Conclusion

Nous voilà au terme de notre étude. Nous nous étions proposé d'approfondir la conversion religieuse sous l'angle de son processus et du changement qu'il opère. Nos considérations, espérons-le, ont apporté un peu plus de lumière sur ce sujet difficile. En guise de conclusion, il nous semble bon de porter un regard critique sur la position de Lonergan et sur les commentaires émis à son sujet.

Tout d'abord, comment situer cette présentation de la conversion religieuse? Est-ce une description d'un ensemble de faits religieux? Est-ce la conclusion d'une analyse empirique de cas de conversion? Est-ce une hypothèse sur les facteurs expliquant la conversion religieuse? Est-ce un type-idéal ou un modèle a priori de conversion? Procédons par élimination. Il ne s'agit pas d'une description de la conversion religieuse; Lonergan ne nous présente aucun cas concret de conversion et ne nous fournit pas de données sur le phénomène religieux. Il ne s'agit guère plus d'une analyse psychologique des diverses composantes de la conversion. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer son travail avec celui d'un William James. Ce dernier accumule une documentation impressionnante sur divers récits de conversion et essaie d'émettre des hypothèses sur les facteurs en cause. Or on ne voit nullement Lonergan à la recherche de données et d'hypothèses explicatives. Est-ce alors une analyse théologique de la conversion? Non plus! Car la théologie est une réflexion sur la religion vécue et la conception que se fait Lonergan de la conversion ne reflète pas la religion vécue. D'ailleurs, l'auteur de Method in Theology fait remarquer que l'objectivation explicite de la conversion représente la tâche future de la théologie fondamentale1. Qu'est-elle donc? Une piste de réponse nous est suggérée par la signification de l'ensemble de l'oeuvre de Lonergan: elle cherchait à clarifier la structure dynamique et universelle de l'esprit afin d'expliciter la méthode transcendantale et l'appliquer à la théologie. Or l'objet auquel se réfère cette méthode n'est pas une théorie mais un fait, un fait a priori et transculturel, car il est antérieur à toute culture et à l'origine de toute culture. Il en est de même de la présentation que nous fait Lonergan de la conversion religieuse. Son interprétation renvoit à un fait, l'être-en-amour sans limite, un fait a priori et transculturel, car il est antérieur à toute religion et à la source de toute religion. C'est pourquoi ce que nous livre Lonergan de la conversion relève d'une philosophie de la religion. Peut-on alors parler d'un modèle a priori de conversion ou d'un type-idéal? Il semble bien qu'il faille répondre par l'affirmative. À ce propos nous pouvons compter sur quelques petits indices, telle cette phrase tirée de Method in Theology:

On ne saurait trouver, je suppose, des éléments de preuve susceptibles de montrer clairement qu'une telle expérience religieuse se conforme au modèle que j'ai proposé, si ce n'est la probabilité antécédente qui découle du fait que Dieu est bon et qu'il donne à tous les hommes un grâce suffisante à leur salut.2

Si le contexte de cette phrase se réfère à l'appui que peut recevoir des sciences religieuses le modèle proposé, nous remarquons néanmoins que Lonergan emploie bel et bien le mot modèle. On peut se demander: qu'est-ce qu'un modèle? Un texte tiré également de Method in Theology nous répond longuement:

Les modèles sont aux sciences humaines, aux philosophies et aux théologies, à peu près ce que sont les mathématiques aux sciences de la nature. Les modèles, en effet, ne prétendent pas être des descriptions de la réalité, ni des hypothèses portant sur la réalité, mais simplement des ensembles imbriqués de termes et de relations. De fait, ces ensembles se montrent utiles pour guider les recherches, pour former des hypothèses et pour rédiger des descriptions. Le modèle oriente ainsi l'attention d'un chercheur dans une direction déterminée, avec l'un ou l'autre des résultats suivants: il peut lui fournir le schéma de base de ce qu'il découvre ensuite être effectivement la réalité; il peut au contraire s'avérer largement inadéquat, mais ce manque d'adéquation sert alors à faire apparaître des indices qu'on pourrait bien autrement ne jamais remarquer. Ensuite, quand on possède un modèle, la tâche de former une hypothèse se ramène au simple problème de tailler un modèle qui convienne à un objet ou à un champ donné. Finalement, l'utilité d'un modèle peut se manifester quand il s'agit de décrire une réalité connue. Les réalités connues, en effet, sont parfois excessivement compliquées et il peut étre difficile de trouver un langage approprié pour les décrire. C'est pourquoi la formulation et l'acceptation générale de modèles peuvent faciliter énormément tant la description que la communication.3

Ainsi le modèle de conversion religieuse que nous avons présenté constitue une structure euristique susceptible de guider la recherche empirique, favoriser les découvertes, aider à formuler les hypothèse. Il reste que ce modèle n'entend pas exprimer comment la conversion religieuse est vécue concrètement. Car tout comme les opérations de l'intentionnalité consciente peuvent se combiner de diverses façons, ou encore subir de multiples déviations pour produire des résultats très différents les uns des autres, de même les fruits de ces opérations, lorsqu'elles sont intégrées par l'amour sans limite, se révèlent des plus variés. Seule une étude de la religion vécue permet de connaître ces fruits où se mêlent de façon dialectique la fidélité et l'infidélité à Dieu.

Ensuite, il nous faut souligner une certaine ambiguïté dans la présentation que nous fait Lonergan de la conversion religieuse. Si nous nous référons à ce qu'elle présuppose de lucidité et d'esprit critique ainsi qu'aux conséquences qu'elle entraîne, nous sommes porté à penser qu'elle est un événement plutôt rare. Pourtant Lonergan n'affirme-t-il pas que la grâce de la conversion est accordée à tous les hommes et ne fait-il pas bon accueil à la notion de chrétien anonyme de Karl Rahner? De plus, il endosse le point de vue de Vergote voulant que la foi, et par là la conversion religieuse, ne devienne vraiment adulte que vers l'âge de trente ans. Comment définir alors ces nombreuses années antérieures à cette période de maturité spirituelle?

Sur ce point nous pouvons bénéficier d'une hypothèse émise par Walter Conn4: celui-ci fait une distinction entre une conversion intellectuelle qui serait explicite et une autre qui serait implicite, de même entre une conversion morale et religieuse qui serait critique et une autre qui serait non-critique. Notons cependant que le problème soulevé par Conn est tout autre que le nôtre. En effet Conn remarque une contradiction apparente chez Lonergan: celui-ci affirme dans Method in Theology que la conversion morale élève (sublate) la conversion intellectuelle et que la conversion religieuse élève la conversion morale et intellectuelle5; ceci signifie non seulement que la conversion qui élève l'autre se trouve à la réaliser plus pleinement en l'intégrant dans un contexte plus riche, mais également qu'elle a besoin de cette conversion. Or Lonergan affirme aussitôt à la page suivante que, d'un point de vue causal, la conversion religieuse est première et constitue la source de la conversion morale tout comme elle offre les germes d'une conversion intellectuelle6. Comment intégrer ensemble ces deux affirmations? Conn propose de distinguer entre une conversion explicite ou critique et une conversion implicite ou non-critique. Dans cette perspective la motivation religieuse pourrait être à l'origine d'une conversion morale non-critique (i.e. une action motivée par les valeurs mais celles-ci ne sont que le reflet des valeurs familiales et sociales), tandis que celle-ci, pour devenir vraiment critique, présuppose au moins une conversion intellectuelle implicite (i.e. une personne prend conscience que le critère de réalité et d'objectivité se trouve en elle, sans être capable pour autant de formuler son intuition de manière technique). Quoi qu'il en soit de l'utilisation que fait Conn de cette hypothèse que nous trouvons intéressante mais sur laquelle nous émettons des réserves, nous voulons retenir cette distinction entre explicite et implicite7. Même si Lonergan n'en parle pas, il nous semble qu'elle est latente dans sa pensée. Malheureusement Conn ne fournit pas d'indices qui pourraient confirmer cette distinction. Nous voudrions, quand à nous, repérer quelques uns de ces indices.

Tournons-nous d'abord vers la conversion intellectuelle. En regardant de près ce que Lonergan nous en dit, nous remarquons une double présentation. D'une part, nous avons vu que "la conversion intellectuelle consiste en une clarification radicale et, conséquemment, en une élimination d'un mythe extrêmement tenace et fallacieux concernant la réalité, l'objectivité et la connaissance humaine"8. D'autre part, Lonergan affirme que "la conversion intellectuelle se vit à l'égard de la vérité atteinte quand le sujet se dépasse dans l'ordre de la connaissance"9. Dans cette deuxième présentation, la conversion intellectuelle consiste dans l'orientation vers la vérité, et donc dans la fidélité aux exigences de l'intentionnalité consciente, au dépassement de soi au plan cognitif. Nous remarquons la différence d'accent entre des deux points de vue. Le premier présuppose une clarification radicale, et donc une véritable initiation philosophique. Le deuxième ne présuppose que la fidélité vécue au dépassement de soi cognitif et est ainsi à la portée de l'homme "ordinaire". Dans le premier cas, la conversion serait explicite, dans le deuxième cas, elle serait implicite. On peut alors se demander: comment situer l'un par rapport à l'autre? Dans Collection Lonergan écrit:

Dans la façon dont elle est réalisée, l'ouverture (de l'esprit humain) possède un autre aspect qui a trait à l'objet, le νοησις, la pensée pensée. Car le pur désir (de connaître), s'il veut se déployer complètement, s'il veut dominer la conscience, a besoin non seulement de préceptes, de méthodes et de critiques, mais également d'une conception de notre connaissance et de la réalité que cette connaissance peut atteindre.10

Lonergan insiste donc non seulement sur la fidélité au pur désir de connaître, sur l'ouverture spontanée de l'esprit humain sur l'être, mais également sur une théorie cognitive adéquate et sur une métaphysique. Et dans Philosophy of God, and Theology il explicite la raison de l'importance d'une telle théorie:

À moins que les gens aient reçu une initiation philosophique -et même là les résultats ne sont pas sûrs - ils ne prennent pas conscience de la distinction entre le monde de l'enfant, le monde de l'immédiateté, et le monde de l'adulte, le monde médiatisé par la signification.11

Ainsi la conversion intellectuelle implicite, l'orientation simplement vécue vers la vérité, est une véritable conversion, un véritable dépassement de soi au plan cognitif. Mais cette orientation est fragile sans une théorie cognitive adéquate, elle est incapable de faire face aux déviations du sens commun et aux assauts du mythe cognitif.

Il en est de même de la conversion morale. Comme nous l'avons vu, cette conversion présuppose "ce moment existentiel où nous découvrons pour nous-mêmes que nos choix nous affectent autant que les objets choisis ou rejetés et qu'il revient à chacun de décider par lui-même ce qu'il fera de lui-même"12. D'autre part, Lonergan affirme que "la conversion morale se vit à l'égard des valeurs perçues, affirmées et réalisées quand le sujet se dépasse dans la réalité"13. Dans ce cas, la conversion consiste en une orientation vers les valeurs au plan de la connaissance et de l'action, dans un dépassement de soi dans la réalité, même si la personne n'a pas fait l'expérience du moment existentiel. Lonergan lui-même fait cette distinction quand il écrit:

La liberté verticale est celle dont l'exercice consiste à choisir une telle option et l'horizon correspondant. Cette liberté verticale s'exerce implicitement lorsqu'on répond positivement aux motifs qui acheminent vers une authenticité toujours plus grande, ou lorsqu'on méconnaît, au contraire, ces motifs et qu'on se laisse glisser vers une identité de moins en moins authentique. Et cette même liberté verticale s'exerce explicitement lorsqu'on répond à la notion transcendantale de valeur en déterminant ce qu'il serait valable et approprié de faire pour soi-même et ce qu'il serait valable et approprié de faire pour son prochain.14

Nous aurions donc une conversion morale implicite lorsqu'une personne serait orientée vers les valeurs, tandis que celle que nous avons présentée au cours du mémoire serait une conversion explicite.

Nous pouvons faire la même distinction en ce qui concerne la conversion religieuse. Comment avons-nous présenté cette conversion? Nous avons dit que la conversion religieuse "consiste à se mettre à aimer d'un amour transmondain"15. Mais, en explicitant le processus de cette conversion, nous avons dit que la décision d'accueillir l'horizon marqué par la perception de la valeur transcendante présupposait l'objectivation de l'orientation vers le mystère transcendant. Lonergan écrit:

Puisque cet élan (l'élan illimité qui nous pousse à nous dépasser nous-même) est celui de l'intelligence vers l'intelligible, de la raison vers le vrai et le réel, de la liberté et la responsabilité vers le vrai bien, l'expérience que cet élan est comblé, avec l'absence de restriction qui le caractérise, peut être objectivée comme la manifestation voilée d'une intelligence et d'une intelligibilité absolue, d'une vérité et d'une réalité, d'une bonté et d'une sainteté également absolue. À la faveur de cette objectivation, la question de Dieu réapparalt sous une forme nouvelle. À cette étape, en effet, c'est d'abord une question de décision: Vais-je l'aimer en retour, ou vais-je refuser? Vais-je vivre le don de son amour, ou vais-je reculer, me détourner, m'esquiver?16

Ainsi la conversion religieuse dont nous avons précisé le processus serait une conversion explicite. Par ailleurs, dans la mesure où cette objectivation n'a pas lieu, la conversion demeure implicite: la personne est habitée par un être-en-amour, vit concrètement une certaine fidélité aux appels intérieurs de l'amour sans limite, est orientée vers le mystère transcendant. N'est-ce pas à cette conversion implicite que réfère Lonergan lorsqu'il écrit:

Une personne peut avoir les idées confuses. Si elle nie l'existence de Dieu parce qu'elle ne peut le prouver, ou parce qu' elle juge insatisfaisante la notion de Dieu qu'on lui a présentée et veut se rebeller contre elle, elle peut être ce que Rahner appelle un "chrétien anonyme", une personne qui se trouve en état de grâce mais qui ne s'exprime pas de la façon dont s'exprime habituellement les gens en état de grâce. En d'autres termes, le don de Dieu de son amour n'est que cela. Il entraîne une transformation de vie, mais plus dans l'ordre de l'action que dans l'ordre de la connaissance intellectuelle.17

C'est également une conversion implicite que suggère le passage suivant:

Mais tout comme on peut être un grand scientifique sans avoir plus que des notions très vagues à propos de ses propres opérations intentionnelles et conscientes, de même une personne peut avoir de la maturité au plan religieux et devoir pourtant se rappeler sa vie passée et en examiner les événements et les traits religieux, pour parvenir à y discerner une direction, une orientation, un appel et un mouvement vers la dimension transmondaine.18

Notons que dans le cas d'une conversion implicite comme dans le cas d'une conversion explicite nous avons une même orientation, mais l'une est simplement vécue, l'autre est connue et assumée de manière personnelle. Ainsi la première semble plus rare, car elle exige plusieurs conditions. Chez la majorité des gens, l'orientation fondamentale demeure implicite. C'est du moins ce que suggère ce texte:

Une décision délibérée affectant l'horizon de quelqu'un constitue une réalisation remarquable. La plupart des gens, en effet, se laissent dériver vers un horizon communément accepté, sans se rendre compte qu'il existe un grand nombre d'horizons. Ne faisant pas usage de leur liberté verticale, ils n'abandonnent pas l'horizon dont ils héritent, pour passer à un autre dont ils auraient découvert la supériorité.19

Le cas peut se présenter pour une personne née dans la tradition chrétienne. Ceci nous pousse à penser que l'une des tâches de l'apologète aujourd'hui pourrait être de faire passer une orientation implicite à l'état explicite, d'aider les gens à faire d'une orientation simplement vécue un choix libre et personnel.

Nous voudrions maintenant émettre quelques réflexions critiques sur certains commentaires parus récemment et concernant la conversion chez Lonergan. Tout d'abord, E.L. Mascal, lors d'une conférence donnée à l'Université Gonzaga20, affirme en se référant à Lonergan:

Dans ces huit sentiers (que sont les diverses fonctions de la théologie), les trois conversions jouent un rôle crucial: la conversion intellectuelle se situe parmi les fonctions de la théologie entre l'interprétation et l'histoire, qui marquent la transition de la conceptualisation au jugement; les conversions morale et religieuse concernent les niveaux supérieurs que sont l'histoire, la dialectique, l'explicitation des fondements, et plus particulièrement ce sommet où on passe de la théologie médiatisante à la théologie médiatisée.21

Nous ne voyons pas sur quel texte de Lonergan Mascall peut se baser pour situer la conversion intellectuelle entre l'interprétation et l'histoire, et pour confiner les conversions morale et religieuse à l'histoire, la dialectique et l'explicitation des fondements. En premier lieu, les conversions ne constituent pas une fonction de la théologie; elles concernent la réalité concrète du théologien avant même qu'il se lance en théologie. En deuxième lieu, toutes les fonctions de la théologie présupposent les troistypes de conversion. Bien sûr quelqu'un peut faire de l'exégèse ou de l'histoire sans être converti. Mais toute une sphère de la réalité lui échappera: il ne peut saisir les paroles qui se réfèrent à un horizon issu de la conversion. Même l'archéologue qui part à la recherche de données a besoin de conversion: on trouve que ce qu'on veut bien trouver, et on a très peu d'aptitude pour repérer ce qu'on refuse d'admettre.

Philip P. Mueller a publié un article intitulé: Lonergan's Theory of Religious Experience22. Il y reproche à Lonergan de faire violence aux données que nous avons sur l'expérience religieuse en les obligeant à s'ajuster à un moule unique (p. 247): Lonergan ne tiendrait pas assez compte de la diversité des expériences religieuses car celles-ci ne semblent pas toutes se réduire à un être-en-amour et à une orientation vers le mystère transcendant (p. 248). Mueller souhaite alors que Lonergan se familiarise davantage avec les données des sciences de la religion. Nous voudrions simplement répondre à cette critique de Mueller en soulignant que Lonergan fait oeuvre de philosophe de la religion et non pas de spécialiste des sciences religieuses, et que ce qu il propose est un modèle et non pas une description de la réalité ou une théorie sur les conversions vécues concrètement. Lonergan admet la très grande diversité des expériences religieuses, mais celles-ci proviennent de la combinaison d'un ensemble de facteurs comme la situation psychologique, sociale et culturelle, et comme le refus de se dépasser soi-même; elles ne mettent pas en cause l'élément au coeur de toute expérience religieuse, l'être-en-amour. Si celui-ci est absent chez une personne, on ne peut plus parler d'expérience religieuse.

Mueller reproche également à Lonergan de n'intégrer qu'un type d'expérience religieuse, celle qu'il qualifie d'expérience relationnelle (p. 247), et de ne pas tenir compte de celle qu'on trouve dans le védisme, l'hindouisme, le Zen ou le monisme mystique, qui ne cadrent pas avec le modèle relationnel et qui cherchent l'identité suprême (p. 248). Nous voudrions simplement mettre en doute le fait que Lonergan définirait l'expérience religieuse d'après le modèle d'une relation sujet-objet comme le conçoit Mueller. Pour celui-ci, le fait semble assuré; il écrit:

Lonergan conçoit l'expérience religieuse comme une forme d'intentionnalité consciente. La religion, dès lors, est une relation, et l'expérience religieuse est une expérience de relation.23

Ceci nous semble inexact: Lonergan ne conçoit pas l'expérience comme une forme d'intentionnalité consciente. L'amour religieux qui habite la personne n'est pas le produit de l'intentionnalité consciente, mais relève d'un don gratuit. Lonergan prend soin de souligner que cet amour appartient au monde de l'immédiateté, et dans la mesure où il appartient à ce monde, il n'est pas l'objet d'une visée de l'intentionnalité consciente. Lonergan écrit: "Selon ce que j'ai appelé la signification première du mot Dieu, Celui-ci n'est pas un objet"24. L'intervention de l'intentionnalité consciente est ultérieure. C'est ainsi que les mystiques peuvent s'écarter de cette activité intentionnelle pour simplement s'unir complètement à l'amour qui les habite; dès lors les mots et les pensées, les images et les symboles perdent leur importance et même disparaissent.25

Terminons avec une communication de Charles Curran faite à l'occasion du congrès de Floride sur la pensée de Lonergan, en 1970, et intitulée: Christian Conversion in the Writings of Bernard Lonergan26. Comme le lecteur l'aura remarqué, ceci semble contredire ce que avons dit sur la conversion chrétienne chez Lonergan. Regardons de près l'exposé de Curran. Celui-ci affirme que, pour l'auteur d'Insight, il existerait une conversion chrétienne:

Lonergan considère spécifiquement les questions liées à la conversion chrétienneen deux endroits différents, dans le dernier chapitre d'Insight et dans les thèses qui concluent son De Verbo Incarnato où il développe sa théologie de la rédemption. Même Si son point de départ et sa perspective diffèrent dans l'un et l'autre, Lonergan envisage la question de la conversion chrétienne en rapport avec le problème du péché et du mal.27

La conversion chrétienne provient donc de l'intervention salvifique de Dieu dans l'histoire: elle est liée au don de la grâce, une grâce qui est à la fois sanans et elevans. C'est pourquoi le chapitre XX d'Insight se référerait à la conversion chrétienne:

Même si Lonergan mentionne le problème du mal à la fin du chapitre XVIII sur l'éthique, il ne propose pas de solution à ce problème avant ses considérations sur la transcendance spéciale qui peut correspondre à sa compréhension de la conversion chrétienne.28

Dans ce contexte, que désigne la conversion religieuse? Curran répond:

Le chapitre XVIII traite de la conversion morale et de l'éthique en parlant de conscience rationnelle de soi; le chapitre XIX développe la conversion religieuse en parlant de la transcendance générale, même si la majeure partie du chapitre ne fait qu'expliciter les arguments de Lonergan sur l'existence de Dieu.29

La conversion religieuse désignerait donc l'orientation vers Dieu dont l'homme est naturellement capable.

Il faut avouer que la pensée de Lonergan sur le sujet a été longtemps flottante. Cependant, si nous considérons les chapitres XIX et XX d'Insight, nous devons reconnaître que l'expression conversion religieuse ou conversion chrétienne ne s'y trouve pas. Et surtout, en tenant compte des écrits récents, il est maintenant clair que l'intervention salvifique de Dieu dont parle le chapitre XX d'lnsight se réfère à une conversion religieuse, et que le chapitre XIX doit se situer en théologie, i.e. dans un contexte de grâce30. Curran lui-même perçoit la difficulté de distinguer entre conversion religieuse et conversion chrétienne:

Dans ses écrits récents, Lonergan lui-même semble indiquer qu'il existe peu de différence entre la conversion chrétienne et la conversion religieuse. Dans un essai intitulé: The Future of Christianity, il développe sous le titre de conversion religieuse beaucoup de points similaires à ceux que, dans Insight et dans le De Verbo Incarnato, il a mis en relation avec la conversion chrétienne.31

C'est ainsi que les quatre types de conversion, fermement établis au début de son article, perdent peu à peu leur relief lorsque Curran envisage les écrits récents de Lonergan:

Une perspective théologique aurait tendance à voir la conversion morale, religieuse et chrétienne comme intimement unies et embrassant l'ensemble du phénomène religieux. Dans ses écrits récents, Lonergan lui-même voit une similarité très grande entre la conversion chrétienne et la conversion religieuse à tel point que plusieurs personnes pourraient se demander où se trouve la différence entre les deux.32

Et Curran termine ainsi son exposé:

Si Lonergan continue à accentuer le caractère radical de la conversion et à rapprocher encore davantage la conversion religieuse et la conversion chrétienne, il doit alors admettre que l'ordre réel des choses comprend seulement deux types de conversion, la conversion intellectuelle et ce qu'il a appelé la conversion existentielle avec ses aspects moral, religieux et chrétien.33

L'exposé de Curran porte la marque de la période à laquelle il a été donné. S'il avait à le reprendre aujourd'hui, surtout après la publication de Method in Theology, nous sommes sûr qu'il ne reprendrait plus sa distinction entre conversion religieuse et conversion chrétienne et que, par contre, il distinguerait mieux entre conversion morale et conversion religieuse.

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1 Method..., p. 131.

2 Ibid., p. 108-109.

3 Ibid., p. 284-285.

4 Voir Walter Conn, "Bernard Lonergan's Analysis of Conversion", Angelicum 53(1976), 391-398.

5 Method..., p. 241-242.

6 Ibid., p. 243.

7 La ligne de partage qu'établit Conn entre ce qui est implicite et ce qui est explicite nous semble discutable. Par exemple, il fait reposer la distinction entre une conversion intellectuelle implicite et une conversion intellectuelle explicite sur la distinction entre une formulation non technique et une formulation technique du sujet comme source de significations et de valeurs, et comme fondement de l'objectivité (p. 396-397). Ceci l'oblige à reléguer tous ceux qui vivent une certaine fidélité au dépassement de soi au plan cognitif, même s'ils n'ont pas la moindre idée qu'ils sont sources des significations et des valeurs, au rang des non-convertis. Pourquoi ne pas plutôt se baser sur la distinction entre ce qui est simplement vécu et ce qui thématisé? L'oeuvre de Lonergan ne consiste-t-elle à objectiver le dynamisme naturel de l'esprit humain et à permettre une décision explicite de fidélité à ce dynamisme?

8 Method..., p. 238.

9 Ibid., p. 241.

10 Collection, p. 199.

11 Philosophy of God..., p. 25. Nous remarquons également cette double présentation de la conversion intellectuelle chez David Tracy. Il écrit: "Il peut être bon de se rappeler que Lonergan localise les conditions de possiblité de ce tournant (le tournant méthodologique en théologie) dans le dépassement cognitif de soi, qu'on peut appeler à juste titre conversion intellectuelle. C'est une véritable conversion et non simplement un développement, car il exige qu'on s'arrache radicalement à ce qui est expérimenté, senti, imaginé ou conçu et qu'on se tourne vers ce qui est affirmé de manière rationnelle être vrai (The Achievement of Bernard Lonergan, p. 231). Par contre, il écrit dans un autre passage: "C'est seulement au niveau de cette "percée" où il affirme qu'il est un sujet connaissant que le sujet est prêt à donner les directives dont il a besoin pour arriver à une métaphysique explicite. Il peut tout d'abord réorienter son sens commun et sa connnaissance scientifique à la lumière des notions d'être et d'objectivité qui viennent de sa propre affirmation de ce qu'il est. Il sait alors quand et dans quelle mesure on peut faire confiance au sens commun et quand on ne le peut pas, car il sait que le polymorphisme de sa propre conscience peut engendrer des déviations dramatiques, individuelles, collectives et générales dont les exigences aberrantes ne permettent pas un développement authentique de l'intellect (The Achievement..., p. 156-157).

12 Method..., p. 240.

13 Ibid., p. 241.

14 Method..., p. 40.

15 Ibid., p. 240.

16 Ibid., p. 115-116.

17 Philosophy of God..., p. 36.

18 Method..., p. 290.

19 Ibid., p. 269.

20 E.L. Mascall, Nature and Supernature, London, Darton, Longman & Todd, 1976.

21 Ibid., p. 13.

22 Philip J. Mueller, "Lonergan's Theory of Religious Experience", Eglise et Théologie, 7(1976), 235-251.

23 P. Mueller, art. cit., p. 247.

24 Method..., p. 342.

25 Ibid., p. 112.

26 Charles E. Curran, "Christian Conversion in the Writings of Bernard Lonergan", Foundations of Theology, ed. by Philip McShane, Dublin, Gill and MacMillan, 1971, p. 41-59.

27 Curran, art. cit., p. 46.

28 Ibid., p. 55.

29 Ibid., p. 54.

30 Voir A Second..., p. 224-225, 277. Voir aussi Philosophy of God, and Theology.

31 Curran, art. cit., p. 54.

32 Curran, art. cit., p. 55.

33 Ibid., p. 59.