DC' égalent tous deux l'unité, parce que la quantité croissante d'argent qui passe dans le circuit secondaire passe également dans le circuit primaire. Dans cette situation il y a inflation des revenus des consommateurs, menant d'ordinaire à la spirale ascendante des prix dont nous avons déjà parlé. Par contre, si l'augmentation des dépenses sur le marché primaire est contrée par une augmentation de DQ' de même qu'une augmentation de P', alors la phase matérialiste se superpose à la phase capitaliste; nous examinerons ce mécanisme dans la prochaine section.

         Une autre possibilité nous écarterait sensiblement des suppositions que nous avions établies : celle d'une valeur de C'' supérieure ou inférieure à l'unité. Si C'' est inférieure à l'unité, les commerçants secondaires ne récupèrent pas leurs dépenses croissantes : en conséquence, ils cesseront d'accroître leurs dépenses, puis commenceront à les réduire, ce qui donnera à T'' une valeur inférieure à l'unité, et finalement ils diminueront P'', le niveau de prix de vente secondaire. Cet enchaînement met fin manifestement à la phase capitaliste. On aboutirait au même résultat si C'' ne s'élevait pas au-dessus de l'unité alors que C' passe sous l'unité, comme nous l'avons décrit ci-dessus. Sinon, lorsque C'' est supérieure à l'unité, les consommateurs secondaires cherchent à accroître le taux de l'expansion; cette tentative peut être contrée par une simple augmentation de P'', lorsque les commerçants secondaires accroissent leur écart de prix; ou elle peut être contrée par une augmentation de DQ'' en réaction à la double pression accélératrice de DT'' et de DC''.

         Voilà pour cette première approximation du mécanisme de la phase capitaliste. L'essence de cette phase est une valeur positive de DT'', une valeur de T'' supérieure à l'unité et un caractère cumulatif de l'action de T''. Les commerçants secondaires doivent donc à la fin de chaque rotation récupérer leurs dépenses totales et les accroître. Ils peuvent les récupérer de trois façons : l'apport total peut aller directement aux consommateurs secondaires et C'' égaler l'unité; ou une partie de l'apport total peut aller aux consommateurs primaires qui ne la dépensent pas et alors C'' doit être supérieure à l'unité; ou une partie de l'apport total peut aller aux consommateurs primaires qui la dépensent, mais les commerçants primaires augmentent simplement les niveaux des prix et les écarts de prix de façon à transmettre les surplus ainsi créés aux consommateurs secondaires pour qu'ils les investissent. Des phénomènes concomitants se produiront : augmentation de l'activité redistributionnelle produisant le réinvestissement des profits, création d'un apport de capitaux en circulation, redistribution des titres de propriété des terrains et de l'équipement usagé, et spéculation sur l'augmentation des valeurs capitalisées en bourse. Les trois premiers sont des phénomènes intrinsèques au flux des investissements; le dernier découle de la proportion accrue de revenus de surplus à l'intérieur des revenus totaux, c'est-à-dire de l'augmentation des dividendes. Il est extrêmement probable que se produise une inflation des revenus des consommateurs primaires, mouvement qui selon les perspectives classiques entraîne inévitablement une spirale des prix. Indépendamment de ce mouvement des prix, des augmentations se produiront aussi dans les parties des marchés des matières premières et du marché du travail qui appartiennent au secteur secondaire de l'industrie.

 

42              Mécanisme de la phase matérialiste

 

Dans le cas du cycle pur idéal la phase capitaliste est l'expansion du circuit secondaire et la phase matérialiste est l'expansion du circuit primaire. Cette phase se manifeste essentiellement en une croissance de DQ' et en une stabilité de DQ''. Nous pouvons, aux fins d'élaborer les phénomènes monétaires dans le cas le plus simple, supposer une fois de plus que P' et P'' ont une valeur constante, que C' et C'' égalent l'unité, que DC' et DC'' égalent zéro et que G''/G' égale TDI'/T’'DI''.

         Si nous traçons une analogie avec l'analyse précédente, DT' sera maintenant un flux positif, qui produit un apport de capitaux de circulation primaires, permettant aux producteurs primaires de maintenir la valeur de T' au-dessus de l'unité et de porter les dépenses de chaque rotation globale à un niveau supérieur à l'ensemble des recettes de la rotation précédente; en outre, puisque G''/G' égale T'DI'/T''DI'', les dépenses primaires totales T'DI' iront aux consommateurs primaires, et puisque C' égale l'unité, ces revenus primaires en augmentation constante seront entièrement dépensés comme tels ou en leur équivalent.

         Par ailleurs, DT'' peut égaler zéro et C'', l'unité, de sorte que DQ'' et DA'' à la fois soient constants. Mais comme DQ'' sera supérieure au zéro effectif ou au niveau de remplacement (§ 8), le circuit secondaire fera plus que maintenir le circuit primaire, il en produira une expansion; au départ cette expansion se déploiera à un taux constant qui va décliner graduellement à mesure que le demande de réparations et de remplacements croîtra avec la croissance de la structure primaire. Cette phase est donc entropique sauf quand C'' s'élève à l'occasion au-dessus de l'unité.

         Là encore, l'investissement égale l'épargne au sens large plus l'apport net de capitaux en circulation. Le même raisonnement vaut ici mutatis mutandis.

         La différence essentielle entre la phase capitaliste et la phase matérialiste tient au fait que dans la première le surplus global net croît avec l'élargissement du circuit secondaire tandis que les revenus des consommateurs primaires connaissent une inflation probable, alors que dans la seconde les surplus globaux nets deviennent une proportion de plus en plus réduite des revenus totaux, selon la règle à long terme de la proportion normative, et que les revenus des consommateurs primaires connaissent une déflation (ce qui signifie une augmentation du pouvoir d'achat). Ces phénomènes tiennent à une raison manifeste : l'expansion capitaliste accroît l'activité de surplus, les dépenses de surplus et les revenus de surplus; l'expansion matérialiste accroît l'activité primaire, les revenus primaires et les dépenses primaires. Pour exprimer les choses autrement, l'écart de prix primaire global varie en proportion directe des coûts secondaires p''Dq'' et en proportion inverse des ventes primaires finales DQ'. Ainsi, l'expansion matérialiste traduit un travail incessant motivé par le profit : plus grand sera le volume de production primaire, plus grand devra être le volume des revenus primaires, plus petite la proportion des surplus nets dans les revenus totaux, plus petit le pourcentage du rendement de l'investissement en capital, moindre l'attrait de l'investissement, et plus faible la volonté de la fraternité financière de fournir les quantités d'argent de plus en plus grandes que nécessitera le maintien de l'écoulement de l'excès DT' vers les soldes de commerçants primaires. Cette entropie de la motivation du profit n'est toutefois pas absolue, car les profits ne sont pas identiques aux surplus nets : les profits comprennent, contrairement aux surplus nets, le niveau de vie des propriétaires, les taxes et impôts, les contributions à des activités philanthropiques. Si la motivation du profit s'amenuise de plus en plus dans la phase matérialiste, c'est seulement dans la mesure où les entrepreneurs ne sont pas de petits investisseurs ou des hommes d'affaires cherchant à hausser leur niveau de vie, mais des magnats désireux de faire plus d'argent simplement pour pouvoir investir davantage.

         Il est difficile de généraliser à propos des mouvements des prix de cette phase. Comme le circuit secondaire est constant et que les revenus des consommateurs primaires subissent une déflation, on aura tendance à couper les salaires et les prix des matières premières. Par ailleurs, se manifestera une demande croissante de main-d'œuvre et de matières premières, ce qui aura tendance à hausser les prix. Enfin, la stabilité des valeurs boursières sera fonction de la distribution et de l'usage des revenus : si la distribution est vaste et que ce qui est distribué est dépensé dans le secteur primaire, les valeurs devraient être stables; si par contre les augmentations des revenus tendent à enrichir les grandes fortunes qui ne peuvent accroître leurs dépenses primaires, l'expansion matérialiste s'effondre; c'est qu'alors C' subit une pression qui le fait descendre sous l'unité et que les producteurs primaires ne peuvent continuer d'augmenter leurs dépenses lorsque les ventes chutent.

         Un autre problème inhérent à l'expansion matérialiste est la difficulté d'amener les consommateur primaires à dépenser intégralement leurs revenus croissants. S'ils ne dépensent pas leurs revenus, ils ne peuvent évidemment les faire circuler, encore moins les faire croître. Mais il leur est difficile de dépenser leurs revenus croissants. Cette difficulté tient en partie à la phase capitaliste précédente, où l’économie est la clef de la sagesse, et qui par conséquent voit coïncider le bien commun et la prudence individuelle. Or il est bien raisonnable qu'une personne épargne davantage lorsqu'elle gagne davantage, puisqu'un niveau de vie supérieur exige une réserve d'épargne plus grande. Manifestement, le circuit primaire ne peut engendrer ces apports dans les soldes des consommateurs primaires; les commerçants doivent récupérer leurs dépenses, sinon c'est la faillite; ils font tout ce qu'ils peuvent pour donner effectivement aux consommateurs les revenus accrus leur permettant de se procurer le flux accru de biens et de services; ils ne peuvent faire plus. Il faut donc trouver une autre source. Cela pourrait s'avérer difficile si les surplus étaient largement distribués, particulièrement dans la phase capitaliste; car dans ce cas tous les gens portés à l'épargne viendraient rejoindre l'expansion matérialiste en ayant déjà constitué leurs épargnes. Une solution de rechange pourrait être l'institution d'un crédit à la consommation par la création d'une DC' positive, aux fins de l'épargne; mais cela supposerait un haut niveau d'éducation et de discipline économiques, car une tendance générale à une dépense de l'épargne aurait un effet inflationniste. Mais d'où viendrait cette DC' positive? La seule réponse possible pour le moment est que la DC' positive proviendrait de la même source qu'une DT' positive. Quoi qu'il en soit, le problème de la dépense est bien réel : l'art de la vente, la publicité et l'achat à tempérament en sont la preuve.

 

43              Causes des revenus de surplus

 

         Avant d'aborder l'analyse du mécanisme de la phase culturelle et de la phase statique, il convient de traiter un certain nombre de questions. La première concerne les causes des revenus de surplus.

         Les revenus globaux égalent nécessairement les dépenses globales. Il peut cependant exister un genre de dépense qui ne soit pas considérée comme une dépense puisqu'elle peut produire des retours; on l'appelle investissement. Manifestement, un flux continu d'investissement produira un flux continu de revenus n'ayant d'autre fonction que d'être investis. Nous avons désigné ces sommes revenus de surplus nets : elles sont égales aux dépenses consacrées à l'élargissement et à l'approfondissement des flux primaires et secondaires. Nous devons maintenant énumérer les causes ou les conditions de cette activité, de ces dépenses et de ces revenus de surplus.

         Première condition : sans ce flux, se manifesterait une certaine mesure de sous-emploi et de sous-production. La première cause du flux de surplus est donc une activité accrue des travailleurs, de l'industrie et du commerce. Ceux-ci ne travaillent pas seulement pour le présent mais, comme le faisait remarquer Joseph Staline à propos de la grande entreprise capitaliste qu'étaient ses plans quinquennaux, ils travaillent aussi pour l'avenir.

         Ce flux de surplus a pour effet, entre autres, de produire une inflation des revenus des consommateurs primaires. Il y a plus de travail, mais ce surplus de travail ne produit pas dans l'immédiat un accroissement des produits offerts aux consommateurs primaires. Ainsi, en moyenne sinon globalement, les revenus des consommateurs primaires diminuent en tant que revenus réels, tandis que les revenus monétaires subissent une inflation. Il faut accepter cette inflation, sinon les prix connaîtront un mouvement de spirale, les prêteurs d'argent prendront peur et tout l'effort d'expansion s'effondrera. Nous tenons là une deuxième cause du flux de surplus : l'acceptation générale d'une inflation des revenus des consommateurs primaires.

         Or cette inflation peut être évitée par la pratique de l’économie non seulement chez les riches, mais aussi chez les bas salariés. Si ces derniers ne peuvent saisir le calcul utilitaire des avantages, le paiement de salaires de subsistance leur tiendra lieu d’économie. Il faut que l'une de ces trois pratiques - inflation des revenus, économie ou salaires de subsistance - soit déployée dans la phase capitaliste et même, jusqu'à un certain point, dans la phase matérialiste; mais la nécessité de ces pratiques diminue sans cesse, et ce changement, qui est une amélioration, constitue en soi une solution.

         L'épargne forme une troisième cause des revenus de surplus. Il y a deux genres d'épargne : l'épargne pratiquée par le jeune homme pauvre qui deviendra un jour millionnaire, et l'épargne pratiquée par l'enfant d'un millionnaire qui ne dépense pas ses revenus secondaires sur le marché primaire. Le premier genre d'épargne représente les économies qui sont la solution de rechange à l'inflation des revenus des consommateurs; le deuxième genre est l'investissement des retours produits par le flux de l'investissement aux fins d'être investis. Le premier genre fait baisser la valeur de C' sous l'unité et fait monter celle de C'' au-dessus de l'unité; le deuxième genre maintient simplement C'' au niveau de l'unité.

         Les techniques financières constituent une quatrième cause. Outre l'épargne, il faut la liquidité du secteur de la redistribution pour faciliter l'échange des titres des terrains et des valeurs; il faut également que soit fournie la source des transmissions d'excédents DT' et DT'' du secteur de la redistribution aux soldes des commerçants.

         La cinquième et dernière cause concerne l'émergence des idées, la prise de risque et l’esprit d’entreprise. Par nature, une expansion doit être un voyage dans l'inconnu : même dans les pays peu avancés qui imitent simplement les expansions des pays plus développés, comme c'est le cas pour les plans quinquennaux de la Russie, il y a quelques idées nouvelles, quelques risques, un certain esprit d’entreprise. Il serait souhaitable, certes, que ces idées soient sages, ces risques, prudents, l’entreprise, intelligente; mais cela a peu d'importance en ce qui a trait à l'existence du flux de surplus. Les facteurs de départ ne comptent pas. Un groupe de débiles, d'artistes paumés et de soi-disant magnats peuvent produire un flux de surplus et s'en enrichir. Et cette possibilité ne tient pas de la pure théorie.

         Le flux de surplus a donc cinq causes : accroissement du taux du travail et de la production; diminution moyenne des revenus réels primaires, la possibilité la plus courante; habitude d'épargne et d'investissement chez ceux qui touchent plus de revenus qu'ils ne peuvent décemment en dépenser pour leur niveau de vie; techniques financières développées; flux de nouvelles occasions, d'idées nouvelles, de nouvelles entreprises.

 

44  Variations des profits

 

Les profits bruts représentent l'écart entre le prix de vente et le prix de revient, multiplié par le volume des rotations au cours d'une période donnée. Les profits nets représentent les profits bruts moins divers éléments - dépréciation, intérêts, amortissement - mais comme ces éléments sont assez constants, nous pouvons dire que les variations des profits sont fonction des variations de l’écart de prix et du volume des rotations.

         L’écart de prix dont nous devons tenir compte n'est pas l’écart de prix primaire global abordé à la section § 39, qui est en corrélation directe avec le surplus global net, mais plutôt l’écart de prix particulier d'une entreprise donnée; il comprend non seulement le surplus de revenus, mais aussi les revenus primaires, tels que les revenus aux fins du niveau de vie des propriétaires, des taxes et des œuvres philanthropiques. De même, les rotations dont nous devons tenir compte ne sont pas les rotations globales, mais celles d'une entreprise particulière. Nos symboles, DI', DI'', P' - p', et ainsi de suite, renvoient donc à des flux et des niveaux globaux; ils nous disent ce que l'on peut obtenir à un moment particulier; tandis que l’écart de prix particulier et les rotations particulières nous disent qui peut l'obtenir.

         Les rotations globales sont donc susceptibles de grandes variations, mais il est improbable que les rotations d'une entreprise particulière connaissent des variations concomitantes. Lorsqu'une demande inélastique est satisfaite, il y a très peu de variations. Lorsqu'une demande élastique est satisfaite, la variation est beaucoup plus grande dans ce cas particulier que dans les rotations globales.

         Par ailleurs, le processus objectif peut évoluer à l'intérieur du cycle commercial : dans la phase capitaliste les surplus nets augmentent, dans la phase matérialiste ils connaissent une diminution relative, et dans un effondrement ils disparaissent complètement. Or l’écart de prix des industries particulières n'a pas à être en concomitance avec quoi que ce soit. Dans une situation de monopole, où les rentes sont protégées, l’écart de prix n'a pas à varier du tout. Mais lorsque les rentes ne sont pas protégées, les variations doivent être assez importantes pour compenser l'absence de variation dans les autres cas.

         On voit très bien à quoi tiennent ces deux phénomènes. Si X plus Y égale 30, 20 et 10, et si X égale successivement 25, 20 et 15, alors Y égalera nécessairement 5, 0 et - 5 successivement.

         Le résultat inévitable de cette situation est tout aussi manifeste. Les entreprises se diviseront en deux groupes, les saines et les malsaines. Les « saines » établiront soit un monopole absolu soit son équivalent pratique, fait d'un réseau de conseils d’administration : elles produiront ce qui correspond à la partie inélastique de la demande globale; elles apprendront et pratiqueront les techniques d'élimination de la concurrence; et elles imposeront des prix monopolistiques. Les entreprises « malsaines » se tiendront en marge de ce terrain de chasse pour en récolter des profits en temps d’essor économique mais elles perdront leurs investissements en temps d’effondrement. Mais en quoi sont-elles malsaines? Il ne leur manque pourtant pas l'esprit d'entreprise, ni l'intelligence, et elles satisfont bien à une demande réelle. Elles sont « malsaines » parce qu'elles ne font pas partie du cercle d'initiés qui conspirent contre la population et lui imposent une économie de rareté. Elles sont « malsaines » parce qu'il existe un cycle d’affaires. Or, l'existence d'un cycle et d'un cercle d'initiés tiennent à la crédulité de la société qui entérine le principe faisant du profit un critère d'une saine entreprise.

         e principe est faux. Le profit révèle simplement l'habileté de certaines gens qui se taillent la part du lion dans les revenus globaux. Si vous dites aux gens qu'il faut rechercher le profit, que le profit est le fruit d'une gestion intelligente, de l'esprit d'entreprise, du sens du risque, les choses vont prospérer pendant quelque temps, mais au bout d'un certain moment même les plus stupides constateront que leur argent ne leur rapportera un rendement maximal que s'ils pratiquent des prix monopolistiques et traitent une demande inélastique. À ce rendement maximal correspond le plus faible niveau de bien-être pour la société. Car ce rendement maximal produit un état de rareté perpétuelle et artificielle.

         Mais ce n'est pas tout. Les écarts créés par les variations des profits dans différentes entreprises constituent le plus gros problème qui se pose en ce qui concerne l'élimination des effondrements. Là où existe un surplus net d'une expansion, les « saines » entreprises, même si elles s'emparent de tout ce surplus, laisseront au moins des revenus primaires qui contribueront au niveau de vie dans des contextes non monopolistiques et non protégés. Mais lorsque le surplus net cesse d'exister en même temps que s'arrête l'expansion, les « saines » entreprises continuent à toucher d'importants profits. Mais d'où proviennent ces profits? Certes pas du surplus net, qui est inexistant. Ils doivent donc provenir des revenus primaires et des revenus de dépréciation d'autres firmes. Ces dernières luttent pour leur survie ou elles font faillite. Lorsque certaines font faillite, les autres subissent une pression croissante. Lorsque la situation se détériore, le processus se poursuit jusqu'à ce que les « saines » entreprises aient miné leur propre position. La part d'un lion est bien dérisoire lorsqu'il n'y a plus que des lions pour se partager une récolte.

         Par conséquent, pour que le processus d'échange se déploie à travers tout le cycle sans subir les plongées périodiques révoltantes où les compagnies marginales sont éliminées et les plus fortes, menacées, où le chômage prend des proportions incroyables et où le tissu délicat des canaux commerciaux est réduit en pièces, alors il faut entériner, élaborer et appliquer le principe du lit parfaitement horizontal. On peut concevoir les diverses industries comme des secteurs limités du lit d'une rivière : certaines seront situées au milieu, d'autres près de la rive; et les profits réalisés varieront en fonction du volume d'eau qui coule dans l'axe perpendiculaire du secteur donné. Or, ce volume d'eau varie au cours du cycle que parcourt le processus économique; il y a toujours de l'eau dans le centre de la rivière, mais il y a des périodes de sécheresse près des rives. Le principe du lit parfaitement horizontal transformerait la rivière en canal : on peut difficilement égaliser la profondeur du flux qui s'écoule dans l'ensemble de la structure industrielle; mais avec ce principe on peut chercher à creuser les haut-fonds et à combler les bas-fonds. Comment pouvons-nous l'appliquer? C'est là une autre question, à laquelle nous reviendrons.[5].

 

45  Le système de référence appliqué

 

Le caractère général de notre recherche nous a permis jusqu'ici d'avoir recours à un système de référence extrêmement abstrait et schématique; nous avons étudié l'interdépendance et l'interaction des flux monétaires vers et depuis le solde de redistribution, le solde de commerçant primaire, le solde de commerçant secondaire, le solde de consommateur primaire et le solde de consommateur secondaire; nous avons procédé ainsi parce que ce système de référence très limité nous permettait de voir et de saisir la structure mécanique essentielle des flux de vélocité et d'accélération dans le processus d'échange.

         Nous devons indiquer maintenant quelle méthode nous utiliserons pour appliquer cette structure essentielle à des problèmes plus concrets et plus complexes; cette méthode consiste simplement en l'expansion du système de référence.

         L'expansion se réalise d'abord par un processus de division. Ainsi, on peut diviser les soldes de redistribution en différents genres : par exemple, les soldes des banquiers, des compagnies d'assurance, des spéculateurs et des courtiers en valeurs boursières ou en immobilier. Les soldes des commerçants peuvent être divisés en fonction de différents genres d'industries et de commerces. On peut également distinguer différents genres de consommation. Mais il faut noter ceci : de telles divisions ne modifient pas la structure mécanique essentielle; on peut tracer plusieurs petits cercles à la place des grands cercles représentant les soldes globaux; mais il n'en restera pas moins vrai que dans l'ordre réel le circuit primaire est accéléré par le circuit secondaire, et que dans l'ordre financier le circuit primaire et le circuit secondaire sont tous deux accélérés par les dégagements des excès de redistribution.

        L'expansion peut également se réaliser par un processus de multiplication. Le raisonnement déployé jusqu'ici concernait un système théorique fermé. Or, concrètement, différents pays possèdent différents processus d'échange, chacun présentant ses propres soldes de redistribution, ses propres soldes de commerçants et ses propres soldes de consommateurs. Aucun de ces processus n'est un système fermé. Le capital peut migrer du secteur de la redistribution d'un pays à celui d'un autre pays; les commerçants d’un pays peuvent vendre leur produit de consommation à un autre. Nous avons donc par conséquent non plus une structure mécanique unique, mais plusieurs structures mécaniques en interaction.

         Est-ce le fait d'une fatigue mentale? S'agit-il vraiment d'une impossibilité objective? Je ne vois pas en tous cas qu'il soit possible de réaliser une étude générale des interactions de ces différentes structures mécaniques. La problématique est beaucoup trop complexe. Il est cependant possible de résoudre les problèmes particuliers. Le chercheur se voit attribuer un objectif défini, limité, et quand un problème se pose, il peut écarter un nombre infini de considérations non pertinentes pour s'attaquer à la question précise qui est soulevée.

 

46  Le mécanisme de la balance commerciale favorable

 

Prenons deux pays, A et B, qui possèdent chacun sa structure mécanique. Supposons que A affiche un certain taux d'excès d'exportations d'une valeur DX, à telle fréquence. Supposons que B paie pour cette valeur, dans une première période, en exportant de l'or pour une valeur égale, soit DY à telle fréquence; et supposons que dans une deuxième période le paiement s'effectue au moyen de prêts flottants chez A, toujours au taux DY, à telle fréquence.

         Première considération : DY constitue un flux supplémentaire de revenus de surplus nets dans le pays A. Dans un système fermé, les dépenses et les revenus doivent être égaux; mais dans le système ouvert qu'est A, il y a une part des revenus globaux, DY, à laquelle correspond un montant de dépenses de l'extérieur du système. Autrement dit, les citoyens de A achètent toute leur production, moins DX, continuellement; pourtant, ils reçoivent tous leurs revenus, y compris DY, continuellement. Par conséquent, DY est un flux supplémentaire de revenus de surplus nets.

         Deuxième considération : ce flux supplémentaire de surplus nets permet à la motivation du profit d'opérer continuellement. Nous avons dit que la motivation du profit était liée à des rendements décroissants, que les surplus nets augmentaient dans une phase capitaliste, mais diminuaient dans une phase matérialiste, pour s'effacer complètement dans une phase statique. Or nous introduisons ici un principe nouveau des surplus nets, celui de la balance favorable du commerce extérieur; et ce principe, nonobstant ses variations, est indépendant des phases de la structure mécanique interne.

         Mais une telle balance favorable est-elle possible? Supposons que B paie A avec de l'or. Selon la théorie classique, les prix vont augmenter chez A et vont diminuer chez B, et, inévitablement, cela va réduire le marché extérieur de A et élargir celui de B; la balance favorable disparaîtra.

         Ce raisonnement général est valable jusque là. Cependant, il se peut que A ne mette pas cet or en circulation et que par conséquent ses prix n'augmentent pas; ou alors il peut mettre l'or en circulation uniquement pour satisfaire aux exigences monétaires d'une expansion, pour fournir la DT' et la DT'' qui permettent aux commerçants d'augmenter continuellement leurs dépenses; et il se peut que A soit en mesure de déployer cette expansion sans que ses prix augmentent; il pourra par exemple s'en tenir à la doctrine de l’économie et des salaires de subsistance à l'égard des riches et des pauvres respectivement, et obtenir ses matières premières en développant les ressources non exploitées des colonies. Par ailleurs, il se peut que B ne voie pas s'épuiser l'or qu'il a en circulation; l'or qu'il exporte peut provenir d'accumulations qui dorment ou de gisements miniers; il se peut également que B représente non pas un seul pays mais plusieurs pays qui voient s'écouler à tour de rôle leur surplus d'or.

         La balance favorable peut donc connaître une certaine régularité pendant un temps, même si elle se déploie à l'encontre d'une importation d'or; mais quand ce jeu a fait son temps, A peut continuer à exporter un surplus de marchandises contre un taux interne de prêts étrangers. Supposons que les citoyens de A contractent des prêts étrangers au taux DZ, qui est égal à DX et DY; de manière superficielle on dira que ce processus peut se poursuivre perpétuellement. A exporte des marchandises au taux DX; B paie au taux DY, qui est possible grâce aux prêts DZ; et puisque pour A DY représente un surplus net, A peut toujours acheter les prêts DZ. Il appert donc que A jouit toujours d'un taux de surplus net indépendamment de sa phase; et puisque ce surplus net est toujours investi, l'importation d'or ne comporte pas de danger d'inflation.

         Il y a toutefois un hic : le principal et les intérêts. Alors soit B paie le principal et les intérêts chaque année, tant pour les intérêts et tant pour l'amortissement du capital, soit il augmente sa dette de ces montants chaque année. Dans ce dernier cas, son crédit va disparaître tôt ou tard. Dans le premier cas, le marché des prêts étrangers viendra à être saturé, mais cela peut prendre beaucoup de temps. Entre-temps il se passe des choses intéressantes. B paie des intérêts et l'amortissement du principal sur une dette étrangère croissante; il paie par des exportations; il paie par des exportations croissantes, qui vont directement ou indirectement chez A. A se trouve donc devant une alternative : ou bien il permet à sa propre industrie de décliner graduellement pour être en mesure d'absorber ces importations de ses créanciers, et il devient alors un pays rentier, tout simplement; ou bien il défend son industrie en imposant des tarifs douaniers, refuse les importations de ses créanciers et force ainsi ses créanciers à refuser d'honorer leurs dettes. Ni l'une ni l'autre de ces solutions n'est acceptable. La nation rentière est déchirée par un conflit interne : car une industrie en déclin signifie un prolétariat poussé au chômage et contemplant la richesse des bénéficiaires des investissements étrangers, ce qui risque fort de déclencher une révolution. Par contre, le refus d'honorer les dettes met fin aux prêts étrangers comme mécanisme d'obtention d'une balance commerciale favorable.

 

47  Budgets gouvernementaux déficitaires

 

Lorsque ne peut plus être déployé le jeu de la balance favorable, s'offre une solution de rechange très semblable : les budgets gouvernementaux déficitaires. Disons qu’un gouvernement dépense chaque année une somme DX en sus de ses revenus; puisque toute dépense engendre des revenus, DX engendrera un revenu de surplus net égal, DY, qui ressemblera à bien des égards au surplus net de la balance favorable; si, enfin, le gouvernement, pour empêcher une inflation, vend annuellement des obligations DZ, égales à DX et DY, il semble à première vue que l'on ait là un processus qui pourrait se déployer perpétuellement, si les gens qui touchent les surplus DY achetaient une somme égale des obligations DZ.

         Les budgets gouvernementaux déficitaires présentent un avantage, à savoir qu'ils permettent à une économie régie par l'idée du profit de continuer de fonctionner malgré une expansion réelle produisant une proportion insuffisante de revenus de surplus. Le profit est fonction de rendements décroissants. Lorsque les rendements diminuent, ils peuvent être restaurés artificiellement par une balance commerciale favorable ou par des budgets gouvernementaux déficitaires.

         Les budgets gouvernementaux déficitaires ont aussi l'avantage de simplifier la détermination de l'assiette de l'impôt. Un mécanisme d'imposition parfait convertira les surplus DY en revenus gouvernementaux sans recours à des obligations. Or, il est bien difficile de concevoir un mécanisme d'imposition parfait, et l'émission d'obligations est très populaire auprès des riches, tandis que les impôts sont impopulaires auprès de toute la population. Les politiciens savent où est leur intérêt.

         Le recours à des budgets déficitaires présente tout de même des limites.

         Premièrement, rien ne sert de vendre des obligations en échange de crédits bancaires. Pour empêcher une inflation, il faut récupérer la DX qui a été dépensée et qui s'est transformée en revenus de surplus DY.

         Deuxièmement, DX ne saurait comprendre une proportion de la production totale supérieure à celle que les gens sont prêts à consentir à l'État. Le travail et les produits achetés avec DX sont le travail et les produits d'un secteur de la collectivité; la collectivité ne voit pas d'objection, jusqu'à un certain point, à donner son travail et ses produits au gouvernement puisqu'elle jouit d'un flux d'argent et d'obligations; mais au-delà de cette limite la collectivité veut que ce travail et ces produits servent aux intérêts personnels de ses membres, et alors la supercherie n'opère plus.

         Troisièmement, il y a la question mineure du principal et des intérêts. Il faut bien s'en occuper, sinon il sera bientôt impossible de vendre des obligations. Mais on ne peut s'occuper de cette question qu'en accroissant les charges fiscales. Et l'impôt ne peut être payé que dans la mesure où les gens qui touchent les intérêts et l'amortissement constituent une classe de rentiers qui consacrent leurs revenus à l'acquisition des produits du travail et des biens du reste de la collectivité. Il importe donc que les obligations soient détenues par un vaste segment de la population; sinon, la seule méthode de paiement dont le gouvernement pourrait se prévaloir serait la méthode légèrement équivoque de la confiscation des contribuables.

         Quatrièmement, la collectivité cherche à constituer une classe de rentiers toujours plus vaste et toujours plus riche qui tire ses revenus des obligations du gouvernement; cinquièmement, les acheteurs des obligations sont de moins en moins crédules, car ce jeu, comme celui de la balance favorable du commerce extérieur, atteint son terme un jour; aucune nation ne peut voir croître indéfiniment sa classe de rentiers, pas plus qu'une nation ne peut devenir une nation rentière vivant de l'industrie des autres nations.

 

48  La possibilité de la phase statique

 

         La phase statique représente une position limite entre l'expansion et le déclin. Elle se caractérise surtout par l'absence de surplus nets. Aussi élevés soient-ils, les revenus de tous les individus doivent être dépensés intégralement; et en pratique aucune part de ces dépenses ne constitue un investissement. Par ailleurs, un individu peut s'enrichir, mais à la condition qu'un autre individu s'appauvrisse; il est impossible que tous les individus s'enrichissent, puisque globalement la somme des revenus et des propriétés doit rester la même.

         Mais la phase statique est-elle possible? Voilà une question d'une importance manifeste. Une accélération perpétuelle est impossible; aucun roi de la vitesse ne peut se permettre de rêver à une telle chose; il peut songer à établir sans cesse de nouveaux records de vitesse, mais non à filer de plus en plus vite, au-delà d'un record établi, sans jamais ralentir. De même, la machine économique ne peut accélérer indéfiniment; la production mondiale peut doubler, quadrupler, décupler, mais elle ne peut décupler indéfiniment. Or, si elle ne peut connaître une expansion perpétuelle, la machine économique est-elle vouée au déclin, à l'effondrement, dès que cesse l'expansion? Elle le serait, sans la possibilité d'une phase statique.

         Les conditions de la phase statique sont que C' égale l'unité, de sorte que les épargnes actuelles égalent les emprunts actuels des consommateurs primaires et la dépense présente des épargnes du passé, que C'' égale l'unité de sorte que les frais actuels de dépréciation égalent les dépenses actuelles aux fins des réparations et des remplacements, que le taux des liquidations égale le taux des investissements, que T' et T'' égalent l'unité, de sorte que les dépenses des commerçants égalent les recettes des commerçants, que G''/G' égale DI'/DI'', de sorte que les profits suffisent à procurer aux propriétaires et aux prêteurs les revenus correspondant à leur niveau de vie et à permettre aux industries d'effectuer constamment les réparations nécessaires.

         La première difficulté est d'ordre psychologique. La phase statique offre de mornes perspectives aux êtres habitués aux stimulants de l'expansion. Ils doivent être sevrés de leur soif de gagner toujours plus d'argent afin d'avoir plus d'argent à investir pour toucher encore plus d'argent et avoir encore plus d'argent à investir. Ils doivent s'ajuster à une mentalité qui ne vise qu'à maintenir une certaine prospérité, un certain niveau de vie. Le changement à opérer n'est pas facile, mais, comme le dit le Sage, le nombre des sots est infini.

         La deuxième difficulté tient au fait que la courbe de l'expansion doit s'aplatir graduellement lorsque l'on entre dans la phase statique. L'expansion capitaliste augmente DQ'' jusqu'à un niveau qui dépasse d'une quantité que nous appellerons dQ'' le zéro réel ou le niveau de remplacement. La phase matérialiste utilise cet excès de production du champ secondaire pour accroître le champ primaire; et tandis que se déploie cette expansion, une proportion de moins en moins grande de dQ'' est consacrée à la création de nouvelles industries et une proportion de plus en plus grande, au remplacement et à la réparation des industries existantes; le zéro réel est alors en hausse. Cependant, à moins que le zéro réel ne s'élève jusqu'au niveau DQ'' pour éliminer dQ'', la phase statique sera déclenchée par une contraction soudaine du champ secondaire; ce changement créera des phénomènes de sous-emploi et de sous-production. La phase statique s'amorce donc dans une problématique ardue de redistribution du travail et de réduction du capital.

         Une troisième difficulté concerne la structure financière. Au cours de la phase statique la finance ne joue aucun rôle, puisqu'il n'est pas question dans cette phase de fournir de plus en plus d'argent, DT' et DT'', pour permettre une expansion des circuits principaux; et il n'y a pas assez de nouvelles compagnies qui se forment pour occuper les promoteurs, les assureurs, les courtiers, et ainsi de suite.

         Une quatrième difficulté, qui tient à la configuration des prix, l'emporte sur les autres. La configuration des prix est le mécanisme qui divise les revenus globaux entre les différentes branches de l'industrie et du commerce. Or, là où existe un flux de surplus nets, que ce flux soit le fait d'une expansion réelle ou d'une balance du commerce extérieur extrêmement favorable, ou encore d'un budget gouvernemental déficitaire, la configuration des prix n'est pas vraiment préoccupante. Même si un certain nombre d'entreprises obtiennent beaucoup plus que leur juste part des revenus globaux, l'existence des surplus permet aux autres entreprises de toucher au moins des revenus primaires suffisants pour maintenir un niveau de vie décent. Mais si ce flux de surplus nets disparaît - et forcément il va disparaître à certains moments, puisque aucune de ses causes n'est permanente - la configuration des prix se met à avoir des incidences très sérieuses. Car si une entreprise prend pour elle-même plus que sa juste part des revenus globaux, d'autres entreprises auront forcément moins que leur juste part; elles en souffriront, non pas au sens où elles n'obtiendront aucune part des surplus, puisqu'il n'y a pas de surplus; elles souffriront plus profondément, puisqu'elles n'auront plus les moyens de maintenir le niveau de vie des propriétaires, des créanciers et des employés. Ainsi se produisent les crises économiques : de vastes industries, telles que l'agriculture ou les mines, se retrouvent dans une dépression désespérante; d'innombrables firmes qui répondent à une demande réelle et qui sont nécessaires à l'économie nationale font face à la liquidation. Pour résoudre une telle crise l'État doit subventionner les activités industrielles indispensables, assumer les avoirs gelés, et adoucir les effets de la débâcle, sinon ce sera l'effondrement total.

         Ces dangers traduisent une faille radicale dans la théorie classique des prix. Les théoriciens classiques soutiennent que si une entreprise fournit ce que les gens demandent réellement, les gens vont payer pour les produits de cette entreprise un prix qui assurera sa survie; par conséquent, les subventions ne représentent que des mécanismes de soutien de l'inefficacité et de l'inadaptation, onéreux pour les contribuables. Or la réalité factuelle entourant les subventions contredit cette conclusion et, partant, les prémisses qui la fondent. Les gens sont prêts à payer ce qui correspond à leurs intérêts individuels. Or les gens ont d'autres intérêts, non moins réels, non moins impérieux. Une personne n'est pas seulement un individu isolé, elle est membre de toute une hiérarchie de groupes, et elle partage d'autres intérêts avec ces différents cercles successifs : il y a les intérêts de la firme, ceux de la localité, ceux de la région, ceux du pays, et leurs résonances dans la vie économique mondiale; il y a également les intérêts de classe, les intérêts sociaux, les intérêts culturels, les intérêts religieux. Ce sont là des intérêts bien réels, ignorés par le mécanisme classique des prix; la théorie classique isole l'individu et le confine à ses intérêts les plus étroits, les plus bas, pour laisser à des réalités telles que les organisations ouvrières et les grèves, les conseils d’administration imbriqués, les monopoles et les lockouts, l'intervention de l'État, le lobbying, les droits de douane et les subventions, le nationalisme, les armes, l'impérialisme économique et les guerres, le soin de régler de manière injuste, stupide et parfois brutale les problèmes qui pourraient être résolus grâce à une bonne théorie des prix et à un système de prix adéquat.

         En conclusion, la phase statique ne présente aucune impossibilité intrinsèque, mais pour passer harmonieusement d'une expansion à une phase statique au lieu de sombrer bêtement dans une crise, nous devrons faire appel aux ressources de notre esprit et déployer tout un travail d'éducation.

 

49  Le problème financier

 

Supposons que nous avons tel flot d'investissements en sus des liquidations, de magnitude DJ, à telle fréquence. Et mettons que DJ prend sa source dans le secteur de la redistribution et se divise en trois parts, DJ*, DJ' et DJ'', DJ* étant dépensé dans le secteur de la redistribution, DJ' dans le circuit primaire et DJ'' dans le circuit secondaire.

         Le flux d'investissements produit une expansion des flux réels de biens et de services et, d'après une première approximation, DJ* égalera le coût des terrains et des biens d'équipement, DJ' égalera DT', DJ'' égalera DT'', DC' et DC'' égaleront zéro. Ainsi, tant que dure l'expansion, un surplus est acheminé du secteur de la redistribution vers les circuits principaux : ce surplus a une magnitude DJ' plus DJ'' et égale, pour la période donnée, l'apport net de capital de circulation employé. Comme nous l'avons montré dans l'analyse du mécanisme des phases capitaliste et matérialiste, ce taux de croissance du capital de circulation constitue la force motrice de l'expansion.

         Le problème financier consiste essentiellement en la difficulté de trouver une solution stable et permanente aux exigences monétaires d'une expansion à long terme. Nous pouvons commencer par une énumération des solutions nettement insatisfaisantes.

         Le problème ne saurait être résolu par la mise en usage des accumulations d'argent inutilisées jusque là. Ces accumulations sont très limitées et, une fois qu'elles sont utilisées, le problème resurgit.

         Le problème ne saurait être résolu par un taux de production de l'or. Rien ne permet de prévoir que le taux de croissance du capital de circulation serait exactement celui de la production de l'or. Il n'y a aucune raison de limiter le taux d’expansion économique au rythme de la production de l’or.

         Le problème ne saurait être résolu par le mercantilisme, par une balance commerciale favorable qui augmente les réserves d'or du pays exportateur. Car ces entrées se traduisent bien sûr par une diminution des réserves d'or d'autres pays; cela aboutit donc simplement à déshabiller Pierre pour habiller Paul.

         Le problème ne saurait être résolu par une déflation systématique, par une chute des prix qui permet d'obtenir d'une même quantité d'argent des rendements accrus. Car la chute des prix tue l'entreprise en annihilant la marge de profit.

         Le problème ne saurait être résolu par un simple accroissement de l'efficacité de l'emploi de l'argent. Car nous ne pouvons être assurés que cette efficacité accrue pourra se concrétiser chaque fois qu'elle sera nécessaire. De nouveaux dispositifs qui augmentent le rendement de l'argent peuvent toujours se déployer. Mais cette possibilité est toujours incertaine.

         Derrière tous ces raisonnements se profile habituellement le postulat voulant que l'argent soit un instrument inventé en vue d'une tâche bien définie, et que l'argent ne soit donc pas l'instance suprême. Ce qui vient en premier, c'est la société humaine; le processus économique vient en second, qui est au service de la société; et l'argent est au service du processus économique. L'argent doit donc se plier aux exigences objectives du processus économique, et non l'inverse.

         Nous devons maintenant approfondir cette réflexion. Nous avons vu (§18) que la monnaie peut être conçue soit comme une marchandise, telle que l'or, soit comme un compte. L'élimination, comme solution du problème susmentionné, d'un accroissement d'efficacité, d'une déflation systématique, du mercantilisme, de l'utilisation d'accumulations non utilisées, nous amène à conclure que la monnaie de compte doit faire partie de la solution recherchée. Mais nous devons nous demander si la monnaie est d'abord et avant tout une marchandise telle que l'or et accessoirement un compte, ou s'il constitue purement et simplement un compte.

         Le point de vue classique tient l'argent pour une marchandise du même ordre que l'or, essentiellement, et pour un compte accessoirement. L'or fonde l'activité financière, le reste constituant une superstructure dont la validité est conditionnée par l'aptitude à répondre à la demande d'or. Quel est le bien-fondé de cette position? Disons que la quantité d'or représente Q , sa valeur, U, que l'utilisation de la monnaie de compte multiplie cette quantité par un facteur K, et que V représente la vélocité du mouvement de l'argent (une fréquence moyenne pour la quantité totale KQ). Alors, si Q*, U*, K*, V* renvoient à ces quatre facteurs dans le secteur de la redistribution, Q', U', K', V' dans le circuit primaire et Q'', U'', K'', V'' dans le circuit secondaire, puisque

 

                                      DA = DA* + DA' + DA''

 

il s'ensuit que

 

                   QUKV = Q*U*K*V* + Q'U'K'V' + Q''U''K''V''           (28),

 

équation qui signifie simplement que le volume global de l'activité économique est égal à la somme des volumes globaux dans les trois secteurs définis.

         Or si la monnaie de compte est limitée par la capacité de satisfaire à la demande d'or, K aura peut-être une valeur de 30 : le trésor émet des billets correspondant à trois fois sa réserve d'or, et les banques conservent des dépôts qui ont un rapport de dix pour un avec l’argent comptant. Il en résulte une vaste possibilité d'expansion par rapport à ce qui aurait existé si la monnaie avait été tenue pour une simple marchandise, et cela est considéré suffisant pour le moment. Mais le recours à un étalon or pose trois problèmes.

         Le premier découle des mouvements internationaux du capital. Les demandes d'or possibles représentent trente fois l'or qui existe, de sorte que si 4 % des demandes de transaction possibles visaient une exportation de capital (si nous supposons que les investisseurs étrangers décident de liquider leurs possessions), alors le pays, soit perdrait son or, et se déclarerait insolvable, soit abandonnerait l'étalon or. Mais hors de tels cas de crise générale ou de conspiration, de petits retraits de montants d'or d'un pays vers un autre entraînent des variations disproportionnées du volume de leur activité. Q n'est qu'un facteur de QUKV, et pourtant c'est la queue qui remue tout le chien. M. Hawtrey tient ce remuement pour la cause du cycle conjoncturel du dix-neuvième siècle.

         Le deuxième problème tient à la crise financière et au crash financier. La magnitude de K à tout moment est conditionnée par la confiance : les gens doivent avoir confiance en la capacité des banques à satisfaire aux demandes; les banques doivent avoir confiance en la capacité de leurs créanciers de s'acquitter de leurs obligations. Dès que K commence à se contracter, manifestement, cette confiance disparaît, car la quantité d'argent effective, QK, décroît, alors qu'une méfiance universelle soudaine entraîne une augmentation des demandes d'encaissement. C'est bientôt la panique et tout le volume de l'activité économique connaît une réduction considérable, au fil des nombreuses liquidations qui détruisent la trame délicate des voies du commerce.

         Ce deuxième problème se manifeste habituellement tel une deuxième lame de fond qui entraîne à coup sûr un effondrement. Le processus objectif passe par une phase matérialiste et s'achemine vers une phase statique au niveau du sommet de l'expansion. Les surplus nets décroissent. Les compagnies dont les rentes ne sont pas protégées voient leurs profits disparaître. Les prêteurs d'argent se formalisent des demandes de renouvellement des prêts à court terme, renouvellement qui est nécessaire si l'on ne veut pas que les DT' et DT'' déjà transmises dans les circuits principaux n'aient à être rappelées et qu'un ralentissement du processus ne succède à son accélération. Les choses vacillent, puis dérapent, puis glissent, et après l'effondrement les hommes forts se tordent les mains et se demandent comment ils vont ramasser les morceaux.

         Soit dit en passant, de tels effondrements constituent un parfait instrument pour la concentration de la richesse. Des compagnies sombrent et disparaissent? La belle affaire! Pour leurs propriétaires, c'est la ruine, certes, mais pour les sages qui ne prennent aucun risque, qui ne travaillent pas, mais qui s'emparent des hypothèques et des intérêts, voilà une richesse qui leur échoit, la richesse perdue d'autrui.

         Le troisième problème que pose l'étalon or tient à la priorité qu'il accorde à l'argent sur les êtres humains. Si l'argent n'était qu'un compte et le système bancaire, un simple régime de tenue de livres publics, alors d'autres causes de surplus, et non plus seulement les techniques financières, seraient rémunératrices. Une expansion ou une balance favorable du commerce extérieur ou les bénéfices d'un budget gouvernemental déficitaire ne sont pas fonction seulement d'arrangements financiers. Ils requièrent plus de travail que cela. Il y a l'inflation des revenus des consommateurs primaires. Il y a la dépense des ressources naturelles. Il faut prêter attention à ces facteurs. Mais lorsque la monnaie de compte est conditionnée par la possibilité de satisfaire aux demandes d'or, il faut que cette condition soit satisfaite, sinon c'est la ruine pour tout le reste; et pour satisfaire cette condition il est nécessaire que les exigences objectives du processus réel soient subordonnées aux lois supposées de l'argent.

         C'est parce que l'argent est conçu essentiellement comme de l'ordre de l'or et accessoirement comme un compte que le flux de nouveau capital de circulation vers les circuits principaux DT' et DT'' tend de plus en plus à n’être qu'un volume de crédit à court terme. Cela ne satisfait certes pas à l'exigence du processus objectif. L'idée d'une expansion ne vise pas une contraction future. Cette idée veut que les volumes de flux s'accroissent et restent accrus. Des prêts à court terme leur permettent de s'accroître, mais les empêchent de rester accrus. Certes, le volume du crédit industriel et commercial à court terme peut se maintenir à un niveau élevé pendant une période notable. Mais il est vrai également que ce volume global peut soudain se réduire considérablement. Cette réduction traduit le processus inverse de l'expansion : les humains établissent des plans et travaillent en vue d'accélérer les flux réels, et soudain les banquiers décident que les flux réels doivent être décélérés; et le pire dans tout ça c'est que, si l'on suppose que l'argent est essentiellement de l'ordre de l'or et accessoirement de l'ordre d'un compte, les banquiers ont parfaitement raison; ils ont pour tâche de préserver leur liquidité et de maintenir l'expansion monétaire à l'intérieur d'une certaine proportion par rapport à l'or; ils n'ont pas pour tâche de satisfaire aux besoins objectifs du processus d'échange, et de fait une telle tâche ne leur incombera pas tant que toutes les relations réelles et supposées de l'argent à l'or n'auront pas été éliminées, supprimées, détruites.

         Qu'on ne se méprenne pas sur mon propos : je ne cherche pas simplement à tirer des conclusions de l'expérience factuelle présente. Actuellement, l'étalon-or est mort et il est peu probable qu'il ressuscite. Il a été remplacé par le contrôle du crédit et la monnaie dirigée, et ces substituts posent problème parce qu'ils tendent à être des ersatz de l'étalon-or. L'ancienne mentalité règne encore sous mille formes. Il faudrait que l'on reconnaisse que l'argent est considéré simplement comme un système de comptabilité, et que l'on transforme de manière cohérente toutes les pratiques monétaires en fonction de ce fait fondamental. Nous définissons donc le problème financier comme le problème de l'élaboration et de l'application du point de vue qui identifie l'argent à un système de comptabilité publique. Cette position s'appuie sur les raisonnements suivants.

         L'argent est un instrument inventé par l'être humain pour favoriser un processus d'échange vaste et complexe. Il n'existe pas de corrélation simple, voire vérifiable, entre la quantité d'argent et le volume de l'activité d'échange, mais il reste que les variations de ce volume postulent des variations de la quantité d'argent, sinon elles entraînent une inflation ou une déflation. Or à long terme ces variations de la quantité d'argent ne peuvent être obtenues que par l'introduction d'une monnaie de compte. Mais si la monnaie de compte - que nous appellerons simplement l'argent, comme nous l'avons mentionné à la section §18 - coexiste avec une monnaie de marchandise, non seulement se produisent les perturbations indues du processus d'échange sous l'influence des mouvements internationaux de capital et des crises et effondrements financiers, mais l'ensemble de l'économie en vient à être régi non pas par le bien social, non pas par les exigences objectives de l'économie elle-même, mais par l'argent inventé pour servir le processus objectif et le bien social. Car lorsque la monnaie de compte est conditionnée par une relation ou une loi qui le lie à la réserve de monnaie de marchandise, alors la monnaie de compte doit obéir à cette loi; par ailleurs, le processus d'échange a ses propres lois objectives, et ces lois doivent être subordonnées à la loi de l'argent, car sans l'argent (dont la présence ou l'absence est fonction de la loi de l'argent) les échanges ne peuvent avoir lieu, aussi utiles, aussi souhaitables, aussi nécessaires soient-ils. En termes plus frappants, nous pouvons dire que le processus objectif exige le cycle pur, mais que la loi de l'argent ne peut être satisfaite que dans une phase capitaliste et dans la première partie d'une phase matérialiste; par conséquent, c'est le cycle conjoncturel et non pas le cycle pur qui se déploie; comme les surplus nets diminuent, le volume du crédit se contracte; comme le crédit se contracte, le volume de l'activité économique se contracte; l'expansion se termine pour faire place à un retour à une position pré-expansion ou à quelque chose de pire.

         Par contre, lorsque nous disons que l'idée de l'argent comme système de comptabilité publique doit être élaborée et appliquée, nous entendons par là surtout qu'il est nécessaire qu'existe un argent dont les lois coïncident avec les lois du processus économique objectif, de sorte qu'au lieu d'un conflit entre la possibilité réelle et la possibilité financière règne l'harmonie, et que les comptables jouent un rôle plus effacé, comme il se doit. Ainsi, schématiquement, dans la phase capitaliste on émettra plus d'argent à la fois pour fournir la DT'' au circuit secondaire et pour obtenir pour le secteur de la redistribution sa mesure nécessaire de liquidité; dans la phase matérialiste on déploiera de semblables opérations, et on explorera la nécessité d'avoir une DC' positive pour maintenir C' au niveau de l'unité; dans la phase statique la liquidité du secteur de la redistribution sera réduite mais les fonds émis dans la ligne de DC', DT' et DT'' ne seront pas rappelés comme si l'idée d'une expansion représentait une perspective d'effondrement. Or l'élaboration détaillée des conditions d'une telle évolution et la formulation des règles à observer pour l'opérer représentent un immense travail. Un travail qui exige que soient repensées toutes nos idées sur les marchés, les prix, le commerce international, les investissements, le rendement du capital. Et que soient repensées surtout nos idées sur les directives et les contrôles économiques. Et si nous devons entreprendre une telle tâche, non pas en nous appuyant sur le modèle facile des régimes totalitaires ou socialistes qui cherchent simplement à abolir les problèmes et avec eux la liberté humaine, nous aurons besoin non seulement d'une réflexion approfondie, équilibrée, mais de toute l'inventivité concrète, de toute la capacité de découverte et d'adaptation que nous puissions cristalliser.

 

53              Le mécanisme de l'expansion culturelle

 

Par expansion culturelle nous entendons un taux de croissance de la production des produits primaires généraux, des choses permettant de défendre, de développer, de maintenir une civilisation.




 

(Fragments 1942-1944)

7

Esquisse d'une analyse de la circulation

 

 

1                    Perspective

 

La présente recherche est menée dans la perspective de l'existence d'un mécanisme économique autre que le système des prix, du rôle extrinsèque dévolu à l'être humain dans ce système et du caractère déconcertant des problèmes économiques actuels dû au fait que l'être humain, en tant qu'agent extérieur, ne jouit pas de l’orientation systématique dont il a besoin pour bien opérer la machine qu'il doit maîtriser.

            Le mécanisme économique que reconnaît l'analyse classique est le système des prix (pricing system). Ce système coordonne spontanément une vaste pluralité toujours changeante de choix de demande et de décisions d'offrir, qui autrement seraient indépendants. Or l'être humain fait partie intrinsèquement de cette machine; ses choix et ses décisions constituent les variables du système. Par conséquent, il n'est aucunement possible d'établir méthodiquement, d'une part, les exigences de la machine et, d'autre part, le rendement résultant de l'être humain. Une étude de la mécanique des automobiles fournit des prémisses pour une critique des conducteurs, précisément parce que les automobiles, distinctes des conducteurs, possèdent des lois propres auxquelles les conducteurs doivent se conformer. Mais si l'anthropologie des conducteurs faisait partie intégrante de la mécanique des automobiles, la critique serait tout au  plus fortuite.

            À l'heure actuelle, la critique fuse de partout en matière économique. Mais il s'agit d'une critique fortuite. D'une critique qui n'est pas déployée systématiquement à partir de prémisses solides. Les socialistes se fondent sur l'intuition pour dénoncer une incohérence radicale dans les choix et les décisions de certains individus et avancer avec force  rhétorique la solution simpliste[1] d'une subordination des préférences et des attentes aux bons soins d'une tyrannie. Les économistes traditionnels, par contre, sont la sobriété même. Leurs critiques sont précises, informées, exactes, subtiles. Mais sont-elles inspirées? S'imposent-elles impérieusement? Traduisent-elles une pensée signifiante? On peut en douter. On apprend trop souvent que les problèmes sont vraiment très complexes, que tel élément dans cette complexité peut être isolé comme facteur de perturbation, que tel ou tel expédient peut résoudre le problème mieux que tous les autres déjà proposés. Mais, expédient après expédient, il devient de plus en plus difficile de distinguer une économie démocratique d'une économie totalitaire.

            Or les économistes peuvent aussi bien se faire les champions de la démocratie que les conseillers des dictateurs ou des conseils de planification. Cette possibilité est avérée par les faits historiques : les anciens économistes politiques étaient des champions de la démocratie; leur pensée est peut-être considérée comme inadéquate, mais sa teneur démocratique est aussi valable qu’auparavant. Cette teneur concerne la découverte d'un mécanisme économique et la déduction de règles guidant l'être humain dans l'utilisation de la machine économique, une consigne de laissez faire[2] pour les gouvernements et un appel à l'esprit d’économie et d'entreprise pour les individus. Il est reconnu maintenant que ces règles ne produisent les effets escomptés que dans des situations particulières, mais la nécessité d'élaborer des règles nouvelles, plus adéquates, est encore insuffisamment perçue. Or sans ces règles la liberté humaine disparaîtra.  Si les humains n'apprennent pas de telles règles qui les guident individuellement dans l'utilisation de la machine économique, ils devront renoncer à leur liberté et se laisser guider, avec la machine elle-même, par un conseil de planification central.

            La réalité de ce dilemme mesure l'importance d'un effort, aussi ténu et incomplet soit-il, de formulation des lois d'un mécanisme économique plus éloigné et en un sens plus fondamental que le système des prix. La réalité de ce dilemme suscite peu de controverses car le rêve libéral d'une économie  automatique s'est brisé depuis longtemps, comme tous les rêves. La nécessité d'un contrôle rationnel est incontestée; la seule question qui se pose est celle de l'endroit où doit s'exercer un tel contrôle. Se déploiera-t-il de haut en bas, de manière absolutiste? Ou doit-il être exercé du bas vers le haut, de manière démocratique? Il ne sera démocratique, manifestement, que dans la mesure où la science économique réussira à produire, non pas des conseils aux dirigeants, mais des préceptes pour l'humanité, non pas des remèdes spécifiques et des plans pour accroître le pouvoir des bureaucraties, mais des lois universelles que les humains administreront eux-mêmes dans la conduite de leur vie. Ainsi, l'éclatement du rêve libéral du progrès automatique provoque une révision du jugement porté sur les anciens économistes politiques. La grandeur de ces économistes tient, non pas certes à leur culte amoral de l'automatisme du progrès, mais à l'élaboration d'une science économique et à l'établissement de préceptes universels d'une saine conduite de l'économie. L'automatisme tel une écorce s'est flétri et est tombé. Qui s'y attache verse bientôt dans l'abîme totalitaire. La science ancienne et les préceptes anciens sont choses du passé, comme la pensée d'un Ptolémée ou d'un Newton. Mais l'on ne saurait nier la possibilité d'une science nouvelle et de préceptes nouveaux sans nier, j'en suis convaincu, la possibilité de survie de la démocratie.

 

2                    Méthode

 

La méthode de l'analyse de la circulation tient davantage de la méthode de l'arithmétique que de la méthode de la botanique. Elle intègre un minimum de descriptions et de classifications, un maximum d'interconnexions et de relations fonctionnelles. Une certaine dose de descriptions et de classifications est nécessaire, forcément; mais elles seront hautement sélectives, et elles auront en apparence le caractère arbitraire inhérent à toute analyse. Car la pensée analytique n'emploie des catégories fondées sur la similitude que comme tremplin pour atteindre les termes définis par les corrélations où ils se déploient. Pour prendre l'exemple arithmétique, seuls quelques-uns des nombres intégraux de la série indéfinie des nombres constituent des catégories établies en fonction de la similitude descriptive; par définition, la série entière forme une progression où chaque terme successif est fonction de son prédécesseur. C'est ce procédé qui donne à l'arithmétique ses possibilités illimitées de déduction précise; et, comme cela a été bien démontré ailleurs[3], il s'agit d'un procédé essentiellement analogique qui sous-tend toute théorie efficiente.

            À partir d'un tel modèle méthodologique l'analyse de la circulation établit une vaste superstructure de termes et de théorèmes sur une classification sommaire et quelques brèves analyses de phénomènes typiques. Des catégories de paiements deviennent bientôt des taux de paiement qui ont cours dans le conditionnement mutuel d'une circulation; à ce conditionnement mutuel et, pour ainsi dire, interne, s'ajoute immédiatement le conditionnement externe déclenché par les transferts d'argent d'une circulation à une autre; par ailleurs, ce double conditionnement dans l'ordre monétaire est corrélé au conditionnement constitué par les rythmes de production des biens et des services; et de cette configuration dynamique des conditions déployée pendant un temps limité est tiré un catalogue des types de changement possibles dans la configuration sur une série d'intervalles. Il en résulte un cadre de référence tissé serré, qui permet d'envisager tout mouvement global d'une économie en tant que fonction des variations des taux de paiement, et de définir les conditions des mouvements désirables ainsi que de déduire les causes des effondrements. Ce cadre de référence sert également à saisir et à exprimer le mécanisme auquel les préceptes classiques ne sont que partiellement adaptés, ainsi qu'à inférer l'adaptation plus entière à laquelle il faut parvenir.

            L'établissement d'une telle unité systématique de termes et de théorèmes constitue toutefois un procédé logique possédant ses propres normes, ses propres critères. La nature de cette tâche amène l'économiste descriptif à recourir le plus possible au langage du discours ordinaire, à s'en tenir aux similitudes les plus frappantes, et à élaborer, à travers les premières étapes de la généralisation, une vision nuancée de l’essentiel de la situation. L'économiste statistique, lui, possède ses propres critères. Il se prévaut d'une terminologie spécialisée; mais pour lui le seul avantage d'une terminologie est la possibilité immédiate des mesures; il ne s'objecte pas aux généralisations obscures, mais ses généralisations à lui tiennent davantage des généralisations des mathématiques que de celles de la science positive. Or, si l'économiste statistique procède différemment de l'économiste descriptif, l'économiste analytique déploie lui aussi une démarche originale. Il choisit, parmi les possibilités de classification illimitées, non pas celle sanctionnée par le discours ordinaire, non pas celle privilégiée par la facilité des mesures, mais plutôt celle qui produit le plus rapidement des termes pouvant être définis par leurs relations fonctionnelles. La découverte de ces termes implique une recherche faite de tâtonnements longs et pénibles. Experto crede. Pour justifier ces termes, il faut, non pas reproduire la longue quête obscure ayant mené à leur découverte, mais montrer qu’ils permettent, même partiellement, de rendre compte systématiquement des phénomènes à l'étude. Il n'est que juste, par conséquent, d'avertir le lecteur, la lectrice qu'il(elle) devra parcourir des pages et des pages où les éléments seront assemblés petit à petit, avant de pouvoir saisir un tout et de porter sur cet ensemble un jugement équitable.


[1] En français dans le texte. N. d. T.

[2] En français dans le texte. N.d.T.

[3] Voir, par exemple, Ernst Cassirer, Substanzbegriff und Funktionsbegriff, Berlin, 1910.

        



[1] En français dans le texte. Ndt.

[2] Allusion à un poème de Tennyson.

[3] Pour cette dernière phrase, le français suit la version donnée dans une note par les éditeurs des œuvres complètes de Lonergan. Ndt. 

[4] Le Major Clifford Douglas (1879-1952) s'est fait connaître au cours des années 1920 par ses idées sur le crédit social : il proposait que l'on distribue de l'argent supplémentaire aux consommateurs, ou des subsides aux producteurs, afin de stimuler la production. Ces théories ont été diffusées dans l'œuvre d'inspiration socialiste de A.R. Orage publiée en 1919 et dans le premier ouvrage de Douglas, Economic Democracy (1920). Les vues de Douglas ont été popularisées par le poète Ezra Pound en Italie et par la création du parti du Crédit social en Alberta (Canada), en 1935. Les principes de Douglas ont été abandonnés à toutes fins pratiques vers la fin des années 1930, mais le Crédit social a survécu comme parti politique.

[5] Lonergan n'est pas revenu à cette question, en fait, dans son manuscrit. Il aurait pu l'aborder après la section §49, où manquent trois sections.