INTRODUCTION

 

Il y a un mot que le Père Congar aime citer, un mot du rabbin Abraham Heschel qui dit: "La Bible n'est pas une théologie pour l'homme, elle est une anthropologie pour Dieu." C'est une belle formule, très percutante. Autrement dit, la Bible n'est pas d'abord une vision de Dieu par l'homme. elle est, d'abord, une vision de l'homme par Dieu. C'est Dieu qui révèle à l'homme qui il est. Par conséquent, toute théologie implique une anthropologie; bien sûr, elle reste un discours sur Dieu, mais un discours sur Dieu qui se déploie dans le discours de l'homme sur lui-même. Telle est la nouvelle perspective.

(M.-D. Chenu, dans Jacques Duquesne interroge le Père Chenu, Paris, Le Centurion, 1975, p. 83-84)

 

Pourquoi avons-nous choisi ce sujet d'étude? Pour nous donner les bases d'une réflexion renouvelée sur la grâce, pourrions-nous répondre de façon brève. En effet, la théologie traditionnelle a abordé la question de la grâce en intégrant ensemble une conception métaphysique de l'homme et les données de la révélation chrétienne. Le résultat peut étre explicité ainsi:

Pour illustrer la différence entre ces deux types de théologie, prenons comme exemple la doctrine médiévale de la grâce. Elle présuppose une psychologie métaphysique qui se formule en termes d'essence de l'âme, de puissances, d'habitus et d'actes. Cette psychologie métaphysique correspond à l'ordre de la nature. Mais la grâce va plus loin que la nature, puisqu'elle la perfectionne. Pour parler de la grâce, il faut donc utiliser des catégories théologiques spéciales qui renvoient à des entités surnaturelles, car la grâce est liée au don que Dieu nous fait de lui-même par amour, et ce don n'est pas dû à notre nature, mais bien à l'initiative gratuite de Dieu. En même temps, ces entités doivent être des prolongements qui perfectionnent notre nature. Ce sont donc des habitus et des actes. Les actes surnaturels (vertus), et ceux-ci découlent d'un habitus entitatif surnaturel (grâce sanctifiante) qui, contrairement aux habitus opératifs, ne s'enracine pas dans les puissances, mais dans l'essence de l'âme.1

Or Bernard Lonergan, un jésuite canadien, a entrepris d'expliciter la méthode en théologie et ceci l'a conduit à faire prendre à la théologie le tournant anthropologique qui caractérise la philosophie moderne. Dès lors la réflexion théologique n a plus recours à une conception métaphysique de l'homme mais à une connaissance du sujet à partir des données de la conscience. Aussi "les termes fondamentaux et les relations fondamentales de la théologie systématique ne seront plus métaphysiques, comme dans la théologie médiévale, mais psychologiques"2. De même, la démarche sera tout autre:

La présentation qu'on en fera (du niveau existentiel où se prennent les décisions et où Dieu intervient) ne présupposera pas le cadre métaphysique véhiculé par les notions de puissance, d'habitus, d'acte ou d'objet, mais s' appuiera fondamentalement sur l'expérience personnelle et tentera d'analyser la structure de nos opérations conscientes et intentionnelles. Plus qu'ailleurs il est essentiel ici d'être capable de s'adresser au coeur à partir du coeur sans introduire des éléments qui, même s'ils s'avèrent vrais en eux-mêmes, ont le désavantage de ne pas provenir de l'expérience.3

Ceci conduit Lonergan à affirmer que pour parler de la grâce aujourd'hui, il faut d'abord commencer par une description de l'expérience religieuse, puis y reconnaître un état dynamique d'être en amour avec Dieu et, par la suite, identifier cet état avec la grâce sanctifiante4. Pourtant Lonergan lui-même ne fait pas oeuvre de théologien mais de méthodologue: il se contente de jeter les bases d'une théologie renouvelée.

C'est dans ce contexte qu'il faut situer l'effort du présent mémoire. Le cadre imposé à ce travail ne nous permettait cependant pas d'entreprendre l'élaboration d'une théologie renouvelée de la grâce mais nous limitait aux éléments méthodologiques de la pensée de Lonergan. C'est pourquoi nous nous sommes tournés vers la conversion religieuse qui semblait jouer un rôle clé. De fait, Lonergan écrit: "C'est de l'expérience religieuse que la fonction appelée l'explicitation des fondements fera dériver son premier groupe de catégories"5. En précisant ainsi ce qu'il entend par l'expérience religieuse et la conversion religieuse, nous pensons pouvoir mettre sur pied les bases méthodologiques ou, si l'on veut, la structure euristique d'une théologie de la grâce.

Mais il y a plus, car la conversion religieuse semble jouer un rôle fondamental en théologie. Aussi nous pensons que tout comme l'explicitation de ce que c'est que connaître permet d'occuper une position stratégique en philosophie, de même l'explicitation de la conversion religieuse permet d'occuper une position stratégique en théologie.

Sous quel angle aborder la conception que se fait Lonergan de la conversion religieuse? Nous pouvons tout simplement aller voir la définition qu'il donne, et nous le ferons. Cependant nous osons nous demander: comment perçoit-il le processus lui-même de la conversion? Comment se fait le changement? Qu'est-ce qui change? Tenter d'aborder la conversion sous cet angle représente un défi, car Lonergan ne le fait pas de manière systématique; il se préoccupe avant tout de montrer son rôle en théologie et non d'expliciter son processus.

D'autres raisons nous poussent à y voir un défi. Dans une conférence donnée à l'université Gonzaga en 1973, E.L. Mascall affirmait:

Je dois admettre que ce qu'il (Lonergan) dit de la conversion me semble un des points les plus difficiles de sa position et je ne suis pas du tout sur de l'avoir compris. J'en ai discuté avec d'autres et ceux-ci partagent mes difficultés.6

Certains ont touché à la question au cours d'articles7. Mais nous remarquons qu' on se contente soit de traiter la question de manière générale soit de reproduire de larges extraits des écrits de Lonergan sans s' attarder à analyser les composantes de la conversion.

Nous sommes encore stimulés dans notre travail par le fait que l'étude de la conversion se trouve en quelque sorte à établir la structure de l'acte de foi. Or d'autres ont essayé de préciser cette structure et offrent donc un point de comparaison. Nous voulons signaler ici l'article d'André Charron paru dans Études pastorales '75 et qui explicite la structure du processus existentiel de l'acte de foi8. Quand nous comparons les conclusions de l'un et de l'autre, nous remarquons une différence: alors que Charron affirme la primauté de la révélation évangélique et donc du Verbe de Dieu, de telle sorte que le rôle de l'Esprit consiste à expliciter et à faire pénétrer sa parole9, Lonergan affirme la primauté de l'Esprit Saint et de l'amour qu'il répand dans le coeur de l'homme, de telle sorte que l'un des rôles de la révélation évangélique et du Verbe de Dieu est d'expliciter et d'objectiver le don de l'amour10. Nous remarquons ainsi que les pôles sont inversés.

Quel sera notre plan d'attaque pour pénétrer la conception que se fait Lonergan de la conversion religieuse? Tout comme la méthode en théologie qu'il propose possède une composante anthropologique fondarnentale et une composante spécifiquement religieuse11, de même nous pouvons repérer dans la conversion religieuse une composante anthropologique qu'on appelait traditionnellement la nature et une composante religieuse mieux connue sous le nom de grâce. C'est ainsi que notre premier chapitre sondera le contexte anthropologique de la conversion tandis que le deuxième s'attardera au contexte religieux. L'éclairage de ce double contexte nous permettra dans un troisième chapitre de comprendre plus profondément la conversion religieuse, de voir comment la grâce se propose à la nature pour la transformer sans la détruire. Enfin un dernier chapitre dégagera quelques implications de la conception que nous aurons établie.

Quels matériaux allons-nous utiliser pour notre investigation? La question se pose, puisque les écrits que nous possédons de Lonergan se réfèrent tantôt à de simples recensions, tantôt à des oeuvres majeures, et couvrent une période s'étendant de 1935 à 1976. Heureusement pour nous, ce n'est que lentement que la notion de conversion y a vu le jour. Frederik Crowe, s.j., un disciple de la première heure, situe en 1965 le grand changement dans la pensée de Lonergan12. Or dans l'introduction de A Second Collection William F.J. Ryan et Bernard Tyrrell font remarquer que "la notion d'expérience religieuse n'a connu de manière précise son identité qu'à la suite du tournant de la pensée de Lonergan"13. "De même, affirment-ils encore, Lonergan parle de l'expérience religieuse comme d'une conversion, une notion qu'il a introduite dans Theology in Its New Context"14. C'est pourquoi nous limitons le champ de nos données aux écrits publiés depuis 1965, i.e. les deux derniers articles de Collection15, Method in Theology, A Second Collection, Philosohy of God, and Theology16.

Il nous faut également préciser notre démarche. Nous avons le choix entre la via doctrina, celle d'un exposé systématique et logique, et la via inventionis, celle d'une découverte progressive des articulations d'une pensée. Nous optons pour cette dernière, car elle permettra de refléter le mouvement de notre recherche tout en rendant l'exposé plus intéressant et plus pédagogique que celui suggéré par la première démarche. De plus, elle offre au lecteur peu familier avec les écrits de Lonergan une voie d'accès à sa pensée.

Une dernière remarque concerne le texte de nos citations. Notre analyse des écrits de Lonergan s'appuie uniquement sur l'original anglais. Cependant pour la commodité du lecteur nous ne présenterons que la traduction française, tout en donnant les références du texte anglais. Le texte français provient d'une traduction faite sous la direction de Louis Roy O.P. en ce qui concerne Method in Theology, et d'une traduction que nous avons nous-mêmes réalisée en ce qui concerne les autres écrits de Lonergan et les ouvrages d'auteurs différents.

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1Bernard Lonergan, Method in Theology, London, Darton, Longman & Todd, 1972, p. 288-289.

2 Ibid., p. 343.

3 Bernard Lonergan, A Second Collection, London, Darton, Longman & Todd, 1974, p. 204.

4 Method..., p. 120.

5 Ibid., p. 290.

6 E.L. Mascall, Nature and Supernature, London, Darton, Longman & Todd, 1976, p. 31.

7 Voir B.C. Butler, "Bernard Lonergan and Conversion", Worship 49(1975), 329-336; Walter Conn, "Bernard Lonergan's Analysis of Conversion", Angelicum 53(1976), 362-404; Charles E. Curran, "Christian conversion in the Writings of Bernard Lonergan", Foundations of Theology, ed. by Philip McShane, Dublin, Gill and MacMillan, 1971, p. 41-59; Donald J. Dorr, "Conversion", Looking at Lonergan's Method, ed. by P. Corcoran, Dublin, Talbot Press, 1975, p. 175-186; Philip J. Mueller, "Lonergan' s Theory of Religious Experience", Eglise et Théologie, 7(1976), p. 235-251.

8 André Charron, "L'agent de la seconde évangélisation et les niveaux de son intervention", Etudes Pastorales '75, Montréal, Université de Montréal, 1975-1976, p. 4-68.

9 Method...., p. 24.

10 Voir le chapitre sur la religion dans Method..., p. 101-124.

11 Voir Method..., p. 25.

12 Voir F. Crowe, "Early Jottings on Bernard Lonergan's Method in Theology", Science et Esprit 25(1973), 125.

13 A Second..., p. IX.

14 Idem. Notons que cet article a été publié pour la première fois en 1968.

15 Bernard Lonergan, Collection, New York, Herder and Herder, 1967.

16 Bernard Lonergan, Philosophy of God, and Theologv, London, Darton, Longman & Todd, 1973.